La parole comme remède au sein du système de santé
Par Nicolas Vonarx - 1er août 2022
En pensant avec Georges Gusdorf que la parole est un outil qui forge le monde, on peut interroger ce monde qu’on nous livre, nous fait voir et comprendre le monde de la santé. De là, on comprendra combien il importe de renouer avec l’enclume si on veut régler des problèmes dans ce système, notamment revenir sur une analyse critique des langages dominants, comme d’en proposer d’autres comme palliatifs aux maux.
La parole est souvent pensée en raccourci comme ce qu’émet une voix, comme des mots livrés oralement qui appelleraient chez un autre l’audition et l’écoute comme posture attentive à ce qui est dit. Écoute et parole vont souvent ensemble, surtout dans un espace de rencontre et de négociation entre corps soignants et corps soignés. Mais la parole pourrait être ce qui sert aussi à cette humanité comme discours et vérités sur le monde, comme forme qui donne sens aux objets du monde. Empruntons alors cette voie pour écouter les voix au sein du système de santé qui balisent et encadrent les maux et les actions soignantes.
Précisions sur la parole
Selon Georges Gusdorf (1952), la parole est une mise en acte du langage et de la langue, témoignant d’une présence dans le monde et d’une affirmation de soi. Cette affirmation dépasse une fonction psychologique et sociale garantie par le langage, celui-ci consistant en une fonction psychologique supportée par des dispositifs physio-anatomiques et intellectuels et par la langue, consistant en une institution sociale régie par une grammaire et un vocabulaire. La parole se sert en quelque sorte de ces deux parents pour qu’un sujet s’exprime, occupe la scène avec d’autres en adoptant des règles pour communiquer, pour s’y faire reconnaître, et profiter de cette parole en produisant des signes qui sauront représenter les choses du monde, produire des réalités, les mettre à sa main et agir à leur endroit. La parole est dès lors une voie d’affirmation de l’intériorité d’un sujet, un canal de liaison entre sujets sociaux, une voie commune qui signe une appartenance et une reconnaissance (dans le faire entendre), un outil pour créer et s’approprier le monde.
Être sans paroles, faute de langue ou de langage, ne pas pouvoir la prendre faute de droit, d’occasion ou d’autorisation, voire ne pas être entendu dans ses prises de parole, ampute ainsi l’Homme de ce qui le rend humain, notamment ses dimensions politiques, morales et spirituelles. Il en va d’une subjectivité, d’une immatérialité et vie spirituelle gardée dans l’ombre et dans les limites d’une intériorité. Il en va d’un déséquilibre flagrant entre une extériorité et une intériorité, d’une socialisation empêchée, d’un retrait du monde commun ou d’un isolement, d’une aliénation eu égard à la parole et au langage d’autrui, et d’une passivité dans un monde dominé par l’ordre, les valeurs et les normes sous-jacents à une réalité qui nous est imposée.
Voyons comment ces préoccupations à l’endroit de la parole, comme de la langue et du langage se repèrent dans l’univers des services de santé, sans être toujours rappelées sous ces formes.
Des langages pour définir la santé et le soin | de la mésentente flagrante
Dans la même veine que le paragraphe précédent, on retient de Gusdorf que « Venir au monde, c’est prendre la parole, transfigurer l’expérience en un univers de discours », c’est profiter du langage pour constituer un univers à la mesure de l’humanité, produire une réalité, un monde dans lequel l’Homme peut s’établir (1952: 14-15). Le milieu des soins et des services apparaît donc comme la proposition d’une réalité qui n’est pas donnée d’emblée et qui est traversée par des discours et des langages qui servent en quelque sorte des vérités sur le monde - vérités utiles pour mener un projet qui serait celui d’améliorer et promouvoir la santé des populations. À ce titre, deux langages dominent cet univers.
Le langage dominant de la médecine
Le plus évident est celui de la médecine qui définit la maladie, la santé et la normalité des corps dans le langage de la biologie, de la physiologie, susceptible de poser les limites matérielles d’un organisme fait de rouages, de relations mécaniques, chimiques et physiques. Ce langage sert inévitablement à définir ce qui vaut, ce dont il est question comme préoccupations, comme besoins et comme attendus chez ceux qui entrent dans cet univers. La prise de parole du médecin et son rendu sous la forme de données et de significations rendent compte de cette réalité qu’est la santé, son état et ses défauts. Les contours et les dessous de la santé, disparus dans l’apparition de la maladie, tout comme le projet de soin indiqué suite aux données rendues, répondent d’un langage médical qui offre une certaine prise sur la matérialité des corps et qui est capable d’agir sur certaines dimensions de l’Homme et de la personne que ce langage fait tout autant exister. On sait bien combien ce langage procède d’un éclairage tronqué, trop réducteur d’un monde qui cherche tant bien que mal à se faire voir et entendre. Je parle ici du monde de la personne éprouvée par son mal ou de ces mondes capables d’être livrés autrement dans l’enceinte de langages disciplinaires et professionnels différents, comme celui des infirmiers, des travailleurs sociaux ou des intervenants en soins spirituels.
Cet impérialisme du langage biomédical dans cet univers des services est largement reconnu et dénoncé. On cherche à le faire descendre de son piédestal en soulignant d’abord que ce n’est pas seulement le médecin qui peut et doit prendre la parole quand il est question de santé (ce qui est encore bien difficile à concevoir). Puisque leur parole fait souvent autorité, on apprend aussi aux médecins l’écoute et la mobilisation d’autres langages sur le mal, le malheur et la maladie – en mobilisant parfois ici la narrativité, la littérature, le cinéma ; en les amenant à s‘entendre dire et énoncer le monde dans une réflexivité centrée sur leur mode de communiquer; en connaissant et acceptant les langages d’autres professionnels de la santé dans le cadre d’approches interprofessionnelles.
À cela s’ajoute une considération de la parole des soignés dans le cadre d’une participation dans ce qu’on appelle communément le partenariat patient. Ici, la parole, qui met en forme des réalités vécues et qui définit des problèmes, des besoins, des attentes et des projets (interventions et recherche par exemple), est invitée dans l’échange. Émergente, elle rend compte d’abord d’une mésentente initiale et un conflit de réalité, et doit participer à formaliser des réalités consensuelles qui devraient servir de repères à un projet de santé plus acceptable pour les bénéficiaires en termes de propositions et d’orientations. Évidemment, cette prise de parole n’est en rien suffisante pour un projet abouti, dans la mesure où il reste encore à réfléchir ce qui encadre l’acte de cette parole du patient, notamment la langue mobilisée ici et le langage qui formalise le sens qui émerge de cet acte. La prise de parole serait effectivement un leurre si les termes de l’expression de soi étaient médiés par un vocabulaire relativement identique à celui qui s’impose largement dans le système des experts et dans la discipline des professionnels. Un mode de raisonner la santé, la maladie, le soin et la guérison qui est cultivé dans le langage médical et dont on cherche à limiter l’influence, pourrait violer l’expression d’une réalité d’abord intériorisée si c’était le cas. En bref, si le patient-partenaire devait avoir appris à parler de santé et de malheur dans les termes d’un autre pour « prouver sa bonne éducation ou sa littéracie », il illustrerait là encore sa captivité. Au sortir du paternalisme et de la dépersonnalisation, une émancipation et quête d’autonomie fonderaient dans l’usage du langage établi sur le terrain de la santé. L’acculturation formelle et langagière gomme le sens d’une intériorité de la personne soignée au profit d’une commande sociale relativement imposée par un sens commun qui est miné par le sens savant. En d’autres mots, il faut imaginer la tendance que peuvent avoir des personnes en souffrance à dire leur mal dans les termes d’un diagnostic médical, à poser leur problème dans les termes d’une physiologie ou d’une anatomie, à parler de soi en parlant d’organes, ou dire qu’ils attendent d’abord une réponse chimique et pharmacologique pour leur projet, qui est de guérir ou voir disparaître des symptômes. Peut-être faut-il se défier de patients-partenaires de la sorte et convoquer des personnes partenaires susceptibles de refuser ce langage dominant, voire de se révolter, pour remplir le mandat qu’on se donne dans ces changements de paradigme au sein de cet univers de la santé?
Le langage envahissant de la gestion
Un autre langage est celui d’une administration et d’une gestion qui font elles aussi exister des pans d’une réalité qui importent de considérer pour des orientations données au projet de santé. Ce langage encadre cette fois le soin qu’il traduit d’ailleurs dans les termes d’un service, tout comme il substitue une histoire de maladie, une expérience sensible et à exprimer, en une trajectoire qui s’entend comme trajets et comportements cartographiés sur fond de plan compliqué - qui représente le terrain avec ses lignes et corridors de services, ses acteurs, sa pyramide, ses secteurs, ses entrées, ses sorties, etc. Alors que l’expérience intériorisée cherche à se faire entendre lors d’un appel, et qu’elle attend des gestes qui sauront correspondre à la vérité qu’elle sert aux fins d’un projet de vie valorisé et attendu, les aprioris de ce langage administratif et gestionnaire peuvent bien sûr ignorer celle langue d’un mal qui vit à la première personne. Davantage, elle risque de rendre étrangères au milieu toute personne soignée et même des personnes soignantes dans la mesure où il faudrait savoir parler la langue de la gestion pour sentir qu’on habite avec aisance ce monde et qu’on dispose ici d’un pouvoir pour agir à son endroit.
Pour la personne soignée, c’est devoir rendre compte par exemple de sa trajectoire dans les termes de l’accès aux soins, des ressources dont elle dispose ou dont il manque, comme des barrières qu’elle rencontre dans cet accès aux services. Et d’adopter dès lors des comportements ou en changer pour se plier aux ordonnances et suivre les chemins balisés sur la carte des services. Pour la personne soignante, il en va d’une manière de nommer et de comprendre le soin, notamment de le comprendre comme un ensemble de tâches, de le décontextualiser et de le délier en l’étalant sur une grille qui saura en mesurer ces expressions, tels le temps et le matériel qui l’encadrent ainsi que sa fréquence qui dicte la répétition de ces tâches et la mobilisation des ressources dans un intervalle de temps horaire donné. Tout comme le langage de la médecine fait abstraction de certaines dimensions de L’Homme pour asseoir son projet de guérison des corps, le langage d’une certaine gestion et administration en vogue peut bien faire abstraction des dimensions contextuelles et humaines impliquées dans un prendre soin qui serait défini autrement si le langage des personnes soignées comme des soignants occupait ce monde. Ce serait aussi le cas si on faisait bon accueil au langage d’autres disciplines plus humaines que ne l’est la médecine (que je différencie du médecin).
Les départs et la souffrance morale des soignants laissent d’ailleurs supposer que leur expression et langage du soin ne sont pas ou peu entendus, ou qu’ils ne guident pas du tout les gestes qu’ils posent en obéissant aux vérités ambiantes, gestionnaires et administratives dans cet univers. Être et devenir étranger à ce monde des soins quand on y travaille et quand on se définit initialement dans les termes de la qualité d’une promesse, d’une reconnaissance, d’une obligation d’écoute, de proximité et de présence est en soi une épreuve majeure. La souffrance des soignants pourrait être dès lors une maladie du langage, et cette idée de les faire prendre la parole pourrait faire partie des remèdes.
D’autres thèmes illustreraient bien comment il en va de langages à réviser ou d’une prise de parole à accueillir et considérer pleinement pour répondre à certains problèmes rencontrés dans le système de santé. Notons par exemple, comment la santé communautaire propose une analyse critique d’un langage déterministe, trop réaliste, trop expert, trop mathématique en santé publique, revendiquant d’ailleurs une plus grande reconnaissance des valeurs et des normes véhiculées par des bénéficiaires des interventions. Notons combien le développement des thèmes comme l’autonomie, la participation, la prise de décision, l’autogestion sont en vogue, faisant de tout un chacun, une sorte d’acteur qui composera aussi son texte et fera valoir son monde de significations.
Considérer ainsi la place que tiennent la parole, le langage et la langue dans les problèmes et les solutions rencontrés dans l’univers de la santé, nous invite donc à repérer les impérialismes langagiers, les langages dans l’ombre, les compétitions de langages, les occasions de paroles comme les muselages, tout comme les écoutes, les absences de paroles, les sans voix(e), les inaudibles, les privés de mots, les cadres d’énonciation… Avec ces repères, on jugera de la réalité en vogue qui produit ses vérités et pourra entrevoir une autre construction, en nommant autrement les différents objets qui composent ce monde (comme le soin, le prendre soin, la santé, la personne soignée, le soignant, le professionnel, l’environnement, le corps, le malheur, la maladie, l’hôpital, l’hospitalité, le service, etc.).
« Nommer, c’est appeler à l’existence, tirer du néant. Ce qui n’est pas nommé ne peut exister de quelque manière que ce soit » nous rappelle Gusdorf (1952 : 35). « C’est à travers les mots que le sens sera cherché, par la médiation des mots, comme d’un matériel dont il faudra apprendre à se servir. » (1952 : 43) Renouveler une offre, une politique, un système de santé, c’est alors revenir d’abord sur les termes et le sens qu’on veut bien donner aux choses du monde. Mais pour cela, il faut revenir au tout début et réapprendre déjà à parler de la santé et de soin, puisqu’il semble que l’on ne sait plus quoi mettre derrière ces deux mots phares qui devraient être les soleils de notre univers de la santé.
Référence
Gusrdorf G (1952) [1977], La parole. Presses universitaires de France. Paris
Formé comme infirmier diplômé d’État en France, Nicolas Vonarx s’est impliqué dans le champ de la santé publique internationale avant de comprendre que les approches anthropologiques étaient incontournables pour s’engager dans la transformation des réalités sociales. Détenteur d’une maîtrise et d’un doctorat en anthropologie, il est actuellement professeur à la Faculté des sciences infirmières de l’Université Laval. Il aborde, dans ses enseignements, les dimensions anthroposociales des expériences de maladie et la santé mondiale. Ses recherches et ses réflexions portent sur l'articulation entre la religion/spiritualité et la maladie grave, sur les soins et les médecines du monde.