Comprendre pour mieux prévenir
Par Nathalie Jauvin et Isabelle Feillou – 1er avril 2023
Les soignants exercent un travail marqué par une charge émotionnelle élevée. Ce texte présente différents facteurs qui contribuent à celle-ci. On y aborde également quelques pistes de prévention à envisager, notamment la reconnaissance même de l’existence de cette charge émotionnelle et des impacts possibles chez le personnel soignant.
Les soignants exercent des métiers où la relation occupe une place centrale. Au quotidien, ils côtoient des personnes qui bénéficient de soins et de services ainsi que leurs proches, leurs coéquipiers et leurs supérieurs. Ces relations ne sont pas banales. Elles se tissent dans des contextes souvent marqués par la souffrance physique ou psychologique des personnes qu’ils accompagnent. Quand ces relations sont positives, marquées par la reconnaissance des supérieurs, des collègues et de la clientèle, elles s’avèrent très nourrissantes pour le soignant. Mais quand ce n’est pas le cas, elles peuvent au contraire engendrer de la souffrance. En effet, bien que les soignants trouvent a priori beaucoup de sens dans leur travail, qu’ils sont pour la plupart intrinsèquement nourris par la possibilité de faire la différence pour les personnes qu’ils accompagnent, leurs conditions d’exercice de leur travail deviennent parfois si lourdes qu’ils ne parviennent plus à ressentir cette satisfaction découlant de prendre soin des autres.
Plusieurs penseront que ces soignants ont choisi des métiers émotionnellement exigeants et qu’ils devraient nécessairement être capables de faire face aux enjeux liés à la nature du travail qu’ils exercent parce que c’est le métier. Mais force est de constater que lorsque les conditions d’exercice du travail sont particulièrement lourdes et que la charge émotionnelle à laquelle ils sont exposés explose, cela peut porter atteinte à leur santé. Plutôt que de tenter de fermer les yeux sur cette réalité, il convient de travailler à élaborer des stratégies de prévention appropriées permettant aux travailleurs de continuer d’exercer leur travail tout en maintenant une bonne santé, tant physique que psychologique.
Un contexte pandémique qui a exacerbé ces risques, notamment la charge émotionnelle sur laquelle on n’insistait que peu jusqu’ici.
On sait que les travailleurs de la santé québécois, particulièrement les femmes (Tissot et al, 2021), sont déjà exposés à un ensemble de risques psychosociaux du travail pouvant générer des effets délétères sur leur santé. Cependant, jusqu’ici, on n’avait que très peu abordé la question plus spécifique de la charge émotionnelle vécue au travail. Mais l’arrivée de la pandémie de COVID-19 a fait en sorte de sensibiliser tant des chercheurs que des acteurs du terrain autour de cette question. En effet, alors que cette charge émotionnelle était peu abordée, voire tabou dans certains milieux, la crise liée à la COVID-19 a permis de mieux cerner un phénomène déjà présent, mais prenant des proportions encore plus grandes, soit l’exposition à une charge émotionnelle particulièrement élevée chez les soignants (Jauvin et Feillou, 2021).
Que veut-on dire par charge émotionnelle?
La charge émotionnelle au travail peut être définie comme étant le fardeau, le poids des états subjectifs intenses que vit une personne étant donné ses rôles au travail, ses missions, les choses ou les personnes dont elle a la responsabilité au travail (Hellemans, 2014). La forme de charge émotionnelle à laquelle nous nous intéressons particulièrement est celle que qualifie Hellemans (2014) de charge émotionnelle spécifique, puisqu’elle découle du fait que la nature même du travail des soignants demande une forte implication émotionnelle. Ces travailleurs sont en effet fréquemment confrontés aux émotions des personnes qu’ils accompagnent ce qui fait en sorte que pour accomplir leur travail, ils doivent utiliser leur propre émotivité.
Cette charge émotionnelle est donc en partie attribuable à la nature même du travail, un travail du prendre soin (care), mais elle peut être exacerbée par des conditions de travail qui l’amplifient (ex. : l’incapacité de répondre aux exigences éthiques de la profession), le soignant n’arrivant plus à réaliser adéquatement le travail qu’il devrait d’emblée effectuer (le travail prescrit) et encore moins de le faire à la hauteur de ses propres attentes.
Qu’est-ce qui contribue à la charge émotionnelle chez les soignants?
Les travaux de recherche-action que nous avons menés jusqu’ici nous permettent d’arriver à mieux baliser ce qui contribue à la charge émotionnelle chez les soignants rencontrés. De plus, une recension des écrits en cours nous éclaire quant aux liens entre nos propres constats et ceux découlant d’autres recherches réalisées un peu partout dans le monde. Nous présentons ici, de façon succincte, ce qui semble tout particulièrement nourrir la charge émotionnelle des soignants en temps de pandémie, mais aussi en dehors des périodes de crise.
Un des facteurs qui revient régulièrement, tant sur le terrain que dans la littérature, c’est le fait d’avoir le sentiment de ne pas être en mesure de faire un travail de qualité, ce qu’Yves Clot (2010) qualifie de qualité empêchée. En effet, avoir le sentiment de ne pas bien faire son travail, de devoir par exemple tourner les coins ronds par manque de temps ou de moyens semble provoquer chez les soignants une pénibilité qu’ils expriment par exemple en disant qu’ils trouvent particulièrement difficile de retourner chez eux en ayant le sentiment de ne pas avoir bien fait leur travail.
Pour certains, cette charge émotionnelle est aussi attribuable au sentiment d’incompétence généré notamment par des situations de travail difficiles souvent caractérisées soit par le manque de formation appropriée, de moyens (ex. : manque de personnel ou d’équipements) ou de temps pour réaliser les tâches attendues. Plusieurs partagent également un sentiment de responsabilité face aux patients et ils peuvent éventuellement se sentir coupables parce qu’ils n’ont pas personnellement réussi à offrir des soins qu’ils jugent adéquats aux personnes qu’ils accompagnent ou, encore, parce que leur institution ne réussit pas à donner des services adéquats à la clientèle.
Un autre facteur contributif à la charge émotionnelle serait le fait de vivre, dans le cadre de son travail, des dilemmes éthiques ou professionnels pouvant notamment provoquer de la dissonance émotionnelle chez les soignants. En effet, le sentiment d’être contraint, en raison du contexte de travail réel, de poser (ou de ne pas poser) des gestes ou de prendre ou d’appliquer des décisions qui entrent en confrontation avec la façon dont le travail devrait se faire selon les règles de l’art, peut résulter en une charge émotionnelle plus lourde que celle qui vient d’emblée avec le métier.
L’exposition à des situations traumatisantes qui s’est accentuée au plus fort de la pandémie peut aussi contribuer à accroître la charge émotionnelle. Il arrive en effet que des soignants soient exposés à des situations particulièrement traumatisantes ou à un cumul de situations traumatisantes qui accentuent la charge émotionnelle globale à laquelle ils sont soumis de façon plus habituelle. Ainsi, dans le contexte pandémique des situations telles que des pertes de vies dans des circonstances dramatiques ou des patients en fin de vie, isolés de leurs proches, ont contribué à alimenter une charge émotionnelle déjà élevée.
Les travaux que nous menons, tout comme la littérature consultée, nous permettent aussi de constater qu’un contexte de travail marqué par la dangerosité et la peur semble également contribuer à cette charge émotionnelle. En période pandémique, cette peur a surtout pris la forme de la crainte de contracter ou de propager la maladie, mais elle peut aussi se manifester, en tout temps, lorsque des personnes travaillent auprès de clientèles lourdes, imprévisibles ou atteintes de troubles de comportement. Cela se voit beaucoup, par exemple, chez les préposés aux bénéficiaires qui travaillent auprès de clientèles atteintes de troubles neurocognitifs sévères qui peuvent mettre en danger la santé physique ou psychologique du personnel.
Des pistes pour prévenir les effets de la charge émotionnelle chez les soignants
Comment est-il possible d’agir sur la forte charge émotionnelle à laquelle sont exposés les soignants ? Comme on peut bien s’en douter – et c’est ce que l’état des connaissances actuel nous confirme – il n’existe pas de réponse toute faite ou de méthode clé en main pour y parvenir. Toutefois, plusieurs principes semblent se dégager tant des expériences de recherche-action que nous menons dans les institutions de santé et de services sociaux que de la littérature. Ainsi, le premier ingrédient nécessaire à la prise en charge des enjeux liés à la présence d’une charge émotionnelle élevée est sans aucun doute la reconnaissance de celle-ci par l’organisation (Hellemans, 2014 Jauvin et al, 2019). Tant que l'onconsidère que cette charge spécifique est normale et qu’elle fait partie du travail, faibles sont les chances que l’organisation agisse de façon préventive. Et faibles aussi sont les chances que les soignants eux-mêmes nomment ces enjeux et cherchent des solutions, outre ce qu’ils peuvent mettre en place de façon individuelle (ex. : consultation d’un thérapeute, méditation, prise de congé, démission).
Une fois cette prise de conscience faite, un second ingrédient fondamental réside dans la participation des principales personnes concernées, les soignants, dans l’élaboration d’interventions préventives appropriées. Les soignants sont les experts de leur situation de travail et ils sont les mieux placés pour identifier des stratégies appropriées que pourraient mettre en place leurs établissements pour réduire l’exposition à la charge émotionnelle ou ses effets. Il pourrait s’agir, en amont, de donner accès à des formations sur la gestion des troubles de comportement, de créer des espaces d’échange pour discuter des situations complexes pouvant survenir (ex. : gestion de dilemmes éthiques), d’octroyer plus de temps pour prendre soin de clientèles plus lourdes ou encore de donner accès à des lieux conçus et aménagés pour favoriser les échanges et le soutien entre collègues. Cela dit, puisqu’il est impossible de retirer toute exposition à la charge émotionnelle, ces mêmes établissements pourraient également développer des modalités pouvant contribuer à réduire les effets de la charge émotionnelle élevée, en offrant par exemple des espaces de débriefing après la survenue d’évènements traumatisants, en offrant l’accès à des ressources de consultation spécialisées aux soignants, etc.
Enfin, il va de soi que la relation, qui comme nous l’avons déjà dit est au cœur du travail des soignants, peut se révéler un ingrédient fondamental des stratégies préventives. Le soutien des collègues et du supérieur, l’écoute et l’entraide qui caractérisent une équipe de travail bien soudée constituent des clés essentielles d’un parcours de prévention visant à agir sur la charge émotionnelle en soi ou sur ses effets. Le soutien social constitue en effet un rempart important à la santé psychologique et une culture de travail qui prend racine dans des relations saines et solides peut certainement contribuer à conserver la santé de soignants qui travaillent dans des contextes marqués par un travail émotionnellement exigeant.
La pandémie a accentué et mis à jour une caractéristique du travail des soignants qu'il convient de nommer et reconnaître. Il faudrait aussi étendre cette réflexion à d’autres groupes professionnels dont on parle moins (ex. : gestionnaires, personnel d’entretien, animateurs de loisir) qui peuvent, eux aussi, être exposés à une charge émotionnelle importante.
Références
Clot, Y. (2010). Le travail à cœur: pour en finir avec les risques psychosociaux, Paris, La découverte.
Hellemans, C. (2014). Charge émotionnelle. In P. P. Zawieja & F. Guarnieri (Eds.), Dictionnaire des risques psychosociaux (pp. 90-92). Paris: Seuil.
Tissot F, Jauvin N, Pelletier M, Vézina M. (2021). Les déterminants de la détresse psychologique liée au travail : résultats de l’Enquête québécoise sur la santé de la population, 2014- 2015. Institut national de santé publique du Québec.
Jauvin, N., Freeman, A., Côté, N., Biron, C., Duchesne, A., Allaire, É. (2019) Une démarche paritaire de prévention pour contrer les effets du travail émotionnellement exigeant dans les centres jeunesse. Montréal :IRSST. Collection Études et recherches (R-1042).
Jauvin, N, Feillou, I. (2021). Prendre le temps de reconnaître et de comprendre la charge émotionnelle chez les soignants : vers des pistes d’intervention en temps de pandémie. Les Cahiers francophones de soins palliatifs; 20 (2) : 23-30.
Nathalie Jauvin est chercheure et conseillère scientifique spécialisée au sein de l’équipe de prévention des risques psychosociaux du travail et de promotion de la santé des travailleurs à l’Institut national de santé publique du Québec. Elle s'intéresse à la santé mentale au travail et aux risques psychosociaux du travail.
Isabelle Feillou est professeure en ergonomie au département des relations industrielles de l’Université Laval et chercheure au CIRRIS. Elle s’intéresse au travail relationnel, notamment dans le réseau de la santé et à la conception d’environnements physiques ou organisationnels favorables à la santé du personnel.