La prière du Chéma Israël dans la liturgie juive
Par Jonathan Bourgel – 1er août 2022
Ce court article présente la structure et l’origine du Chéma Israël « écoute/entends Israël » l’une des principales prières de la liturgie juive et discute de la polysémie du terme Chéma.
Souvent décrite comme la profession de foi du judaïsme, le Chéma Israël est, avec la Amida1, la prière la plus emblématique de la liturgie juive.
La structure du Chéma Israël
Cette prière s’ouvre par une invitation formulée en six mots à écouter/entendre cette affirmation fondamentale :
Chéma Israël YHWH élohénou YHWH éhad
Écoute Israël, l’Éternel est notre Dieu, l’Éternel est un.
Cette courte phrase connue par la plupart des Juifs, même les moins pratiquants, contient une double proclamation solennelle: tout d’abord celle de la foi monothéiste comprise comme la croyance en l'unicité et l’unité du Dieu Créateur. La pleine adhésion à ce principe fondateur s’exprime par l’insistance marquée avec laquelle le fidèle prononce le mot éhad, (un). La seconde proclamation concerne la relation unique entretenue par le Dieu Créateur avec le peuple qu’il s’est choisi, Israël, c’est-à-dire les descendants du patriarche éponyme Jacob-Israël.
Ces six mots qui introduisent le Chéma Israël trouvent leur origine dans un verset du Deutéronome (6:4), le cinquième et dernier livre de la Torah (le Pentateuque). Dans le texte biblique, ils apparaissent peu après la seconde version du décalogue (Deut. 5.6-21) et figurent dans le discours adressé par Moïse aux enfants d’Israël alors sur le point d’entrer en Terre promise après avoir été libérés par Dieu de leur servitude en Égypte.
En prononçant ce verset d’ouverture, il est coutume de se couvrir les yeux de sa main comme pour s’isoler de toute distraction afin que dans un mouvement circulaire l’esprit puisse n’accueillir par l’intermédiaire de l’ouïe que la seule parole énoncée par le fidèle. Certains placent d'ailleurs leur annulaire, leur majeur et leur index sur leur front afin de former la lettre shin, première lettre du mot chéma.
À l’exception de la phrase qui suit « Béni soit le nom de la gloire, sa royauté est à tout jamais » que l’on prononce à mi-voix, le reste de la prière du Chéma Israël consiste en une compilation d’extraits de la Torah. Les trois parties qui la composent développent une thématique commune.
Le premier paragraphe (Deut. 6:5-9) débute par l’injonction d’aimer l’Éternel Dieu de tout son cœur, de toute son âme et de toutes ses forces; puis suit l’obligation d’apprendre les commandements divins en toute circonstance, de les enseigner à ses descendants et de les fixer à son bras, entre ses yeux et sur ses portes. De ces derniers impératifs découle la justification du port des téfilin (ou phylactères)2 et de la pose des mezouzot.3
Le Chéma Israël envisage donc des moyens mnémotechniques devant permettre aux enfants d’Israël de garder en permanence à l’esprit les commandements divins pour ne jamais s’en détourner.
Quels sont ces commandements? Il s’agit des ordonnances consignées dans la Torah qui, selon le récit biblique, furent révélées par Dieu à Moïse pour qu’il les enseigne aux enfants d’Israël. L’ensemble de ces commandements constituent les termes de l’Alliance conclue entre Dieu et son peuple. Selon Rabbi Simlaï, un sage du IIIe siècle, la Torah compterait un total de 613 commandements, dont 248 injonctions positives (obligations) et 365 injonctions négatives (interdictions) (TB Makkot 23b). L’observance de ces lois régule et imprègne tous les aspects de la vie juive. En effet, la Torah édicte non seulement des principes éthiques et moraux, mais aussi des règles alimentaires, sociales, sexuelles, etc. Dans la mesure où il professe un mode de vie, le judaïsme est plus volontiers considéré comme une orthopraxie plutôt qu’une orthodoxie.
Le second paragraphe du Chéma Israël (Deut. 11:13-21) décrit les bienfaits promis aux enfants d’Israël s’ils écoutent les commandements de Dieu: la pluie tombera en son temps, la récolte sera abondante et le bétail et les hommes seront repus. Par contre, s’ils venaient à se détourner des lois divines pour tomber dans l’idolâtrie, alors la colère de l’Éternel se répandrait sur eux: la pluie cesserait, il n’y aurait point de récolte et les fils d’Israël périraient sur la Terre que Dieu leur a donnée. L’Alliance conclue entre Dieu et le peuple d’Israël repose donc sur un principe de réciprocité et est régentée par un système de récompenses et de châtiments. À cet égard, il est remarquable que la rétribution soit ici envisagée de façon collective et strictement terrestre. La suite de ce paragraphe réitère les injonctions d’apprendre les commandements en tout lieu et à tout moment, de les enseigner, de les porter sur son bras, entre ses yeux et sur ses portes.
Enfin, le troisième paragraphe tiré du livre des Nombres (15:37-41) édicte que les enfants d’Israël devront porter des franges (tsitsit; pluriel tsitsiot) aux coins de leurs vêtements à la vue desquelles ils se rappelleront les commandements divins. Comme les téfilin et les mezouzot précédemment évoqués, la raison d’être des tsitsiot repose sur un procédé d'association mentale dont la finalité est le rappel de la loi divine.
La prière s’achève sur l’évocation de la libération par Dieu des israélites asservis en Égypte. Cet évènement fondamental est présenté dans le judaïsme comme constitutif non seulement de la relation unissant Dieu aux enfants d’Israël, mais aussi de la transformation des tribus israélites en peuple.
L’origine de cette prière
Le moment et les circonstances historiques précis de la composition du Chéma Israël restent discutés. Beaucoup en situent la rédaction vers la fin de la période dite du Second Temple de Jérusalem (538 AÈC-70 ÈC) (Reif, 2013), d’autres envisagent une date plus tardive (Kimelman, 2011). Dans le cadre de ces discussions, certains ont d’ailleurs jugé pertinent de rappeler que selon l'évangile de Marc (12:29-30), Jésus à qui l’on demandait quel était le plus important des commandements répondit: « Écoute, Israël, le Seigneur notre Dieu est l'unique Seigneur, et tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de tout ton esprit et de toute ta force. »
En tout état de cause, dans Mishna, la première codification de la loi rabbinique (compilée vers 200 ÈC), le Chéma Israël apparait déjà comme la pièce centrale des offices matinaux et vespéraux.
La Halakha (législation rabbinique) exige en effet de tout Juif adulte qu’il prononce le Chéma Israël deux fois par jour, conformément au verset du Deutéronome (4:7) qui préconise l’apprentissage des commandements en se couchant et en se levant.
Cette prière rythme donc la journée du Juif; plus encore, elle encadre son existence tout entière puisqu’en principe les versets d’ouverture du Chéma Israël sont les premiers mots que l’enfant apprend et les ultimes paroles du mourant. La tradition juive conserve d’ailleurs le souvenir de martyrs persécutés pour leur foi qui récitèrent le Chéma Israël pendant leur supplice. Le Talmud de Babylone (Berakhot 61b) rapporte l’exemple illustre du sage du 2e siècle Rabbi Akiva qui, alors qu’il était torturé par ses bourreaux romains, expira en prononçant le mot éhad (un) qui clôt le premier verset du Chéma Israël.
Écoute, obéissance et entendement
À présent que nous avons traité du contenu de cette prière, de son importance et de son origine, il convient d’analyser plus en avant la fonction occupée par le mot chéma qui, nous l’avons vu, initie ce texte.
Ce verbe hébraïque (conjugué ici à l’impératif) peut être traduit par entendre ou écouter. L’écoute est donc un prérequis nécessaire à la communication entre Dieu et son peuple et, dans ce cadre, l’oreille apparait comme l’organe privilégié de cet échange puisqu’elle conditionne la faculté et la disposition des israélites à accueillir la parole divine. Le prophète Jérémie (6 :10) ne qualifia-t-il pas « d’incirconcis d’oreilles » ceux de son peuple qui se détournaient des commandements divins?
Le recours au vocable chéma ne saurait toutefois être interprété comme un simple appel à une écoute passive; il suppose au contraire un processus actif d’apprentissage, de compréhension et d’obéissance de la part des fils d’Israël.
Le premier paragraphe du Chéma Israël, nous l’avons vu, insiste sur l’obligation de garder d’apprendre et d’enseigner les commandements. Or il est très significatif que le paragraphe suivant qui décrit les rétributions promises aux israélites s’ils respectent ces lois soit introduit par la formule: Véhaya im shamoa tishméou el mitsvotay qui a été traduite littéralement par André Chouraqui par « Et c’est, si vous entendez, entendez mes ordres ». La double occurrence de la racine du verbe chéma dans cette phrase entre en résonnance directe avec sa mention initiale en ouverture de la prière. Cet agencement astucieux permet d’expliciter le sens de l’appel adressé par Dieu à Israël réclamant son écoute: bien plus que l’exigence d’un moment d’attention de leur part, il suppose la réalisation par les enfants d’Israël de l’ensemble des injonctions décrites dans le premier paragraphe. Le verbe dérivé de la racine chéma signifie donc aussi obéir, toutefois, l’obéissance requise doit reposer sur la compréhension.
À cet égard, on peut citer un autre verset extrait du livre de l’Exode (24:7) où on retrouve la racine chéma. Lorsque, après avoir reçu la loi sur le mont Sinaï, Moise fit la lecture du livre de l’Alliance aux israélites (littéralement: il le lut « dans les oreilles du peuple »), ceux-ci répondirent: « Tout ce qu'a prononcé l'Éternel, nous le ferons et nous l’écouterons (na'asseh vénishma) ». L’ordre d’apparition des verbes faire (עשה) et écouter (שמע) dans ce verset a été l’objet de multiples discussions. Si le verbe dérivé de la racine chéma signifiait simplement écouter/entendre ou même obéir, il devrait précéder le verbe faire. Aussi ce verset a-t-il été interprété comme signifiant: « d’abord nous ferons tout ce que l’Éternel a ordonné, puis nous en comprendrons le sens ». Ainsi expliqué, ce passage serait l’expression d’une foi absolue et d’une soumission complète à Dieu. Si cette interprétation est fondée, elle a d’importantes implications pour le texte qui nous occupe puisqu’elle suppose que dans son adresse à Israël, Dieu exigeait de son peuple non seulement l’écoute et l’obéissance, mais aussi l’entendement.
Références
Ben Chorin, Shalom, Le Judaïsme en prière, la liturgie de la Synagogue (Coll. Patrimoines Judaïsme; Paris: Le Cerf, 1984).
Gribetz Kattan, Sarit, The Shema in the Second Temple Period, Journal of Ancient Judaism 6 (2015), pp. 58-84
Kimelman, Reuven, The Shema Liturgy; from Covenant Ceremony to Coronation, Kenishta: Studies of the Synagogue World 1 (2001), pp. 9-105.
Reif Stefan C., Judaism and Hebrew Prayer: New Perspectives on Jewish Liturgical History (Cambridge: Cambridge University Press, 1993).
Steinsaltz Adin et Josy Eisenberg, L’homme debout. Essai sur la prière juive Présences du judaïsme; Paris: Albin Michel, 1999).
Steinsaltz Adin et Josy Eisenberg, Introduction à la prière juive (Spiritualités vivantes; Paris : Albin Michel, 2011).
Notes
1 La Amida (litt. « être debout ») est une prière composée de dix-neuf bénédictions récitée trois fois par jour.
2 Les téfilin (ou phylactères) sont des boitiers de cuir munis de lanières fixés au front et enroulés autour du bras dans lesquels sont entreposés des parchemins contenant notamment les deux premiers paragraphes du Chéma Israël. Les hommes juifs les portent lors de la prière du matin.
3 (Sing. mézouza) Boîtiers contenant les deux premiers paragraphes du Chéma Israël que l’on appose aux montants de porte.
Jonathan Bourgel a obtenu son doctorat en études juives à l'université de Tel-Aviv (Israël) en 2009. Depuis 2018, il est titulaire de la Chaire Maurice Pollack en études juives à la Faculté de théologie et de sciences religieuses à l'Université Laval (Québec, Canada). Ses travaux de recherche portent sur l’histoire des Juifs à la fin de la période dite du Second Temple de Jérusalem, alors que la Judée était soumise à la domination romaine (63 AÈC – 135/6 ÈC).