Par Madeleine Fortier – 1er avril 2023
L’usure de compassion peut toucher toutes les personnes très engagées dans l’aide aux autres et qui parfois s’oublient en chemin. Cet article, dans un objectif de sensibilisation et de prévention, explique ce qu’est l’usure de compassion, ses causes potentielles et présente quelques moyens de se protéger.
Qu’ils œuvrent auprès des proches aidants, des femmes en difficulté, des itinérants, des personnes handicapées, des jeunes, quelles que soient les personnes qu’ils aident, les intervenants sont essentiels dans notre société. Accompagner des gens vulnérables sans les juger, sans faire les choix à leur place, les aider à avancer sans les brusquer, avec empathie, les accueillir quand ils reculent pour qu’ils puissent reprendre leur élan…
Les intervenants prennent soin des autres, parfois sans limite, sans restriction. Ils ont à cœur de les aider à mieux vivre.
Mais prennent-ils vraiment soin d’eux-mêmes?
J’offre des formations sur l’usure de compassion depuis plusieurs années. Lorsque je présente des outils aux intervenants, ceux-ci s’exclament souvent : « Ah! Oui, cet outil va m’être très utile pour les personnes que j’aide! » Chaque fois, je dois leur rappeler que cet outil est conçu dans un premier temps pour les aider, eux. Car si on prend soin des autres, on doit d’abord être en mesure de prendre soin de soi!
L’empathie et la compassion
L’empathie est la capacité à ressentir et à se représenter les états affectifs et mentaux d’autrui et à y répondre avec cohérence. (Barbeau-Meunier, 2023)
La compassion, pour sa part, est une empathie profonde, le désir d’éliminer la souffrance.
Ce sont des éléments clés pour le maintien d’une société à visage humain où il est possible de vivre en harmonie. Mais si elles sont fort utiles et désirées, l’empathie et la compassion ne sont pas toujours une bénédiction pour ceux et celles qui en ont beaucoup et qui risquent de trop donner aux autres.
Nous devons garder une mesure, un équilibre. Si la société nous semble sombrer dans l’individualisme et l’égocentrisme, nous n’avons pas à nous seuls la mission d’en combler tous les manques.
Il ne s’agit pas de penser à soi uniquement, mais de ne pas oublier de penser à soi!
Penser à se garder fort et en santé nous permet de vivre et de continuer à faire ce que l’on aime, et c’est encore plus important si ce que l’on aime, c’est aider et accompagner!
L’usure de compassion
Être sensible aux problèmes psychologiques, émotionnels ou physiques d’autrui peut facilement conduire à une érosion des sentiments, de la résistance. À une usure de l’empathie. Plus encore, l’engagement total envers les autres peut faire en sorte que l’on se surinvestisse et qu’on s’oublie soi-même dans la relation, conduisant ainsi à une forme d’épuisement spécifique aux personnes aidant les autres : l’usure de compassion.
Le terme fatigue de compassion est aussi utilisé, mais le mot usure a une connotation visuelle beaucoup plus forte et plus proche de la réalité de cette lente érosion, de cette perte graduelle d’énergie émotionnelle et physique.
L’usure de compassion est une profonde érosion émotionnelle et physique qui prend place lorsque la personne qui aide n’est plus en mesure de se régénérer et de se ressourcer. (Fortier, 2018)
Le traumatisme vicariant, qui est parfois confondu avec l’usure de compassion, est plutôt une forme de traumatisme par imitation : des images récurrentes, négatives, des craintes occasionnées par les histoires de traumatismes qui nous sont racontées, qui viennent nous hanter et transforment notre vision du monde.
L’usure de compassion, pour sa part, est directement reliée au désir profond d’aider les autres et à un engagement excessif dans ce désir. L’intervenant se sent complètement épuisé, vidé, et peut développer à la fois un fort sentiment de responsabilité et d’impuissance. Ce sont là des symptômes fréquents.
L’usure de compassion ne s’accompagne pas de cauchemars, de réviviscences, les changements intérieurs sont plus insidieux, moins évidents, ce qui en fait un danger tout aussi grand que le traumatisme vicariant, mais plus difficile à discerner.
C’est pourquoi il faut en parler, il faut en reconnaître la réalité, il faut apprendre à s’en protéger et à en protéger les autres.
Quelles sont les conditions favorables à l’usure de compassion?
L’usure de compassion peut être favorisée par des causes ou facteurs de risques sur le plan personnel, professionnel, organisationnel et sociétal.
Sur le plan personnel, par exemple, les causes suivantes ont été plusieurs fois identifiées : la méconnaissance de soi, l’incapacité à dire non, la difficulté à établir une coupure entre la vie personnelle et la vie professionnelle.
Sur le plan professionnel : la difficulté de fixer ses limites, de demander de l’aide, le syndrome du sauveur, la lourdeur de la clientèle, le manque de ressources.
Sur le plan organisationnel, il est question entre autres d’attentes irréalistes, du manque de reconnaissance, d’une mauvaise organisation du travail, de relations toxiques.
Enfin, sur le plan sociétal, l’image de l’intervenant, les attentes par rapport à son rôle peuvent être des causes potentielles : accessibilité instantanée, déresponsabilisation, pression sociale pour trouver des solutions rapides, comme si l’intervenant avait une baguette magique qui lui permettrait de régler tous les problèmes sur le champ.
(…) la souffrance est interprétée comme un problème à solutionner pour une bonne adaptation à une société qui n’a d’autre visée qu’un fonctionnement efficace; les intervenants sont alors définis comme des techniciens de la résolution de problème. (Biron, 2006)
Comment s’en protéger?
Il est beaucoup trop facile d’affirmer qu’une personne souffre d’usure de compassion ou de tout autre forme de blessure psychologique parce qu’elle est fragile, vulnérable, que c’est donc à elle de prendre des mesures pour éviter de tomber dans ces problématiques, que c’est elle qui en porte le poids.
Mais en réalité, les responsabilités sont communes. Si on ne peut tout attendre des autres, on ne peut pas non plus tout faire seul.
Nous pouvons tous travailler sur nous-mêmes, par exemple, en redéfinissant notre rôle et nos limites, en cultivant l’autocompassion. Mais nous pouvons aussi travailler collectivement sur des causes professionnelles, organisationnelles et sociétales, avoir une influence positive sur notre milieu ainsi que sur l’image que les autres se font de nos interventions.
- Prendre conscience des changements qui peuvent s’opérer en soi et chez les autres : isolement, colère, sentiment de responsabilité exagéré.
- Prendre du temps pour soi, avoir des activités sans lien avec la relation d’aide ou simplement se permettre de ne rien faire;
- Participer à l’instauration d’un climat de travail positif par ses actions, en allant chercher des alliés, en cultivant la reconnaissance;
- Prendre des pauses, et lorsque c’est possible, des congés « préventifs »;
- Renouer avec la satisfaction de la compassion, le plaisir d’aider les autres;
- Parler avec collègues et patron; trouver ensemble des façons de se protéger mutuellement et d’avoir un milieu de travail sain;
- Parler de ce qu’on fait avec notre entourage, ne pas s’isoler;
- Amener les gens que l’on aide à mieux comprendre et apprécier notre rôle et ses limites.
Prendre soin de soi n’est pas quelque chose que nous réussissons à faire une fois pour toutes et pour lequel nous avons un diplôme que nous pouvons placer au mur. (Mathieu, 2011)
Prendre soin de soi, être vigilant par rapport à l’usure de compassion, pour soi et pour les autres, est un travail qui doit être fait en continu.
Lorsque nous aimons passionnément aider les autres, nous sommes tous susceptibles de souffrir d’usure de compassion à un moment ou un autre de notre vie.
Prenez soin de vous. Pensez à vous. Plus vous prendrez soin de vous, plus vous serez en mesure de continuer à aider les autres… sans vous brûler!
Le rôle des intervenants
Pour terminer, je voudrais citer ces belles paroles sur le rôle des intervenants :
Ils ne pourraient vivre et supporter ce quotidien, parfois très lourd, sans la passion qui les anime. Elle les fait s’enthousiasmer devant les efforts et la réussite des personnes en difficulté. Cette ferveur les pousse à créer et à entretenir une relation significative, la colonne vertébrale de leur intervention. Elle leur permet d’accepter les régressions inévitables et d’offrir leur soutien inconditionnel.
Aller vers l’autre requiert abnégation, oubli des certitudes. Accepter que les façons de faire de la clientèle soient différentes, tenter la chance de l’écouter et de l’accompagner dans une voie qui n’est pas nécessairement la voie formelle. (Chapleau, 2011)
Références
Barbeau-Meunier, Dr Charles-Antoine, cité par Elkouri Rima, Que reste-t-il de notre empathie? La Presse, éditions du 8 janvier 2023
Biron Lucie, La souffrance des intervenants : perte d’idéal collectif et confusion sur le plan des valeurs, Cahiers critiques de thérapie familiale et de pratiques de réseaux 1/2006 (n° 36), p. 209-224
Chapleau Jean, L’éducateur spécialisé. Un intervenant au cœur du quotidien, Béliveau éditeur, 2011, 225 pages
Fortier Madeleine, Usure de compassion : jusqu’où aller sans se brûler? Presses Inter Universitaires, 2018, 89 pages
Mathieu Françoise, Compassion Fatigue Workbook, Routledge. 2011, 180 pages
Madeleine Fortier était totalement épuisée après avoir été proche aidante et intervenante auprès d’une clientèle démunie lorsqu’elle a découvert qu’elle souffrait d’usure de compassion. Depuis, elle offre des formations et des conférences partout au Québec pour sensibiliser et outiller tous ceux qui aident les autres, afin qu’ils puissent continuer sans se brûler.