Par Isabelle Bisson – 1er avril 2023
Les intervenants en soins spirituels du réseau de la santé à Québec sont en quête de reconnaissance. Cette reconnaissance est intimement liée à la question d’identité professionnelle qui peine à se fixer puisqu’elle fait référence à des anthropologies divergentes. Cette identité professionnelle ne s’exprime pas de manière univoque ni pour eux-mêmes ni par l’ensemble des institutions. Ils sont donc toujours confrontés aux mêmes questions : qui sommes-nous? Qui dit-on que nous sommes? Que voulons-nous être?
Après 18 ans à répondre aux mêmes interrogations des intervenants du monde de la santé et de la population qui nous demandent : « Qui êtes-vous? Que faites-vous? Êtes-vous des bénévoles? » À force de défendre notre place au sein des équipes, à se poser la question entre nous : « Qui dit-on que nous sommes et qui voulons-nous être? » Il était évident pour moi qu’il existait chez les intervenants en soins spirituels (ISS) une souffrance liée à l’absence de reconnaissance de notre rôle professionnel et que cette souffrance méritait qu’on s’y attarde. C’est pourquoi j’ai choisi d’en faire le sujet d’une recherche plus poussée dans le cadre d’une maîtrise en gestion des personnes en milieu de travail. Je vous partage ici, une partie de mes conclusions.
La reconnaissance étant très liée au concept d’identité et qui plus est à celui de l’identité professionnelle, j’ai exploré ces deux concepts et j’ai observé ce qu’en disaient les intervenants en soins spirituels de mon organisation.
La reconnaissance
Les témoignages et les observations recueillis lors de la recherche parlent du long chemin de deuils incontournables des ISS et des difficultés liées aux contextes organisationnels. Le deuil le plus important est celui qu’on ait régulièrement besoin de leur rôle ou de leur compétence. Les ISS parlent de leur besoin de reconnaissance; se sentir important, pertinent ou utile dans l’équipe multidisciplinaire et dans le plan de soins, se sentir exister à la hauteur des autres professionnels. Le deuil qui est le plus décapant est celui d’avoir une compétence solide en accompagnement spirituel et que cette compétence soit vécue par l’ISS et reconnue par les autres professionnels à l’horaire chargé de rendez-vous et qui se promènent avec tout leur savoir et leurs objectifs clairs.
Ils disent, dans leurs mots, la difficulté à nommer la valeur de leurs interventions, la reconnaissance qu’ils aimeraient gagner et ce qu’ils craignent de perdre.
Il y a des professions qui donnent un élan au système et qui permettent de faire rouler la machine, pas nous. La plupart des travailleurs de la santé sont essentiels, mais nous sommes une valeur ajoutée, mais non essentielle. L’hôpital va continuer de tourner s’il manque un ISS.
On n’est pas utile pour le système. Il y a un aspect inclassable dans notre rôle, notre profession. Il y a quelque chose qui nous raccroche toujours à notre passé. Mais nous ne sommes plus ça. On est à cheval sur des frontières. Notre objet n’est pas clair. En fait, on n’a pas d’objet; la spiritualité (n’est pas un objet sur lequel on peut agir). Le jour où on sera bien classé, bien défini, où on sera un engrenage fixe on aura perdu notre spécifique… On est des outsiders, on est dans la craque, dans la marge. […] Notre tentation, c’est de vouloir se montrer essentiel, mais en montrant qu’on est essentiel, est-ce qu’on ne perd pas notre âme (notre spécifique) ? Notre posture humble nous offre une liberté d’action, une disponibilité, une posture non menaçante pour le patient. La professionnalisation peut nous piéger.
En se professionnalisant, on a omis de vendre notre marginalité. On a voulu être comme les autres et on n’y arrive pas.
On veut rester des électrons libres, mais c’est peu compatible avec la culture de la reddition de compte constant du réseau de la santé.
Voulant être reconnus et compris des usagers et du réseau de la santé, au goût du jour, nous avons succombé à un piège […] nous avons cherché à être comme les autres professions, à se calquer sur les autres professions. On évalue des besoins, on aide la personne à puiser dans ses ressources spirituelles et à donner du sens. On travaille sur un enjeu ou un repère, on établit un plan de soins spirituels parce que nous faisons évidemment partie à part entière de l’équipe de soins professionnels.
Nous représentons une vision ternaire de l’humain et de la vie, percée et ouverte à la transcendance, qui repose sur l’expérience millénaire des humains qui nous ont précédés dans l’existence (…). Nous sommes donc des marginaux. À l’écart, anthropologiquement parlant, des autres professionnels et même de la société.
La reconnaissance organisationnelle, intra et interprofessionnelle
Sur le plan des institutions, la recherche mentionne la faible représentation d’une association en soins spirituels à l’échelle provinciale et l’absence, jusqu’à ce jour, d’orientations ministérielles qui guideraient les établissements de santé dans l’organisation plus harmonisée de leur service d’accompagnement spirituel. À cela s’ajoute l’absence de consensus à l’échelle provinciale à l’intérieur même de la profession, notamment sur la formation exigée pour devenir ISS et sur l’opérationnalisation de l’aspect non confessionnel des services d’accompagnement. De plus, bien que le religieux ait perdu ses lettres de noblesse, le spirituel est désormais reconnu comme une partie intégrante de l’humain et de nombreux professionnels de la santé s’y intéressent, s’outillent, réfléchissent et revendiquent une compétence pour réaliser des activités d’anamnèse, d’évaluation et d’intervention spirituelle traditionnellement dévolue aux aumôniers, puis animateurs de pastorale dont les ISS sont les héritiers. L’absence d’ordre professionnel pour cette catégorie de travailleurs de la santé est également vue comme un talon d’Achille par plusieurs intervenants qui vivent dans la peur de disparaître ou d’être remplacés.
La reconnaissance des compétences
Selon Cherblanc et Jobin (2013), la quête identitaire des ISS aurait débuté dans les années 1960 et depuis ils cherchent à se ménager une place pertinente et originale. Cette redéfinition du rôle, des tâches et des compétences des spécialistes du spirituel et de leur distinction des autres disciplines n’est pas terminée encore aujourd’hui. La question identitaire professionnelle qui se pose est : quelles sont les compétences et les connaissances indispensables à l’intervention professionnelle sur des questions spirituelles? Et dans un contexte où ils ne sont plus mandatés par les autorités religieuses et qu’ils n’ont pas non plus d’ordre professionnel on peut se demander: qui définit les compétences de l’intervention spirituelle ou du soin spirituel?
Cherblanc et Jobin (2013) constatent également qu’à travers leur quête identitaire, les ISS ont tendance à perdre leur spécifique au profit d’un langage biomédical dénaturant. Ils sont happés par la psychologie, ses concepts, sa rationalité et son langage. Ils se voient obligés de justifier leur travail auprès des administrateurs et de leurs collègues dans une logique biomédicale où les données probantes, les redditions de compte, les plans d’intervention, les notes au dossier, le bien-être et la guérison sont rois et reines. Ce faisant, le sujet spirituel devient un objet, un produit de la dimension psychique de l’humain, voire une création de son imagination et s’éloigne de la perspective ternaire (corps, âme, esprit) dont les ISS se réclament.
Une question d’identité
L’identité étant un processus de construction et de reconnaissance d’une définition de soi, à la fois satisfaisante pour le sujet lui-même et validée par les institutions qui l’encadrent et l’instaurent dans la vie de tous les jours (Demazière et Dubar, 1997), les ISS se retrouvent donc doublement perdant n’arrivant pas à déterminer leur identité puisqu’elle ne trouve de reconnaissance ni pour eux-mêmes de manière univoque ni par l’ensemble des institutions (ministère, association professionnelle, établissements de santé, etc.) ni même d’ailleurs pour la population qu’elle sert étant donné l’absence de cette profession en dehors du réseau de la santé. Et voilà que ces questions se posent à nouveau : alors qui sommes-nous? Qui dit-on que nous sommes? Que voulons-nous être?
L’identité en question
Ce qui semble faire commun accord chez les ISS c’est que l’accompagnement spirituel est un rôle humble et profond plutôt marginal et à contre-courant de la vision biopsychosociale de notre société où tout peut se mesurer, s’évaluer, s’objectiver et se guérir. Les ISS affirment écouter ailleurs que dans l’identité psychosociale de l’usager devant eux, ils s’efforcent de ne pas figer la personne dans une image qu’elle a d’elle-même. Ils leur redisent qu’elle est un sujet à part entière et non pas seulement un cas problème à qui il faut proposer des solutions.
Grondin (2009) pousse la réflexion sur la question identitaire plus loin.
L’aidant spirituel, en prétendant accompagner ce qui résiste à l’emprise du scientifico-vérifiable, défie une certaine conception de la rigueur professionnelle identifiée aux résultats observables des diagnostics, des pronostics, des plans de traitement ou des modèles d’intervention clinique. (…) S’il croit à la spécificité (…) de son apport au relèvement de l’humain souffrant, ne peut renoncer à promouvoir une anthropologie qui contestera tôt ou tard les prétentions à la suffisance des représentations binaires de l’humain, corps et psychisme (Grondin, 2009). Il devient donc, selon les mots de Grondin (2009) le gardien d’une place vide, celle d’un absent vers qui pointe le manque créateur de la condition humaine, le désir. Tout le contraire d’un professionnel à l’identité forte, bien campé et reconnu de tous.
Alors, qui souhaitons-nous être? Celui qui s’efface pour laisser toute la place à l’autre et à l’inédit, au mystère déjà à l’œuvre, à la transcendance? Cette posture d’accompagnement implique des renoncements, de nombreux deuils dont celui d’être quelqu’un aux yeux des autres.
En résumé et de manière imagée, je dirais que la souffrance des ISS est liée à une vision trouble du rôle de ceux-ci dans un contexte précis. Cette vision trouble vient d’une vision double. D’une part il y a la vision de l’humain en 2D (bio et psychosociale) bien occidentale partagée par tous. Elle décrit l’humain, le mesure, l’évalue, le fait tenir dans un dossier patient en 2D. De l’autre côté, il y a la vision anthropologique en 3D (biopsycho et spirituelle) que les ISS s’efforcent d’adopter auprès des personnes accompagnées. C’est une vision toute en perspective et en profondeur, dénuée de toute certitude et d’apriori. Ces deux visions ne partagent pas les mêmes normes et les mêmes valeurs, ne peuvent pas poursuivre les mêmes objectifs et utiliser les mêmes échelles de mesure. Comme la vision en 3D se situe en contradiction avec la vision la plus répandue, les ISS craignent d’être déclarés hérétiques par leurs collègues du réseau.
Une identité professionnelle fixe et homogène pour cette catégorie de travailleurs de la santé serait donc une illusion. Saboya (2008) nous rappelle que c’est par un bricolage identitaire ouvrant sur des constructions identitaires multiples que les composantes se modifient sans cesse, au fur et à mesure que se développent de nouvelles pratiques et de nouvelles expériences. L’identité du travailleur n’est jamais acquise une fois pour toutes et sa remise en question doit être permanente (Chavaroche, 2005). L’identité se construit sous le regard des autres et dans tous les types de rapport aux autres, ce qui la rend décentrée, inachevée et dynamique (Drouin-Hans, 2006). Il est donc pertinent de laisser cette question encore et toujours ouverte et de se penser en dehors des catégories sociales déterminées par une seule vision de l’humain.
En conclusion, la souffrance des ISS qui cherchent absolument à les faire reconnaître et s’intégrer d’office dans le plan de soins, le regard des autres et des institutions de santé, leur fait courir le risque de s’éloigner de leur sujet et de leur mission première. Car, disait un ISS,ce qui me permet de mieux rencontrer le patient qui a aussi perdu son image sociale et parfois même son identité personnelle, c’est de n’être pas quelqu’un parmi les professionnels. En tout cas, pas quelqu’un avec des objectifs clairs à atteindre ou des connaissances à transmettre et des compétences à faire valoir.
Références
Chavaroche, P. (2005), Psychopathologie de l’identité professionnelle, vie sociale et traitements, revue des CEMEA, 3 (87), 62-69
Cherblanc, J. et Jobin, G. (2013), L’intervention spirituelle dans les institutions sanitaires au Québec : vers une psychologisation du religieux? Archives des sciences sociales des religions (163), 39-62
Demazière, D. et Dubar, C. (1997), Analyser les entretiens biographiques : l’exemple des récits d’insertion, Paris, Nathan.
Drouin-Hans, A. M. (2006), Identité. Le télémaque, Presses universitaires de Caen, 1 (29), 17-26.
Grondin, C. (2009, 30 octobre), Réaction aux conférences de Michel Fromaget, [communication orale, document inédit] Colloque Écoute de l’Esprit : cœur et enjeu d’une profession.
Saboya, F. (2008), Analyse de pratiques et identité professionnelle, La nouvelle revue de l’adaptation et de la scolarisation, 41, 161-170
Isabelle Bisson est Intervenante en soins spirituels et coordonnatrice professionnelle au Centre Spiritualitésanté de la Capitale-Nationale. Elle est également coresponsable de la formation initiale des ISS en milieu de santé. Elle poursuit des études de deuxième cycle spécialisées en accompagnement spirituel. En 2022, elle a complété une maîtrise en gestion des personnes en milieu de travail dont le mémoire porte sur les cultures organisationnelles et l’identité professionnelle des intervenants en soins spirituels : perspective anthropologique.