Job, ses amis et Dieu
Par François Nault – 1er août 2022
Le livre de Job aborde de la manière la plus directe possible la question de la souffrance du juste, mais il propose aussi une réflexion fondamentale sur la question de l’écoute. Job est non seulement l’homme qui souffre, il est aussi celui qui, dans la souffrance et dans la solitude, va apprendre à écouter.
L’histoire de Job racontée dans la Bible est bien connue. J’en rappelle quand même les grandes lignes. Job est un homme de la meilleure espèce: un homme intègre, droit, respectant Dieu et lui faisant confiance, s’écartant du mal (Jb 1,1). En conformité avec la logique de la rétribution, cet homme se trouve être béni de Dieu. Il reçoit ce qu’il mérite: il est le père de nombreux enfants (sept fils et trois filles) et il est riche, comme l’attestent ses possessions impressionnantes et sa « très nombreuse domesticité » (Jb 1,3).
L’histoire devient intéressante quand Job perd tout : ses enfants, ses animaux, ses serviteurs, sa maison et même sa santé. Le caractère scandaleux du récit biblique tient à ce que tous ces malheurs découlent d’un pari – Sébastien Doane parle d’une partie de poker1 – entre Dieu et un personnage étrange et inquiétant, appelé le Satan (c’est-à-dire l’adversaire). Le Satan insinue que Job n’est pas aussi bon qu’il le paraît: s’il se comporte bien, ce serait parce qu’il a été protégé par Dieu jusque-là et que sa vie a été facile. Les épreuves qui lui sont envoyées sont en quelque sorte autant de moyens pour vérifier la profondeur et la vérité de sa foi. Est-ce que les souffrances subies vont pousser Job à « maudire Dieu en face »? Pour savoir si Job a passé l'épreuve, il faudra attendre la fin du récit, quand Dieu livrera son verdict final. Attention pour ceux qui ne connaissent pas la fin du récit: Dieu va approuver les paroles de Job (même si celles-ci l’accusent) et désapprouver celles de ses amis (qui pourtant le défendent)!
Le livre de Job aborde de la manière la plus directe possible la question de la souffrance du juste. Mais il propose aussi une réflexion fondamentale sur la question de l’écoute. Job est non seulement l’homme souffre, il est aussi celui qui, dans la souffrance et dans la solitude, va apprendre à écouter. Plusieurs moments clefs du récit mériteraient qu’on s’y attarde, touchant d’une manière ou d’une autre cette question de l’écoute. J’en retiens simplement deux, qui m’apparaissent spécialement intéressants.
Écouter (consoler) en silence
Le premier moment se situe au début de l’histoire quand trois amis de Job aux noms pittoresques (Elifaz de Témân, Bildad de Shouah et Çofar de Naama), ayant appris tout le malheur qui lui était advenu, décident d’aller le « plaindre et le consoler ».
212 Levant leurs yeux de loin, ils ne le reconnurent pas. Ils pleurèrent alors à grands cris. Chacun déchira son manteau, et ils jetèrent en l'air de la poussière qui retomba sur leur tête. 13Ils restèrent assis à terre avec lui pendant sept jours et sept nuits. Aucun ne lui disait mot, car ils avaient vu combien grande était sa douleur.
Il est remarquable que, venus pour « consoler » leur ami, ses amis décident plutôt de… se taire. Ils restent avec Job, sans dire un mot, « pendant sept jours et sept nuits » (une manière imagée de dire qu’ils sont restés ainsi pendant une très longue période). Les amis de Job exercent le « ministère de la présence » – comme on dirait de nos jours – et se mettent en mode « écoute »… au cas où Job voudrait parler. Ce qu’il finira par faire. Et quand Job va ouvrir la bouche, ce sera pour « maudire son jour » (Jb 3,1). C’est l’expression utilisée pour résumer la longue tirade de Job, un violent monologue tissé des paroles très dures à l’égard de la création (et, indirectement, du Créateur), aux forts relents de nihilisme et à la frontière du blasphème.
33 Périsse le jour où j'allais être enfanté
et la nuit qui a dit : « Un homme a été conçu! »
4 Ce jour-là, qu'il devienne ténèbres,
que, de là-haut, Dieu ne le convoque pas,
que ne resplendisse sur lui nulle clarté […]
23 Pourquoi ce don de la vie à l'homme dont la route se dérobe?
Et c'est lui que Dieu protégeait d'un enclos !
24 Pour pain je n'ai que mes sanglots,
ils déferlent comme l'eau, mes rugissements.
25La terreur qui me hantait, c'est elle qui m'atteint,
et ce que je redoutais m'arrive.
26Pour moi, ni tranquillité, ni cesse, ni repos.
C'est le tourment qui vient.
Après le long monologue de Job, ses amis vont commencer à parler. Certes, leurs paroles seront assez sévères et accusatrices à l’égard de leur ami éprouvé, mais il faut tout de même reconnaître à ces hommes le mérite d’avoir été aux côtés de Job en silence pendant « sept jours et sept nuits », puis d’avoir écouté jusqu’au bout sa longue plainte. C’est seulement après avoir patiemment écouté leur ami qu’ils vont ouvrir la bouche. Job sera irrité – le mot est faible – par les discours de ses amis, mais il aurait pu être un peu plus reconnaissant pour la qualité de leur écoute initiale. Venus pour consoler un ami en peine, ils ont compris qu’aucune parole consolatrice ne valait la grâce du silence et de l’écoute.
Écouter Dieu
Le second moment du récit biblique auquel je voudrais m’attacher se situe à la fin de l’histoire et concerne l’attitude de Job lui-même, qui a (enfin) la chance de converser avec Dieu en personne (Jb 38,1 – 42,9). C’est le couronnement du livre de Job. Avant d’y parvenir, le lecteur aura dû faire preuve de beaucoup de patience pour traverser le long dialogue entre Job et ses amis, qui s’étend sur vingt-huit chapitres! Dans cet échange, les trois amis de Job ont pris la parole à tour de rôle, en se posant comme les défenseurs de Dieu et en accusant Job avec une virulence toujours accrue. Job, de son côté, a persisté à clamer son innocence et à dénoncer l’injustice de Dieu à son égard. En vérité, il a surtout exprimé le souhait de s’expliquer « face à face » avec Dieu, qu’il considère comme le responsable de ses malheurs. Job voudrait bien pouvoir expliquer à Dieu qu’il y a « erreur sur la personne », et qu’il ne méritait pas ce qui lui est arrivé.
Au moment où les lecteurs n’espèrent plus une telle rencontre, Dieu apparaît finalement à Job et lui répond « au sein de l’ouragan » (Jb 38,1). Je souligne que Dieu commence à parler au moment où Job, ce grand bavard, interrompt son discours : « Ici finissent les paroles de Job. » (Jb 31,40) Ainsi, ce que Job considère comme le silence ou l’indifférence de Dieu n’est que le revers de sa propre incapacité à se taire : quand Job est prêt à écouter, Dieu est en mesure de parler!
Quelle est donc la réponse de Dieu? Quelle est la raison de la souffrance du juste? Quel est le sens de la souffrance de Job, cet homme juste sur qui se sont abattus tant de malheurs?
Le moins qu’on puisse dire est que la réponse divine tant attendue – par Job et par les lecteurs – ne répond pas à grand-chose! En fait, Dieu se lance dans un long discours consistant essentiellement à rappeler sa puissance infinie et la petitesse humaine. En voici un extrait, qui donne un aperçu du ton grandiloquent de l’exposé didactique de Dieu:
382Qui est celui qui dénigre la providence
par des discours insensés ?
3Ceins donc tes reins, comme un brave :
je vais t'interroger et tu m'instruiras.
4Où est-ce que tu étais quand je fondai la terre ?
Dis-le-moi puisque tu es si savant.
5Qui en fixa les mesures, le saurais-tu ?
Ou qui tendit sur elle le cordeau ?
Ce qui est le plus choquant, c’est moins la soi-disant réponse de Dieu – qui ne répond à aucune des (excellentes) questions de Job – que la réaction du principal intéressé:
403Job répondit alors au SEIGNEUR et dit :
4Je ne fais pas le poids, que te répliquerai-je ?
Je mets la main sur ma bouche.
5J'ai parlé une fois, je ne répondrai plus,
deux fois, je n'ajouterai rien.
L’image de Job que l’on retient généralement est celle d’un homme écrasé et humilié par l’apparition de Dieu. C’est ce qui est choquant. Le silence de Job est révoltant parce qu’il semble donner raison à Dieu, alors que les bonnes questions qu’il a soulevées ont été laissées en plan. Job le révolté semble tout d’un coup s’écraser devant un Dieu qui est à court de réponses et d’explications face au mal et à la souffrance, et qui se contente de la proclamation dérisoire de sa toute-puissance!
Une autre piste d’interprétation de la finale du livre de Job est possible, explorée notamment par le philosophe et psychanalyste Slavoj Žižek. Dans son ouvrage La marionnette et le nain, Žižek avance que les « paroles tonitruantes de Dieu » ont pour fonction de rendre sensible son absence de réponse. Or, pour le philosophe, c’est précisément «cela que Job a perçu et cela qui lui a fait garder le silence : il n’est pas resté silencieux parce qu’il a été terrassé par la présence écrasante de Dieu […], mais parce que, dans un geste de solidarité silencieuse, il a perçu l’impuissance divine2. »
Ainsi Job n’est pas l’homme docile qui s’écrase devant la puissance divine. S’il se tait, ce n’est pas parce qu’il a été intimidé par l’apparition et le discours de Dieu. Il se tait parce qu’il a bel et bien écouté ce que Dieu avait à lui dire : il a entendu, derrière ses déclarations remplies d’assurance, l’aveu d’une impuissance. Écouter l’autre, c’est parfois entendre le contraire de ce qu’il dit. L’écoute de Job lui a permis d’aller sous la surface du discours. Il a compris que Dieu n’est pas différent des humains: s’Il hausse le ton et parle fort, c’est qu’Il vient d’être surpris dans un moment de faiblesse... Cette faiblesse n’est bien sûr qu’une forme de la puissance véritable. Cela, bien entendu, les lecteurs l’auront compris.
Références
1 Voir Sébastien Doane, Mais d’où vient la femme de Caïn?. Les récits insolites de la Bible, Montréal/Paris, Novalis/Médiaspaul, 2010.
2 Slavoj Žižek, La marionnette et le nain. Le christianisme entre perversion et subversion, trad. J.-P. Ricard et J.-L. Schlegel, Paris, Seuil, 2006, p. 163.
François Nault est professeur titulaire à la Faculté de théologie et de sciences religieuses de l’Université Laval. Il est notamment l’auteur de L’Évangile de la paresse (Montréal, Médiaspaul, 2016) et de L’Évangile de la luxure (St-Denis, Édilivre, 2018). Comme si cela ne suffisait pas à le rendre suspect, il est également le promoteur de l’égoïsme, ainsi que l’atteste son plus récent ouvrage Moi...et Max Stirner: l'art de vivre (Paris, Éditions Orizons, 2021).