Par Pierre Mathieu – 1er août 2022
L’entrée en soi, à l’écoute de ce qui bouge à l’intérieur de soi, fait partie de la proposition spirituelle du cistercien québécois Yves Girard. Il invite à découvrir d’abord notre mystère intérieur pour ensuite éveiller les autres au leur. Le silence favorise l’écoute de soi. C’est un silence de vie.
L’entrée en soi, à l’écoute de ce qui bouge à l’intérieur de soi, fait partie de la proposition spirituelle du cistercien Yves Girard1. Il invite à découvrir d’abord notre mystère intérieur pour ensuite éveiller les autres au leur. Je me suis mis à l’écoute de ce qu’il nous dit au sujet du « silence de vie ». Selon lui, l’entrée dans le silence dispose à la rencontre d’un autre, celle-là seule qui fonde et nourrit la vraie rencontre avec les autres et le monde. Nous pourrions parler d’un dialogue silencieux et amoureux, un silence qui nous introduit à notre mystère et nous fait découvrir notre richesse d’être.
Dans ses propos sur le silence, Girard adopte une approche anthropologique de la vie spirituelle. Avec souvent un langage areligieux, il estime que le défi essentiel de notre vie consiste à devenir nous-mêmes pour avoir accès à notre liberté intérieure, laquelle « n’est rien d’autre que cet accord et cette harmonie de notre être conscient avec les lois profondes qui sont inscrites en nous » (Girard, 1995). Bien sûr, ça ne l’empêche pas de parler explicitement de Dieu, comme un mystique chrétien peut le faire. Mais, il s’attache d’abord au désir humain, dans lequel il reconnaît la « nostalgie de l’essentiel ». Sa démarche herméneutique lui permet d’interpréter les textes bibliques en les mettant en relation avec les situations d’aujourd’hui qu’il connaît. Ainsi, chez le prodigue de la parabole, il voit les insatisfactions et les souffrances spirituelles des personnes (chrétiennes ou pas) qu’il rencontre à titre de guide spirituel. C’est cette approche à première vue non religieuse de la vie spirituelle qui a retenu mon attention, entre autres.
Girard pourrait vous parler de l’écoute tellement mieux que moi. Même si j’ai eu l’occasion d’analyser ses œuvres2, je me sens comme un porte-parole non autorisé. Je veux bien partager ce que je retiens de ses propos sur l’écoute et le silence, mais soyez conscients que j’interprète ses dires. Il vous revient d’interpréter ce que j’ai interprété, et de vous l’approprier de la façon la plus constructive pour vous.
Le silence de vie
Qu’est-ce que le silence ? Habituellement, il est associé à l’absence de bruit. Mais, selon Girard, ce n’est pas d’abord une absence de paroles, mais une « présence de vie ». C’est, dit-il, un silence qui nous attend au fond de nous. Il ne s’agit donc pas de faire silence, mais d’être présent au silence, d’être à l’écoute du silence.
Il est un silence qui ne s’apprend pas. Il est un silence qui se révèle gratuitement. Il est un silence qui vous surprend et s’impose à vous à partir du fond même de votre être. (Girard, 1993)
Girard invite les participants aux sessions d’intériorité à entrer dans un état qui leur permet de mieux entendre les appels informulés qui montent en eux. Être en silence pour mieux entendre. Selon lui, il est primordial de se mettre à l’écoute de ce qui se dit à l’intérieur de soi. Il presse ses lecteurs et ses auditeurs à porter attention à cet univers silencieux qui bouge dans les profondeurs de l’être. Le silence nous attend, dit-il; il s’agit de le découvrir. Au fond de nous, il est un « langage qui se dit à l’oreille de [notre] cœur » (Girard, 1995). Il ne s’agit pas d’une écoute de soi, comme une introspection, mais de l’écoute de quelque chose d’autre que soi, à l’intérieur de soi. Girard cherche à nous introduire dans un silence qui n’est que présence au mystère, ce qu’il appelle le « silence de vie ».
Il ne propose pas une technique de méditation qui amènerait la personne à s’imposer un silence en fournissant un effort. Il invite simplement à s’enfoncer au cœur du silence.
L’important pour vous n’est pas d’apprendre à faire silence, de vous efforcer de faire silence, mais de découvrir en vous le lieu caché où, déjà, le silence a commencé à produire son fruit de béatitude. (Girard, 1993)
Entrer dans le silence peut être associé à une sainte paix, un doux repos, loin de tous les bruits extérieurs. Détrompez-vous; aux yeux de Girard, le silence n’est pas de tout repos. En effet, dit-il, le silence vous oblige à faire la vérité sur vous-mêmes et à ce qu’il y a de mensonge dans votre vie.
De la relation à soi à la relation aux autres
La relation à soi apparaît tout au long du cheminement spirituel que décrit Girard. Mais, il insiste pour dire qu’il faut d’abord se retrouver avec sa propre richesse intérieure pour ensuite pouvoir amener les autres à rejoindre leur être profond, et ce, pour qu’ils puissent goûter la même paix et la même fécondité. Autrement dit, pour éveiller les autres à leur richesse, il est requis de se découvrir et de se reconnaître soi-même. Le monde sera sauvé non à partir de notre générosité ou de notre dévouement, dit-il, mais à partir de notre richesse intérieure qu’il s’agit d’abord de découvrir.
Les autres ne pourront jamais te reconnaître en tes lignes profondes si tu n’arrives pas toi-même à te reconnaître jusque-là. Tes semblables ne parviendront jamais à t’accepter avant que tu aies consenti à t’accueillir dans tout ton être. (Girard, 1983)
Le silence de vie conduit donc à une relation non seulement avec soi, mais avec les autres, par surcroît. L’entrée dans le silence devient même une mission: entrer dans notre mystère pour amener les autres à le découvrir en eux.
C’est le mystère de votre paix et de votre joie silencieuse qui a mission de signaler à ceux du dehors la tristesse « inconsciente » qui les habite par le manque d’éveil aux valeurs essentielles. Ils ont besoin du choc de votre témoignage de vie pour prendre conscience qu’il leur manque encore le principal3.
Selon Girard, nous ne pouvons entrer dans le vrai silence qu’à partir du moment où nous pouvons découvrir d’abord et livrer ensuite la richesse du mystère qui nous habite. Il ne s’agit pas de donner quelque chose aux autres, mais de partager sa richesse intérieure avec celle d’autrui, et cela, au-delà de tout langage.
Vous entrerez dans le silence de vie le jour seulement où, dans la communion, vous pourrez découvrir, puis « livrer » toute la richesse du mystère qui vous habite. (Girard, 1993)
L’accès au silence de vie ne requiert pas un éloignement de l’autre, comme s’il pouvait nous déranger dans notre liberté. Au contraire, selon Girard, cet autre est l’instrument indispensable qui la fait jaillir en nous. Dans le silence de la vie courante, il faut s’éloigner des autres pour ne pas être déconcentré. Le silence de vie, au contraire, appelle la présence de l’autre. Une fois installés dans la plus belle partie de nous-mêmes, dit-il, nous pouvons inviter les autres à goûter la paix. La relation à soi conduit à une relation à l’autre.
Selon Girard, autant l’image que nous présentons aux autres les amène à rejoindre leur être profond, autant le regard des autres sur nous peut enrichir la relation que nous avons avec nous-mêmes. Dans le cas de la relation avec un mourant, il estime, d’une part, que l’un (l’aidant) ne peut apporter à l’autre (le mourant) que ce qui résulte d’une relation avec le fond de lui-même, et que, d’autre part, le mourant, en relation avec son désir profond (souvent inconscient), oblige l’aidant, en quelque sorte, à se trouver lui-même. À ce sujet, Girard tient des propos qui peuvent étonner, mais qui ne font qu’accentuer l’importance première qu’il accorde à la relation avec le fond de notre être.
Il est plus important d’être vrai avec moi-même, de m’établir dans les profondeurs de ma paix et dans la richesse de mon harmonie intérieure que d’être attentifs aux besoins du mourant. (Girard, 1993)
Un dialogue silencieux et amoureux
Une question vient rapidement à l’esprit: comment arriver à une communion avec l’autre s’il n’y a pas de dialogue? Pour Girard, le silence éveille à une autre dimension qui nous habite, une autre forme de communion que celle qui a lieu au niveau social ou psychologique. Le silence nous oblige à entrer dans l’amour, dit-il. Il s’agit d’un dialogue dans le silence, dans le respect du mystère de chacun, à l’exemple des amoureux qui parlent toute une veillée de temps ensemble, en silence. Ils se rejoignent au fond de leur être, pour ne pas dire au fond de leur mystère. Ils se livrent l’un à l’autre et les mots deviennent inutiles, même nuisibles. Dans la pleine communion, écrit-il, tout se dit et se comprend sans paroles.
[Le silence est] le plus profond et le plus riche des langages, celui où on ne livre pas seulement des idées, mais celui où vous pourrez laisser passer le meilleur de votre richesse intérieure pour enrichir les autres. (Girard, 1993)
Le silence nous oblige à naître à nous-mêmes, écrit-il. Il parle d’une naissance dans l’amour, en précisant que le silence nous oblige à entrer dans l’amour. Et l’amour fait entrer dans le silence, comme ce qui se passe entre amoureux.
Notre richesse d’être
Girard nous parle d’un silence qui n’est pas une absence de paroles, mais une présence silencieuse en soi à découvrir qu’il appelle souvent le mystère de notre être. L’écoute dans le silence nous fait découvrir une richesse mystérieuse en nous qui n’a rien à voir avec ce que nous faisons ou ne faisons pas. Elle nous met en contact avec le fond de notre être. Girard nous invite à prendre conscience de notre richesse intérieure. Nous sommes distraits de notre être, dit-il. Le silence favorise l’écoute de soi.
Toute l’argumentation de Girard repose sur un postulat: nous avons, au fond de nous, une richesse d’être qui nous a été donnée en même temps que nous avons été créés. L’écoute silencieuse est présence à ce mystère. Ce n’est pas un raisonnement qui peut nous amener à conclure à son existence. Selon lui, l’intelligence se sent perdue quand elle est introduite dans le mystère. Elle entre en conflit avec le cœur. Au monde de la vie, dit-il, le cœur a préséance sur l’intelligence. Nous n’avons pas à comprendre le mystère, mais à nous laisser prendre et transformer par lui, dans le silence et dans l’écoute, en suivant notre instinct spirituel.
Que retenir des propos de ce cistercien ? Il nous exhorte à entrer dans le silence de vie, moins pour être en silence que pour écouter ce qui se dit au fond de soi. Cette entrée en soi conduit aux autres en vue de leur faire découvrir la même richesse d’être. Le silence fait entrer dans le monde de l’amour, qui se vit sans paroles. Girard ne nous livre pas un savoir livresque, mais une expérience de vie: il se nourrit de l’écoute et du silence depuis plus de 70 ans ! Il n’a rien à vendre, rien à prouver. Ce peut être enrichissant de l’écouter, en silence.
Références
Girard, Y., Braise silencieuse, Sainte-Foy, Éditions Anne Sigier, 1995.
Girard, Y., Lève-toi, resplendis !, Sainte-Foy, Éditions Anne Sigier, 1983.
Girard, Y., Mes larmes d’éternité, Sainte-Foy, Éditions Anne Sigier, 1995.
Girard, Y., Promis à la gloire : toi, Sillery, Éditions Anne Sigier, 1993.
Notes
1 Yves Girard fait partie de la communauté monastique de Val Notre-Dame à St-Jean-de-Matha. Il est âgé de 95 ans. Il a publié dix-sept volumes, entre 1981 et 2009 et a animé des sessions d’intériorité un peu partout au Québec.
2 Ma thèse de doctorat, déposée à la Faculté de théologie et de sciences religieuses de l’Université Laval en décembre 2021 avait pour titre De l’agir au subir. La proposition spirituelle du cistercien Yves Girard sur le salut, selon une perspective relationnelle.
3 Extrait d’une conférence.
Pierre Mathieu détient un doctorat en théologie obtenu en 2021 à l’Université Laval. Ses études (maîtrise et doctorat) ont été entreprises au moment où il a pris sa retraite. C’était un retour aux sources, après avoir obtenu une maîtrise en sciences religieuses à l’Institut supérieur de sciences religieuses (Université de Montréal) en 1967.