Par Martine Fortin – 1er août 2022
Nous avons tous eu de ces moments où les mots n’arrivaient pas à exprimer la grandeur, la largeur et la profondeur du sentiment intérieur face à une expérience d’amour ou de beauté. Mais qu'en est-il lorsque nous sommes face à une expérience de crise, de perte, de maladie ou de mort imminente? Dans ces expériences douloureuses, notre spiritualité cesse-t-elle d’être en mouvement? Cet article tentera d’ouvrir à des possibles inexplorés au cœur même de la crise.
Avant la Révolution tranquille, les personnes malades et le personnel soignant – pour la plupart des religieuses ou des femmes formées par celles-ci – avaient tous le même langage dans les hôpitaux du Québec. Par exemple, un patient qui disait se sentir comme le Christ en croix on l’entendait non pas au premier degré, mais on pouvait lui refléter « vous vous sentez seul, voire abandonné ». Ce reflet ajusté au chaos intérieur ouvrait un espace où le patient n’était plus seul avec sa souffrance, avec son mal-être.
Dans le contexte séculier d’aujourd’hui où il n’y a plus de tradition de langage, où le Babel des mots tente de trouver un espace de résonnance, le défi est de taille pour la personne malade d’être entendue dans sa recherche de sens.
C’est à partir de mon expérience clinique en oncologie et en soins palliatifs que je tenterai de dégager les constituants d’une écoute permettant à la personne malade de communier à sa spiritualité, c’est-à-dire à ce qui fait sens en elle dans le contexte de la maladie.
L’ABC du terreau de l’éveil spirituel
En parcourant les librairies, je remarque comment il y a de plus en plus de livres qui invitent à développer sa spiritualité par différents biais; les dizaines de livres sur la méditation en sont un bel exemple. Mais comment développer ce que nous avons peine à reconnaître? Comment définir la spiritualité, comment définir sa spiritualité?
L’auteure Jacqueline Kellen (2011) nous donne une clé de lecture nous permettant d’entendre et de reconnaître le mouvement du spirituel qui circule en nous. Elle utilise les trois premières lettres de l’alphabet pour illustrer comment l’éveil spirituel se manifeste à travers notre expérience de tous les jours. Le A pour l’amour, le B pour la beauté et le C pour la crise. Oui, la spiritualité débute là où les mots cessent! Nous avons tous fait l’expérience de ne pas avoir de mots pour dire l’amour que nous portons à un être cher ou encore d’avoir été sans mots devant un paysage à couper le souffle et qu’aucune œuvre ne peut reproduire tellement la beauté est transcendante! Ces expériences ne nous permettent-elles pas de communier à cette source intérieure, là où le murmure de la paix se fait entendre? Cette paix imprenable ressentie n’est-elle pas là un indice de la manifestation de la spiritualité?
Mais qu’en est-il du C de la crise? Je disais en introduction que la tradition de langage d’autrefois permettait à la personne vivant une crise d’avoir un langage symbolique pour crier sa souffrance, pour se faire entendre. Aujourd’hui, le défi de saisir la personne malade qui vit son angoisse, sa peur et sa colère est bien réel, car il n’y a plus de résonnance dans les mots utilisés. Dans ma pratique j’entends au quotidien cette recherche de sens occasionnée par la crise. Plusieurs personnes malades espèrent trouver leur assise spirituelle à travers des cours, des ateliers, des méthodes, etc. Il n’est pas étonnant de voir environ 34 millions de résultats lorsque nous recherchons le mot spiritualité sur Google! Il y en a pour tous les goûts et tous les budgets!
Cela dit, la faille de sens provoquée par la maladie devient propice au recommencement (Dorion, 2009) et devient le lieu de la rencontre avec soi, avec l’autre et avec cet innommable. Mais comment faire pour reconnaître cette lueur d’espérance lorsque la souffrance n’arrive plus à crier les maux et encore moins à se dire? C’est précisément dans ce lieu du manque ressenti que je peux rencontrer la personne malade dans son désir de vouloir communier à ce qui parle en elle. Ma posture d’écoute en est une qui me convie à une profonde humilité; car ce que je dirai partira de ce qui se dit et de ce que j’écoute en moi.
Dans plusieurs situations cliniques, j’ai accès à mon impuissance lorsque je suis devant le mystère de la souffrance, c’est alors que ma seule parole se traduit par une présence épurée de tout savoir et de toute réponse pouvant soulager. C’est précisément dans cet espace relationnel que peut surgir l’écho de deux sujets qui se rencontrent à partir de cette faille décrite par la poétesse Hélène Dorion.
Le silence, ce tiers inspirant
Un jour, il m’est demandé d’aller rencontrer un homme1 de 58 ans atteint d’un cancer avec un pronostic de moins de six mois à vivre. Le motif de la référence était de l’accompagner dans son désir d’accéder à la paix intérieure avant de mourir. À la première rencontre, monsieur me parle, non pas du diagnostic qu’il venait de recevoir, mais du suicide de sa fille qui avait eu lieu huit ans plus tôt. J’entends la culpabilité de cet homme de ne pas avoir été un père présent et suffisamment aimant, j’entends le cri de sa colère, de sa tristesse. De mon côté, j’entends très clairement la tentation de le réconforter et de lui dire qu’il a fait ce qu’il a pu dans le contexte où il a vécu les événements, qu’il n’y a pas d’école pour apprendre à être un bon père, etc.
Je consens à demeurer dans cet espace inconfortable. Puis, un long silence, un très long silence que j’accueille tant bien que mal et soudain ce monsieur me parle d’une blessure de sévices et de violence vécus dans son enfance. Il se met à pleurer son histoire qu’il partage, dit-il, pour la première fois. Je deviens alors témoin d’une parole libératrice permettant à cet homme d’accéder à cette paix intérieure, telle une brise légère.
Il m’arrive régulièrement de vivre ce type de malaise d’un silence prolongé accompagné de la tentation de remplir ce vide avec des mots. C’est alors que je me souviens de ce petit garçon ayant un handicap intellectuel disant à une accompagnatrice qui parlait beaucoup: « Madame, pourquoi tu parles beaucoup et tu dis rien? »
En définitive, je peux affirmer que cet espace du manque accueilli, tant chez la personne accompagnée que chez l’intervenant, crée un voir autrement, une parole neuve et une écoute renouvelée.
Sourcier du mouvement de l’être
J’aime beaucoup l’image du sourcier pour illustrer le rôle de l’accompagnateur en soins spirituels. Le sourcier est celui qui entend le mouvement de l’eau sous la terre, n’est-ce pas là une image inspirante invitant à écouter les vibrations de ce qui veut vivre et de ce qui est plus fort que le C de la crise?
Par la prochaine vignette clinique2, nous tenterons d’illustrer comment la dimension spirituelle se fait entendre en toute subtilité, telle une brise légère!
Myriam est une jeune femme de 33 ans qui a eu une récidive métastatique de son cancer du sein. François est son fidèle et courageux compagnon. Lorsque j’ai reçu la requête pour rencontrer Myriam, j’étais en télétravail. À notre premier rendez-vous virtuel, son conjoint François était assis à ses côtés. Tous les deux étaient dévastés par l’annonce d’une récidive métastatique de Myriam. Je me sentais touchée, voire dévastée avec eux et je partageais sans doute la même question du pourquoi? Pourquoi avoir un cancer à 33 ans alors qu’il y a tellement de gens qui ne prennent pas soin d’eux, qui ont une vie désordonnée et qui ne sont pas en santé?
Comme à chacune de mes premières rencontres, je demande à la personne de me dire sa conception de la spiritualité et quelle place elle prend dans sa vie. Pour Myriam, la spiritualité n’avait aucun écho ou plutôt elle associait ce mot à la religion et à ce Jésus dont elle ne voulait pas entendre parler. François, pour sa part, avait eu une expérience négative avec l’église. J’avais donc devant moi deux personnes en quête de sens et sans référent spirituel significatif. Par contre, leur ouverture à vouloir rencontrer une personne en soins spirituels témoignait de leur désir de contacter le vivant en eux.
Après avoir départagé ce qui appartient à la religion de ce qui appartient à la spiritualité, j’invitais les deux tourtereaux à me partager ce qui contribue à maintenir leur équilibre ou à ce qui fait sens lorsqu’ils sont dans leur peine. Myriam dit aimer cuisiner et dessiner, elle a une affection particulière pour les licornes. François, pour sa part, va se réfugier près du feu au sous-sol bien installé dans un fauteuil ayant appartenu à son grand-père. De plus, il lui arrive de gratouiller la guitare.
C’est après quelques rencontres que j’ai perçu que Myriam et François saisissaient que la spiritualité appartenait avant tout à l’expérience, à ce qui ouvrait au souffle et à ce qui les reliait à leur source intérieure. C’est dans ce contexte que je leur ai demandé de me traduire, à partir de leur art, comment ils illustreraient leur spiritualité.
J’avoue que j’ai été émue aux entrailles lorsqu’ils m’ont apporté leur « devoir ». Myriam a dessiné une licorne* teintée de douceur et d’une sobriété exceptionnelle dont le cœur est représenté par un diamant. Elle me dit : « ça, c’est ma spiritualité ». Comment ne pas remarquer la douceur des tons de pastel et l’ouverture du diamant pointant vers le haut? À noter, Myriam me partage avoir ouvert et utilisé un ensemble de crayons à colorier qu’elle gardait pour une occasion spéciale. Elle a fait de ce temps un espace d’expression où le sacré s’est manifesté!
Fait intéressant : la magnifique licorne à travers toute sa splendeur et sa simplicité n’a pas de bouche, mais illumine de par sa beauté… Oui, la spiritualité débute là où les mots cessent et nous pourrions ajouter qu’elle se traduit à partir de qui nous sommes! Bref, la spiritualité n’est-elle pas commune à tous, mais unique en son expression?
François a pour sa part utilisé la force des mots et de la musique pour exprimer ce qu’il découvrait sur sa spiritualité. Voici les paroles de sa courte chanson (j’espère qu’il poursuivra la composition) qui a été écrite avec la peau de l’âme!
Pour moi la spiritualité
Était presque uniquement liée
Aux églises et leurs beaux clochers
Mais j’étais loin de la vérité
Elle conduit l’homme à se relier
À toute son individualité
Elle relie aussi
Aux autres, à la nature et la Beauté
Dans toute son universalité
Il existe un endroit, au plus profond de moi
Sous les pleurs, les peurs et les erreurs d’autrefois
Il existe un endroit, au plus profond de moi
Cet endroit, c’est moi.
François
La force des mots empreints de résilience fait place aux blessures d’autrefois; ces blessures qui cristallisaient ce mouvement de vie. François communie à ce mouvement qui se donne dans l’ici et maintenant et ce même au cœur de la crise.
Traduire les maux en mots
Comme mot de la fin, je m’inspire du dernier livre de la rabbine Delphine Horvilleur (2021) qui décrit bien le rôle d’un accompagnateur spirituel: entendre l’histoire de l’autre avec tout ce que je suis: ma présence, mes forces et mes fragilités. À l’occasion, je redis dans mes mots, les maux entendus. C’est alors que la personne accompagnée entend son histoire autrement à travers ma voix, à travers mon langage, à travers ma présence. Cette posture du non-savoir sur l’autre me conduit à l’écouter du lieu de son mystère, à l’écouter du lieu de mon mystère.
En définitive, le travail d’écoute ne se fait-il pas à travers les entrelacs des mots et le mouvement des silences? N’est-ce pas dans le manque accueilli que le tout advient?
* Inspiré de Bébé licorne - Diamond Dotz®L’Original
Notes
1 Certains détails de cette vignette clinique ont été changés afin de préserver l’anonymat de la personne accompagnée.
2 Je tiens à remercier très sincèrement Myriam et François qui ont accepté que je partage leur histoire et leur œuvre en conservant leur prénom.
Références
Dorion, H. (2009). L’étreinte des vents, Canada, Les Presses de l’Université de Montréal, 68-69.
Horvilleur, D. (2021). Vivre avec nos morts. Petit traité de consolation, Paris, Grasset, pp. 223
Kellen, J. (2011). Le bréviaire du colimaçon sur la vie spirituelle, Paris, Desclée de
Brouwer, 56.
Titulaire d'une maîtrise en théologie, Martine Fortin est intervenante en soins spirituels depuis près de 20 ans auprès de la clientèle en oncologie et en soins palliatifs. Actuellement, elle exerce avec la clientèle ambulatoire au Centre intégré de cancérologie (CIC) et à la Clinique des maladies du sein au CHU de Québec – Université Laval.