Les médecins et l’aide médicale à mourir

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Difficultés rencontrées, stratégies développées et valeurs qui alimentent l’accompagnement




Par France Lacharité – 1er avril 2023

Cet article expose l’expérience vécue de médecins pratiquant l’aide médicale à mourir (AMM) mettant en lumière les valeurs, les défis et les stratégies que représente l’AMM dans leur pratique médicale. Les données proviennent d’un mémoire de maîtrise déposé au Centre d’études du religieux contemporain de l’Université de Sherbrooke en 2021.


À la base, la médecine est un art et une science. Le médecin porte le chapeau approprié selon le contexte dans lequel il se trouve. Sans vouloir négliger la part de la science en fin de vie, c’est dans la part de l’art que le médecin tente de trouver des clés et des outils pour répondre à la question : comment faire pour bien faire avec un patient qui n’en peut plus de cette souffrance qui s’éternise? Cela dit, travaillez dans des contextes de soins de fin de vie où le soignant regarde en face la souffrance de vivre et l’angoisse de la mort n’est pas facile existentiellement. Le malaise et l’impuissance sont parfois présents chez le médecin qui veut bien faire et soulager son patient. Hélas, il existe des situations cliniques où le médecin a beau défricher et chercher, il n’est pas capable de trouver les solutions appropriées au soulagement de son patient. On peut fournir des médicaments pour soulager la plupart des douleurs physiques, mais la pilule qui efface les traces de la souffrance existentielle chez le patient n’est pas encore disponible. On peut chercher dans les livres les solutions à la souffrance, mais parfois il n’y en a tout simplement pas. Cela dit, sur le terrain des soins de fin de vie, une nouvelle clé s’est ajoutée depuis décembre 2015, il s’agit de l’aide médicale à mourir (AMM).

Relativement à cette nouvelle clé, une étude a été conduite sur le territoire du CIUSSS de Laval concernant les objections de conscience des médecins sur l’AMM. Bien que les médecins soient en faveur du geste, ils ne sont pas prêts à l’administrer (Opatrny et Bouthillier, 2017). En fait, la portée existentielle de l’AMM peut mener certains médecins à se questionner sur le sens de cette pratique médicale en lien avec leurs valeurs et leurs croyances (Dumont, 2019). D’emblée, choisir d’intégrer l’AMM dans son curriculum professionnel ne va pas de soi surtout qu’il existe d’autres soins de fin de vie qui permettent un accompagnement pour le patient et sa famille. Avec ceci en tête, on peut se poser la question : qu’est-ce qui amène alors un médecin à vouloir l’intégrer dans sa pratique professionnelle? Quels sont les défis rencontrés et quelles stratégies sont déployées? Afin de répondre à ces questions, l’accent sera mis sur les valeurs des médecins et les difficultés qu’ils rencontrent. On s’appuiera sur des données générées à la suite d’un mémoire déposé en octobre 2021 au Centre d’études du religieux contemporain de l’Université de Sherbrooke (Lacharité, 2021). Après une brève description méthodologique, on explorera les valeurs, les défis et les stratégies que représente l’AMM dans leur pratique médicale. 
 

Méthodologie

Afin d’explorer l’AMM selon le point de vue des médecins, la méthode qualitative avec entretiens semi-directifs a été privilégiée. Ceci a permis de faire apparaître leurs valeurs ainsi que le sens donné au geste. Les entretiens ont été effectués entre septembre 2019 et janvier 2020, avant le retrait du critère de fin de vie prévisible comme condition d’admissibilité à l’AMM. Différents points au sujet du vécu du soignant face à l’administration de l’AMM ont été discutés. Deux thèmes principaux ont été abordés tout au long des entretiens : 

  1. l’expérience pratique du médecin (le nombre d’AMM réalisé, le déroulement du processus, la formation, etc.) ; 
  2. le sens donné à cette expérience (les valeurs associées à sa pratique, les outils employés pour donner un sens au geste, les moyens utilisés pour répondre aux difficultés, etc.). 


L’analyse des verbatim a été faite selon la théorisation ancrée basée sur les études de Paillé (1994) qui est un processus réflexif d’aller-retour entre le terrain et les résultats de chaque entrevue. L’étude était de type exploratoire et elle ne représente pas l’ensemble des points de vue des médecins pratiquant l’AMM.
 

Les valeurs, les défis et les stratégies

Soigner […] est une activité dont l’essence se situe dans l’unicité de la relation entre un patient et un soignant. La signification, le but et l’évolution de cette relation, qu’elle soit professionnelle comme dans la relation patient-médecin ou non, sont dépendants des connaissances ainsi que des valeurs de la personne malade et du soignant. […] Le comportement du patient ou du soignant par rapport à la souffrance, à la maladie ou à la mort, et sa vision de ces réalités sont ancrés dans sa vision du monde et dans ses valeurs, tout comme dans celles de la société dans laquelle il vit. (Grand’Maison, 2016.)


Les paragraphes qui suivent examineront les différentes valeurs qui amènent un médecin à planifier avec son patient l’heure de sa mort et les défis auxquels ils sont confrontés dans cette nouvelle pratique médicale. Trois valeurs ont émergé des entretiens: la liberté, la responsabilité et l’humanité. 

Il faut dire que l’intégration de l’AMM a été un processus réflexif pour plusieurs médecins. Même si aucun des médecins rencontrés n’avait d’objection de conscience, les soins palliatifs réussissaient déjà à soulager et à accompagner leurs patients. Plusieurs des participants ne voyaient pas leur rôle comme étant celui de hâter la mort. Ils avaient des craintes concernant la charge émotive associée au geste, le manque de formation, la peur d’être stigmatisés ainsi que la lourdeur administrative. La peur de manquer son coup était également évoquée. En dépit de leur réticence initiale, plusieurs éléments ont amené les médecins à réfléchir et à cheminer par rapport à son intégration dans leur pratique : patient connu depuis un certain temps, vouloir être cohérent avec ses valeurs ainsi que ses convictions et le mentorat personnalisé offert par le Groupe interdisciplinaire de soutien (GIS) à l’AMM.

Pour les participants rencontrés, ce qui différentie l’AMM des autres soins de fin de vie, c’est une mort choisie ; le processus est intense, demande de la rigueur et du temps. C’est également un soin extraordinaire dans le sens qu’il n’est pas commun et on ne veut pas qu’il le devienne. Les médecins vivent des émotions et admettent être plus fatigués sans aucune autre raison apparente les journées durant lesquelles ils pratiquent une AMM. Pour cette raison, certains participants préfèrent ne pas l’administrer lors des semaines de garde. Ils vont choisir de le faire en fin de journée ou à la fin de leur semaine de travail afin de pouvoir se concentrer sur un geste aussi significatif. Pendant l’AMM, certains médecins ont avoué avoir été secoués du contraste entre le moment où le patient est en vie et celui où il est livide. Un médecin a vécu des problèmes techniques lors des injections. Un autre médecin a eu les mains qui tremblent au point d’avoir eu de la difficulté à injecter les substances. Certains ont pleuré pendant et après l’administration. Malgré toutes ces expériences plus ou moins difficiles, les médecins ont affirmé que les émotions vécues ne laissaient pas de trace négative. C’était plutôt le contraire. Ils avaient tous le désir de continuer l’intégration de l’AMM dans leur pratique professionnelle. Ils étaient convaincus d’avoir fait la bonne chose pour le patient.

En ce qui a trait à la souffrance existentielle, la majorité des médecins rencontrés corroborent que les patients qui demandent l’AMM vivent majoritairement des souffrances psychologiques ou existentielles et qu’elles sont difficiles à évaluer. Ils sont conscients qu’ils n’ont pas toujours les compétences professionnelles pour l’évaluer et ils vont demander du support à d’autres professionnels ou au GIS. Cela dit, une des difficultés importantes qui a été rapportée est le rejet d’une demande d’un patient qui ne satisfait pas aux critères. Certains patients mettent de la pression afin d’amener le médecin à changer d’avis. Certaines réactions sont intenses. Un spécialiste qui a eu une mauvaise expérience avec un patient à qui il a refusé de pratiquer l'AMM a fait part de son inquiétude concernant l’élargissement des critères d’admissibilité aux patients n'étant pas en fin de vie. Au moment des entretiens, peu de ses patients se qualifiaient pour recevoir l'AMM. Par ailleurs, en modifiant le critère de fin de vie, plusieurs devenaient éligibles. Déjà très occupé avec son travail clinique, il craignait que les demandes d’AMM augmentent. 

D’une façon générale, plusieurs stratégies ont été utilisées afin de les aider dans leur cheminement (administrer l’AMM en dehors des heures régulières ou en fin de journée, mentorat, faire des rencontres post AMM, discuter avec les pairs, visualisation). Des stratégies plus identitaires ont également été utilisées : tourner la page facilement, vivre le moment présent et avoir la capacité de mettre de côté ses émotions afin de pouvoir continuer sa journée de travail. En somme, ce qui a émergé est que les convictions des médecins appuyées par les valeurs de liberté, de responsabilité et d’humanité les soutiennent dans l’accompagnement de l’ensemble des soins de fin de vie. L’AMM est une des trajectoires possibles. Les médecins accompagnent leurs patients en ayant plusieurs chemins en tête qui évoluent selon la trajectoire de maladie du patient. Ils n’opposent pas les soins palliatifs à l’AMM. C’est plutôt une nouvelle clé dans leur trousseau qui permet une libération d’un état de souffrance insupportable et pour lequel il n’y avait pas de solution avant décembre 2015. 

On peut conclure que les médecins font un choix d’agir selon une responsabilité éthique et un accompagnement humain. De plus, ils réussissent cet accompagnement malgré les défis qui peuvent surgir. Ils réussissent à aller puiser dans leurs ressources intérieures. Par ailleurs, même si les médecins sont satisfaits de l’intégration de l’AMM dans leur pratique professionnelle, ils ont admis qu’ils avaient des limites importantes quant aux critères d’admissibilité et les contextes dans lesquels ils acceptent de la pratiquer. Avec ceci en tête, il sera important de continuer d’observer ce qui se déroule concernant l’AMM. La Commission sur les soins de vie mentionne dans son rapport 2020-2021 que certains établissements avaient de la difficulté à recruter suffisamment de médecins pour l’administration de l’AMM. Également, elle nous a fait part de nouveaux profils plus complexes et difficiles à évaluer pour les prestataires de services qui se dessinent avec le retrait du critère de fin de vie prévisible. 

Les médecins rencontrés ont admis trouver difficile l’évaluation de la souffrance existentielle à des patients en fin de vie. Qu’en est-il de ces nouveaux cas plus complexes qui surgissent ? De plus, on a constaté que les participants éprouvaient un malaise face au possible élargissement des critères aux patients inaptes. Même si aucune question ne leur a été posée directement sur l’élargissement des critères à l’AMM, sept des dix participants ont mentionné leur crainte concernant l’élargissement aux patients inaptes. Selon les médecins rencontrés, provoquer la mort à un patient qui est conscient et qui réitère son intention juste avant l’AMM les aide à faire le geste. Même s’il est vrai que les médecins ont toujours la possibilité d’invoquer l’objection de conscience, qu’en sera-t-il s’il manque de médecins pour pratiquer le geste létal ? Y aura-t-il une pression supplémentaire de la part de l’administration, des patients et de leurs proches souvent épuisés d’accompagner le malade? Comme on l’a vu, son administration est chargée émotivement, demande du temps, de l’humanité et une responsabilité éthique importante de la part de celui qui la pratique. Il ne faut pas oublier ce que signifie l’AMM. C’est donner la mort à un patient qui souffre de manière insupportable. Est-ce que la société et les instances publiques sont conscientes de la teneur du geste et de ce qu’elles demandent à ces médecins? Un collectif Belge (Devos, 2019) fait état de la banalisation de l’euthanasie et de la pression exercée par les pairs, l’administration et leurs patients qui amènent une souffrance aux soignants. Avant d’élargir davantage les critères d’admissibilité à l’AMM, prenons le temps de consulter ceux qui offrent le service sur les enjeux qu’ils vivent et ainsi s’assurer de leur bien-être.
 

Références

Commission sur les soins de fin de vie, Rapport annuel d’activités du 1er avril 2020 au 31 mars 2021, Québec, Bibliothèque et Archives nationales du Québec, 1-72.

Devos, Timothy, Jacques Ricot, et Herman De Dijn. Euthanasie, l’envers du décor: Réflexions et expériences de soignants. Wavre, Mols; 2019.

Dumont, I., Maclure, J. Objection de conscience et aide médicale à mourir?: Une étude qualitative auprès de médecins québécois, Canadian Journal of Bioethics / Revue canadienne de bioéthique, 2019; 2 (2); 110  134.

Grand’Maison, P. et Proulx, J. Guérir est humain. Pour une prescription de la relation, Montréal, Médiaspaul; 2016.  

Lacharité F. Aide médicale à mourir: exploration des facteurs de sens qui émergent de l’expérience vécue des médecins administrant l’AMM, [Mémoire], Sherbrooke : Université de

Sherbrooke – Centre d’études du religieux contemporain; 2021  

Opatrny, L, Bouthillier, M-E. Décoder l’objection de conscience dans l’aide médicale à mourir. Premiers résultats d’une étude clinique. Le Spécialiste.  2017 ;19(4):36 40.

Paillé, Pierre. « L’analyse par théorisation ancrée ». Cahiers de recherche sociologique, no 23 (1994): 147 81.
 



France Lacharité est étudiante de 3e cycle au Centre d’études du religieux contemporain (CERC) qui étudie l’humanisation des soins de fin de vie, plus particulièrement l’aide médicale à mourir et les enjeux éthiques et existentiels que ce geste amène chez les soignants.


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