L’écoute de l’autre en soi et dans le monde

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Par Marcel Gaumond -  1er août 2022

Dans cet article, Marcel Gaumond souligne l’importance de la première consigne en psychothérapie analytique, celle qui consiste à dire spontanément et sans censure ce qui vient à l’esprit, soit une consigne qui s’avère, à l’expérience, étonnamment difficile à appliquer. L’auteur, psychanalyste, s’emploie alors à expliciter les deux principales conditions grâce auxquelles, d’après lui, l’application de cette consigne puisse être pleinement actualisée :
  1. l’acquisition d’une confiance en profondeur à l’égard de l’analyste;
  2. l’apprivoisement de la « blessure nucléaire » suscitant la peur d’être submergé, voire détruit par celle-ci.
 
Pour illustrer cette problématique, l’auteur mentionne un rêve qui lui fut confié par un analysant, un rêve dans lequel ressort un clivage entre le moi masculin du rêveur et son monde féminin. En conclusion de l’article, il est dit qu’un tel clivage transposé dans le rapport actuel de l’être humain avec la nature et le rapport des êtres humains entre eux justifierait le rêve d’une intégration et d’une préséance du féminin dans le rapport à l’autre. Un féminin caractérisé dans son fond maternel par le souci premier d’un soin de la vie plutôt qu’une domination de la vie.

 
Dans un article auquel j’ai donné comme titre Le religere dans l’écoute analytique publié en 2013, j’ai parlé de l’importance de l’écoute attentive de la part du psychothérapeute à l’égard des personnes qui s’adressent à lui dans le cadre d’une démarche d’analyse. En guise de conclusion au contenu de cet article, j’ai alors avancé ce qui suit :
 

... je dirais que cette écoute attentive, vivante, parfois intense qu’est le religere correspond sans doute à ce que les personnes souffrantes qui viennent frapper à la porte des « psys » recherchent le plus sans le savoir, au début. Une telle écoute, privés que nous sommes, la plupart d’entre nous, à la fois de la résonnance que nous offraient le vaste espace des temples religieux et celui de la nature sauvage, est devenue denrée rare, pratiquement rayée de la carte des échanges humains. Portés à croire qu’un diagnostic accompagné de directives à suivre ou de conseils, quand ce n’est pas de prescriptions, pourrait à coup sûr nous « guérir », il est possible que nous découvrions au contact d’une telle écoute que les principales ressources de guérison sont en nous et ne peuvent devenir effectives que dans la mesure où nous reprenions contact avec elles et les mobilisions dans une action autothérapeutique1.

 
Le présent texte fait suite à ce précédent article sur le thème de l’écoute, un texte dans lequel je tends à démontrer le caractère indissociable de l’écoute de l’autre en soi et de l’écoute de l’autre dans le monde.
 
Il ne me semble pas anecdotique de mentionner que le début de la rédaction de ces lignes coïncide avec la menace proférée par Vladimir Poutine d’utiliser l’arme nucléaire afin de mater la récalcitrante Ukraine, déterminée à ne pas se soumettre à la volonté d’emprise du dictateur russe. Autrement dit, transposé dans un registre personnel: « Toi, enfant, femme, noir de peau, membre d’une communauté vulnérable, si tu n’obéis pas à mon commandement, si tu ne réponds à mes exigences, si tu diffères de ce que je veux que tu sois, tu t’exposes à être méprisé, rejeté et blessé mortellement. Soit exactement ce qui se passe corrélativement dans le registre affectif et que j’en suis venu à appeler la blessure originelle, qu'on peut également nommer blessure nucléaire ». Quand un individu, tout autant qu’un peuple, se voit atteint d’une telle blessure, il n’a pas d’autre choix pour survivre que d’enterrer cette blessure. Il est voué, à partir de là, à se dissocier de ce qui pourtant est au noyau de son être existentiel et au principe de son rapport avec lui-même et avec les autres. Rapports qui, en dernière analyse, s’avèrent intimement reliés. Que l’on pense à l’impact effroyablement destructeur qu’a l’énergie nucléaire, source pourtant d’énergie vitale – lumière, chaleur et mouvement – pour des populations entières, au moment où la centrale qui génère et abrite cette énergie se voit abimée.
 
À la lettre B de l’abécédaire que l’on trouve à la fin de mon plus récent ouvrage L’espace sacré de la relation thérapeutique (Gaumond, 2021), je parle de cette blessure dont il est question en particulier dans le premier chapitre, intitulé L’âme blessée de Gabrielle. Je cite :
 

... pour expliquer le drame de l’être humain, ses misères, ses conflits, les violences et injustices dont il est l’objet, et sa nature mortelle, il est dit dans le livre biblique de la Genèse que tout cela est dû à la faute originelle commise par nos premiers parents: séduite par les propos du serpent, « le plus rusé des animaux des champs que Yahvé Dieu avait faits » (Genèse, 3, 1-6), Ève mangea du fruit interdit de l’arbre situé au milieu du jardin, fruit qu’elle tendit à Adam et qu’il mangea, lui aussi.

 
Quel était donc ce fruit en provenance d’un arbre situé au milieu du jardin? Au dire du serpent, cet arbre était celui de la « connaissance du bien et du mal »; manger ses fruits allait permettre d’acquérir comme les dieux cette connaissance.
 
Dans son livre La divine origine , la psychanalyste Marie Balmary propose de voir dans cet arbre une entité qui se distingue de l’ensemble des arbres se trouvant sur le territoire où vivaient nos premiers ancêtres: un arbre autre, un arbre dont il importe avant tout de reconnaître le caractère sacré (Balmary, 1993). L’autre en tant qu’individu unique à connaître, à respecter, et à aimer. L’autre qu’est l’enfant pour le parent, qu’est la femme pour l’homme, qu’est l’étranger par la couleur de sa peau, son lieu de naissance, sa culture, son mythe personnel dira Jung. L’autre qu’il est primordialement interdit d’assimiler à soi, de dominer, d’exploiter, d’abuser, en un mot de manger!
 
Manger l’autre, fruit de l’arbre de vie situé au centre du monde humain, un monde profondément habité par le divin, tel est le péché originel, équivalent du péché mortel. Et être mangé par l’autre, l’équivalent de la blessure originelle, cette blessure dont il est question dans mon texte L’âme blessée de Gabrielle (Gaumond, 2021).
 
La règle du « dire ce qui vient à l’esprit » est ce qui est au cœur d’une démarche d’analyse, dans la mesure où pour parvenir à se connaître dans toute sa vérité, ombre et lumière, l’être humain doit se sentir libre d’exprimer à qui est disposé à l’entendre ce qui se passe dans les « profondeurs abyssales » de son être. Profondeurs que James Hillman, dans son essai Le mythe de la psychanalyse (Hillman, 1977), a comparé aux profondeurs du corps de la femme auxquelles on associe l’origine de la vie et par rapport auxquelles l’homme entretient à la fois de la peur et de la jalousie2. On pense ici à ce qui fut l’objet pour Freud, dans son œuvre et tout au long de sa vie, de ce qui s’avéra pour lui l’énigme par excellence, à savoir la vie sexuelle de la femme qu’il désigna du nom de « continent noir »: Was will das Weib? / que veut la Femme? (Freud, 1926) Transposons en termes socratiques : νῶθι σεαυτόν / connais-toi toi-même et dans les mots de Schopenhauer : que veut la vie en moi? En définitive, telle est la cause finale de cette règle du « dire ce qui vient à l’esprit » : parvenir à connaître l’être énigmatique et paradoxal que je suis et à me réaliser conformément à ce que je suis dans mes singulières potentialités. Soit ce qu’implique le « processus d’individuation » dont Jung a abondamment parlé dans son œuvre et dans lequel on reconnaîtra volontiers l’une de ses principales contributions au vaste champ de la psychanalyse.
 
Maintenant, comment comprendre que cette règle – ou si l’on préfère, cette consigne – soit si difficile à observer en pratique? En la formulant, lors de la première rencontre que j’ai avec un nouveau analysant, je prends toujours soin d’ajouter au « dire ce qui vous vient à l’esprit »: « ... et si possible sans censurer quoique ce soit, comme cela se passe habituellement en dehors du cadre analytique, vu les codes sociaux ». Et j’ajoute également : « mais cela, bien évidemment, sans que cette mise en pratique de la consigne se fasse dans l’esprit d’une soumission à une contrainte extérieure! » Or, en dépit de ce code proposé de la libre expression, cela prend bien souvent beaucoup de temps avant que ces personnes puissent s’adonner spontanément et facilement à l’application de cette règle/consigne dans leur communication avec moi. Cela, d’après ce que je crois en comprendre, pour les deux raisons suivantes :
 

En premier lieu, le temps qu'il faut nécessairement pour qu’une confiance en profondeur se développe dans l’esprit et le cœur de l’analysant à l’égard de l’analyste. Vu les blessures affectives dans lesquelles se trouvent la raison même de la motivation à entreprendre une analyse, il est inévitable que la personne invitée à se mettre à nu psychiquement devant quelqu’un qui personnifie pour elle une autorité susceptible de la juger, voire de lui faire subir cela même qui l’a auparavant blessée, fasse sourde oreille à ce qui l’affecte. La personne maintient alors inconsciemment les mécanismes de défense qu’elle a dû se créer pour se protéger, voire pour survivre.
 
En second lieu, et là revient en scène le thème principal de cet article, à partir du moment où il s’agit de prêter l’oreille intérieure à ce qui se passe en soi - tristesses et colères - et qui demande à être dit dans des mots, se manifeste alors la peur d’être submergé par ce qui a nécessité un refoulement/enterrement pour survivre. Qu’arrivera-t-il si je suis à nouveau aux prises, dans ce processus de remise en contact avec – nommons-là – ma blessure originelle/nucléaire? Ne vaut-il pas mieux alors de rester, dans mes échanges avec mon « psy », au niveau de la « pluie et du beau temps » de mes états émotionnels, loin du chaos dans lequel risque de me plonger cette reprise de contact? Ne vaut-il pas mieux que je m’en tienne à des « accommodements raisonnables » pour supporter mon mal de vivre?

 
En évoquant ces raisons, je pense à un analysant dans la mi-trentaine, un homme éminemment sensible et intelligent qui, invariablement, à chaque début de séance analytique, aux prises avec cette fichue de consigne analytique, se trouvait sans mots, apparemment incapable de saisir quoique ce soit de précis qui se présente à son esprit pour entamer un échange avec moi. Comme si le moindre contact avec « l’autre en lui », au niveau de sa blessure nucléaire, ne pouvait avoir comme impact que son anéantissement. En l’occurrence, « l’autre en lui », cela en vint à devenir de plus en plus douloureusement évident, il n’allait pas pouvoir le contacter sans accepter de faire le deuil du rationnel défensif sur lequel il misait pour s’affirmer auprès de son amoureuse. Il allait devoir s’ouvrir au féminin en lui et à l’extérieur de lui comme médiateur avec l’enfant blessé qui réclamait depuis si longtemps écoute, tendresse et guérison. À la suite d’une séance d’analyse dont le début fut marqué par un long temps de silence, il eut le rêve suivant :

Dans une piscine située près de la luxueuse propriété familiale où j’habitais, à l’âge de mon adolescence, je suis troublé à la vue d’un majestueux cygne qui côtoie paisiblement un gros crocodile. Soudain, le crocodile se précipite sur le cygne pour n’en faire qu’une bouchée. Alarmé, j’en parle à l’homme qui se présente comme propriétaire des lieux. Celui-ci, pas du tout ému par ce qui vient de se passer, me dit : « c’est pas grave, les cygnes ne coûtent pas cher, alors je vais faire comme d’habitude, en acheter un autre et remplacer celui qui vient d’être dévoré».

 
Les associations que suscita ce rêve ne vous étonneront pas: le cygne fut associé au monde féminin du rêveur, un monde que l’on peut imaginer avoir été ignoré, dominé et blessé par une figure masculine traitant le monde féminin comme un objet remplaçable à souhait.
 
Un monde que l’on peut supposer avoir été violemment ignoré, dominé et blessé dans l’âme féminine de Poutine enfant. Ce qui nous aiderait à comprendre son esprit de vengeance et sa colère nucléaire.
 
Ce qui m’amène à conclure en citant un passage de ce que j’ai associé à la lettre F dans l’abécédaire auparavant mentionné de mon livre L’espace sacré de la relation thérapeutique, à savoir le Féminin :
 

L’avenir de l’homme est la femme. Elle est la couleur de son âme. Elle est sa rumeur et son bruit. Et sans elle il n’est que blasphème. Il n’est qu’un noyau sans fruit.» (Aragon, 1963)

 
Aux prises avec les effets catastrophiques du réchauffement climatique dont la précipitation est maintenant clairement démontrée comme étant la résultante de l’action humaine, on devient songeur quand on relit le passage suivant de la Genèse, Dieu dit: « faisons l’homme à notre image, comme notre ressemblance, et qu’ils dominent sur les poissons de la mer, les oiseaux du ciel, les bestiaux, toutes les bêtes sauvages et toutes les bestioles qui rampent sur la terre. » (Genèse, I, 26).
 
Une étude effectuée par des chercheurs britanniques du Tyndall Centre for Climate Change de l’Université d’East Anglia, en collaboration avec le Fonds mondial pour la nature (WWF), étude publiée le 14 mars 2018 dans la revue Climatic Change, révèle que comme conséquences de ce réchauffement climatique, une espèce animale et une espèce végétale sur deux se trouvent menacées d’extinction d’ici 2080, dans les régions les plus riches du monde en matière de biodiversité. À titre d’exemple récent, il appert que les feux de forêt qui sont en cours, en Australie, au moment où j’écris ces lignes, ont déjà tué près d’un milliard d’animaux.
 
Devant de telles catastrophes actuelles et la perspective de catastrophes annoncées comme devant être de plus en plus destructrices, apocalyptiques diront certains, ne serions-nous pas justifiés de rêver d’un féminin qui prendrait la place d’un masculin comme dominante psychique dans le rapport de l’homme avec cette nature dont il est le fruit et dont dépend sa survie? Un féminin qui, comme nous l’enseigne le rapport de la mère avec l’enfant, prend soin de la vie au lieu de la dominer. Un féminin qui, dans tout rapport humain, invite à l’écoute de l’autre (le religere) et à sa reconnaissance (Gaumond, 2021).
 

Références

Aragon, Louis, Le fou d’Elsa, Gallimard, Paris, 1963.
 
Balmary, Marie, La divine origine : Dieu n’a pas créé l’homme, Grasset, Paris, 1993.
 
Freud, Sigmund, La question de l’analyse profane dans Ma vie et la psychanalyse, Paris, Gallimard, 1926.
 
Gaumond, Marcel, L’espace sacré de la relation thérapeutique, À compte d’auteur, Québec, 2021.
 
Genèse, La Sainte Bible , 1, 26, Éd. du cerf, Paris, 1956.
 
Hilmann, James, Le mythe de la psychanalyse, Éd. Imago, 1977.
 
Proulx, Chantale, Devenir mère, un voyage au centre de soi, Éd. du CRAM, Québec, 2018
 
Tyndall centre for climate change, East Anglia University, 2018.
 

Notes

1   Extrait de l’article Le religere dans l’écoute analytique, Gaumond, Marcel, revue SpiritualitéSanté, Vol. 6, no 1, pp. 42-45, Québec, 2013.
 
2   Dans son livre Devenir mère, un voyage au centre de soi (Éd. du CRAM, Québec, 2018), Chantale Proulx, psychologue d’orientation jungienne, commente ce propos d’Hillman.
 



Psychanalyste diplômé de l’Institut Jung de Zürich et détenteur d’un doctorat en psychopédagogie de la faculté des sciences de l’éducation de l’Université Laval, Marcel Gaumond est en pratique privée à Québec. Cofondateur de l’Association des psychanalystes jungiens du Québec, il en fut le président de 1989 à 1999. Il fut également membre formateur de la Société interrégionale de Psychologie analytique de l’Amérique du Nord de 1985 à 1997. Auteur de la chronique Ciné-psy, parue cinq fois l’an dans le magazine du cinéma Le Clap (Québec) et dans celui des cinémas Beaubien du Parc et du Musée (Montréal), il encadra pendant vingt-cinq ans (1995 à 2020) les Rencontres du Ciné-Psy qui firent suite aux textes de cette chronique et qui eurent lieu dans divers endroits – cafés, bibliothèques et restaurants – de la ville de Québec. Il est corédacteur en chef de la Revue de Psychologie Analytique.
 




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