Par Carole Chénard, Alain Dompierre et Annie Julien – 1er avril 2023
Il n’est pas facile d’identifier, comprendre, écouter et intervenir lorsqu’il est question de souffrance du soignant. Comme l’exprimait Jean Monbourquette (2009) : « nous sommes des guérisseurs blessés ». Et ces blessures plus ou moins profondes, récentes ou enfouies, peuvent parfois émerger à nouveau lorsque nous sommes en situation de travail. Prendre soin de soi et des autres demande une délicatesse, une tendresse, une attitude particulière. Dans cet article, nous vous présenterons des éléments de notre expérience terrain comme équipe de soutien psychosocial et spirituel de l’Institut universitaire de cardiologie et de pneumologie de Québec - Université Laval (IUCPQ).
Le mal-être au travail qui se transforme
Lors des premières vagues de la COVID-19, des situations d’impuissance, de multiples deuils et pertes, des déceptions, du doute et de l’inquiétude se sont ajoutés aux défis préexistants, pouvant être source d’anxiété, de frustration, de démotivation, de désengagement et d’épuisement. Au Québec, rappelons qu’entre 48 et 56% des travailleurs de la santé présentaient un niveau de détresse psychologique élevée lors de la deuxième vague et que cette détresse était principalement liée au travail1. Précisons que dans les enquêtes populationnelles, l’indicateur de détresse psychologique constitue un indicateur précoce d’atteinte à la santé mentale1.
Par la résilience des individus et des équipes, l’équilibre revient doucement, mais il demeure précaire. Alors que les activités ont repris en intensité, s’ajoutent aux autres problématiques des intolérances, des incivilités entre collègues qui doivent réapprendre à travailler ensemble en dépit des ressources et moyens limités et d’une normalité qui cherche à se définir. Nous sommes également témoins d’attitudes et comportements difficiles à gérer de la part des usagers et des proches, avec parfois plus de revendications et d’irrespect face aux règles dans milieux de soins. D’autres choix déchirants nous ont amenés à adapter nos règles pour des raisons humanitaires afin de permettre la présence inestimable de proches au chevet tout en offrant des soins sécuritaires à tous en matière de prévention des infections. C’est ainsi que l’équilibre entre la bienfaisance – soins dignes de fin de vie – et la non-malfaisance – soins sécuritaires – prenait son sens.
On y distingue des fragilités individuelles, mais aussi une forme de souffrance référant à des conflits de valeurs face aux choix déchirants qui se sont imposés. Certains modes de fonctionnement amènent aussi les travailleurs de la santé à négocier au quotidien des soins pour satisfaire aux critères de performance et d’efficacité organisationnelle alors que les capacités des individus et des équipes sont dépassées et que les ressources n’arrivent pas à soutenir la pression sociale d’offrir des soins à tous.
Lorsque l’on ne peut agir selon sa conscience morale et qu’on n’a aucun contrôle sur la situation, se développe ce qui est appelé la détresse morale. Malgré des efforts d’adaptation, si on arrive mal à identifier les sources externes à soi, ce mal-être peut évoluer en détresse psychologique et en trouble de santé mentale. En réponse à la détresse morale, on peut favoriser l’émergence de la résilience morale, réponse positive à cette détresse où l’on déplace le centre d'attention de la négativité et du désespoir vers les solutions possibles et la croissance. Selon docteure Janet Delgado (2021), la résilience morale a besoin du support de la collectivité, de la société et des institutions pour se développer. Elle se construit, à travers un partage, en résilience collective, d’où l’importance de favoriser des lieux de dialogue et d’échange sur les difficultés et les défis rencontrés.
L’équipe de soutien psychosocial et spirituel de l’Institut : l’arrière-scène de la bienveillance
La pandémie de la COVID-19 a mis en avant-scène les soignants et tout le personnel de la santé dans un combat sans répit, bouleversant les repères personnels et professionnels. Au fil des mois, en dépit des blessures et déceptions, plusieurs ont pu trouver écho et réconfort auprès de ressources en soutien dont la pertinence se construit au quotidien. Comme un rempart face aux multiples formes de souffrance ou de mal-être psychologique au travail, les artisans de la bienveillance sont à l’œuvre. Nous vous partageons l’évolution de notre offre de soutien psychosocial et spirituel en réponse aux différents besoins exprimés durant les trois dernières années.
Premières vagues: Soutien et accompagnement en réponse aux besoins immédiats
Dès avril 2020, une première équipe a été constituée avec une dizaine de professionnels pour lesquels les activités principales étaient alors délestées : ergothérapeute, psychologue, travailleur social, physiothérapeute, thérapeute en réadaptation physique, technicienne en diététique, nutritionniste, intervenant en soins spirituels, orthophoniste et personnel des ressources humaines. Leur présence terrain et leur écoute ont été déterminantes pour l’évolution et la pluralité de notre offre de service vu leurs expertises variées.
Des tournées ont été initiées dans tous les secteurs –pas seulement clinique, mais aussi installations matérielles, entretien ménager, administration, cafétéria, centre de recherche, etc.– pour recueillir les besoins immédiats, faire connaître les nouveaux services, offrir une aide et référer le personnel à des ressources appropriées. Dans un court délai, un éventail important d’outils et de ressources destinés aux gestionnaires et aux employés ont été élaborés et communiqués à tous via le site Internet de l’institut.
Les vagues successives de COVID-19 ont obligé des membres de notre équipe de soutien à reprendre leurs fonctions habituelles tout en répondant aux besoins du personnel, ce qui rendait précaire l’offre de soutien. Le recrutement d’une intervenante à temps plein en février 2021 a constitué un autre jalon déterminant pour stabiliser nos services. Soulignons le rôle central des gestionnaires dans le repérage d’individus et l’orientation de nos interventions. À la lumière des informations recueillies sur les caractéristiques du milieu de travail, nous pouvions proposer des rencontres individuelles ou de groupe (groupe de parole et thématiques), offrant indirectement un soutien aux gestionnaires aux prises avec de multiples situations nouvelles et complexes à gérer.
Nouvelles vagues: nouveau positionnement
Pour l’institut, le bilan des premières vagues de COVID-19 apportait un éclairage sur le positionnement du service de soutien psychosocial et spirituel vu les besoins en émergence. L’essoufflement des ressources et les besoins des gestionnaires dans l’accompagnement de leurs employés se posaient comme des incontournables.
Dans un premier temps, la nouvelle stratégie a priorisé le soutien aux gestionnaires. L’objectif visait et demeure de les outiller et les habiliter à prendre soin d’eux-mêmes, à préserver leur santé mentale, tout en maintenant le soutien qu’ils s’offrent entre eux et qu’ils donnent à autrui. La bienveillance s’est imposée comme ancrage à nos actions. Plusieurs communications ont permis de souligner l’importance de la bienveillance envers soi d’abord, puis envers les autres.
Un réseau de soutien par les pairs: être complémentaire et solidaire
La stratégie ministérielle déployée au printemps 2021 a favorisé l’expansion de notre offre de soutien avec la création d’un réseau de premiers secours psychologiques2 chez le personnel et le soutien financier d’une personne-ressource dédiée au projet. À la fin de l’année 2022, soit moins d’un an après le lancement du réseau de soutien par les pairs, plus d’une centaine de personnes ont été formées. Ce qui a été au-delà de nos attentes. Notre stratégie actuelle est de poursuivre la promotion de la bienveillance par la voix de nos bienveilleurs. Pour ce faire, des formations et des outils ont été offerts, puis des activités de soutien, comme des réunions virtuelles ou des cafés-rencontres, pour maintenir la communauté émergente.
Une vision globale de la santé et sécurité psychologique au travail
Afin d’assurer une vision globale et ancrée de la santé et la sécurité psychologique de notre personnel, notre stratégie organisationnelle vise à intégrer les intervenants offrant les services liés au climat organisationnel et à la prévention ainsi qu’à la gestion de la présence au travail aux activités réalisées par l’équipe de soutien psychosocial et spirituel. Ainsi, les besoins personnels et professionnels peuvent être identifiés, pris en charge ou référés aux personnes de l’équipe concernée ou à des ressources externes (ex. : programme d’aide aux employés et à la famille (PAEF), ressources communautaires). L’équipe de soutien psychosocial et spirituel se voit elle-même soutenue par une équipe élargie d’intervenants des ressources humaines, sous la gouverne d’une même gestionnaire se relevant directement de la directrice des ressources humaines et des communications. L’équipe élargie se rencontre régulièrement pour partager des enjeux possibles de climat de travail, d’incident ou de changement organisationnel pouvant avoir un impact sur la santé mentale ou la mobilisation des équipes. Cet espace commun pour l’échange vise à être à l’affut des angles morts d’activités ou des projets en cours.
Approche participative pour comprendre et soigner le travail
Notre approche intégrant la santé et la sécurité au travail (SST), la qualité de vie au travail (QVT) et le soutien psychosocial et spirituel (SPS) prend en compte les facteurs organisationnels pouvant contribuer à la détresse ou agir à titre de facteur de protection à la santé mentale. Nos interventions sont alors organisationnelles et complémentaires aux interventions individuelles. Ces risques appelés risques psychosociaux au travail3 sont évalués par notre équipe de prévention au travail. L’intégration de ces facteurs favorise la compréhension de tensions et de souffrances dans les équipes. Suite au diagnostic réalisé, un espace est fourni au groupe de travail formé de quelques employés afin d’échanger sur des situations de travail problématiques et favoriser l’émergence de solutions et de collaborations comme on le ferait pour d’autres risques à la santé. L’objet d’analyse devient alors le travail, comme facteur de risque, mais aussi comme facteur de protection, de réalisation et source de fierté.
Les rapports sociaux révèlent souvent une incompréhension du travail et de la réalité de l’autre. Dans ce contexte, nos interventions nous amènent à proposer non seulement des outils à la gestion de conflits, mais des ateliers portant sur la reconnaissance, ses formes et l’expression de chacun sur ses attentes en termes de reconnaissance. Pour reconnaître, il faut connaître. Pour d’autres équipes, le gestionnaire et ses employés sont appelés à se doter d’une charte d’équipe, définissant ainsi les comportements attendus et des règles de travail afin de favoriser le soutien social et la fluidité des échanges. Nos expériences révèlent toute l’importance de l’engagement de la direction et du leadership des gestionnaires visés par les interventions. Face à la charge de travail élevée, nous tentons de saisir les dimensions, dont la charge émotionnelle exprimée lors de rapports avec les familles et usagers, des difficultés à exécuter leur travail vu les contraintes rencontrées (ex. : main-d’œuvre, outils, moyens).
Se donner l’espace et l’espoir
Que ce soit lors de la planification de groupes de parole ou des rencontres de groupes de travail, la difficulté de se réunir demeure un défi de taille compte tenu des enjeux de la disponibilité de la main-d’œuvre. De tels espaces pour libérer la parole et ainsi partager expériences et connaissances dans un esprit bienveillant et de solidarité apparaissent comme un besoin pouvant atténuer la perception de souffrance et offrant des occasions d’apprentissages, voire de guérison. C’est ce que tend à démontrer notre expérience limitée et pourtant prometteuse.
Ce fait soulève la possible fragilité de nos collectifs de travail submergés par les vagues successives de COVID-19 et devant se reconstruire individuellement et en équipe. Est-il possible que le peu d’occasions de débattre ensemble du travail pour s’entendre sur la qualité de soins et de services dans des espaces formels ou informels, faute de temps ou de légitimité, puisse contribuer à certains conflits ou souffrances nourrissant le désengagement et la désillusion? Selon Yves Clot (2015), psychologue du travail, le dialogue entourant le travail bien fait est gage de santé et d’efficacité au travail. Le stress créé chez le travailleur est souvent lié à un manque de ressources qui empêche de travailler correctement. C’est le travail qu’il faut alors soigner, et non seulement les travailleurs. Les échanges sur la qualité du travail et sur le sens de l’activité professionnelle permettent de trouver de nouvelles pistes de solutions. Voilà qui appelle à la dimension spirituelle du travail pour redonner du sens et retrouver l’espoir.
Références
Clot ,Yves. La Fonction psychologique du travail. Presses universitaires de France,2015.
Delgado J, et al. J Med Ethics 2021;47:374–382. doi:10.1136/medethics-2020-10676.
Monbourquette, Jean. Le Guérisseur blessé, Novalis, 2009.
Notes
1 Étude sur la détresse psychologique des travailleurs de la santé atteints de la Covid-19 au Québec durant la deuxième vague pandémique
https://www.inspq.qc.ca/sites/default/files/publications/3135-detresse-psychologique-travailleurs-sante-atteints-covid-19-deuxieme-vague.pdf
2 Formation « Devenir veilleur: prévention et premiers secours psychologiques » élaborée par le CHU de Québec – Université Laval, accessible au personnel du réseau de la santé, plateforme de l’ENA https://fcp.rtss.qc.ca/course/view.php?id=11364
3 Risques psychosociaux au travail « Facteurs qui sont liés à l’organisation du travail, aux pratiques de gestion, aux conditions d’emploi et aux relations sociales et qui augmentent la probabilité d’engendrer des effets néfastes sur la santé physique et psychologique des personnes exposées » https://www.inspq.qc.ca/risques-psychosociaux-du-travail-et-promotion-de-la-sante-des-travailleurs/risques-psychosociaux-du-travail
Carole Chénard est agente de prévention en amélioration continue à l’IUCPQ
Alain Dompierre est intervenant en soins spirituels à l’IUCPQ
Annie Julien est conseillère-cadre en éthique et partenariat à l’IUCPQ
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