Entrevue avec Emmanuelle Lapointe

Image.


Réinventer dans la continuité




Propos recueillis par Mario Bélanger pour Spiritualitésanté  – 1er août 2023

Emmanuelle Lapointe est une douce rebelle. C’est une femme réservée et discrète, si bien qu’un quidam la croisant dans la rue du Quartier St-Roch de Québec ne pourrait jamais dire qu’elle travaille pour venir en aide à des gens qu’on perçoit comme « peu recommandables ». Son désir d’engagement social l’a amenée en marge de la marge, auprès des personnes que des problèmes de santé mentale et de toxicomanie ont rendues malades. Et parmi elles, à ceux que la rigidité du « système » a amenés à se « désaffilier ». Coordonnatrice de la clinique SABSA – une coopérative de solidarité visant à offrir des soins de qualité aux plus vulnérables – elle a choisi d’adopter cette position inconfortable d’être un « pont » entre la société dite normale et l’humain qui n’est même plus un numéro de dossier. Croire assez en cet humain pour en faire le cœur d’un système réinventé, n’est-ce pas révolutionnaire ? Bien que sa transgression soit tranquille, l’équipe dont elle fait partie change des vies au quotidien. Sous la forme d’une entrevue, elle nous témoigne ici de ce choix de sortir des sentiers battus pour rencontrer la personne sans masques et humaniser les systèmes.

 
Spiritualitésanté : Qu’est-ce qui vous a incité à accompagner des personnes en marge de la société, donc ayant souvent dépassé des interdits? Qu’y avez-vous découvert?
Emmanuelle Lapointe : Je me suis retrouvée à accompagner les personnes en marge de la société lorsque j’ai débuté mon travail comme intervenante sociale en 2001 vers l’âge de 22 ans. L’organisme où j’ai commencé avait comme mission de prévenir la transmission de maladies comme le VIH/sida et l’hépatite C. J’ai apprécié rapidement le contact avec ces personnes, en écoutant leur parcours et leur vécu, j’entendais d’où elles venaient. Plusieurs avaient vécu de nombreuses embûches et de nombreux rejets. Souvent, elles n’avaient plus la capacité de cacher leur vulnérabilité. Les préjugés que j’entretenais sur ces réalités ont diminué. Je prenais conscience que personne n’est à l’abri de vivre des difficultés en lien avec la santé mentale et les dépendances. Les personnes que j’accompagnais vivaient en marge de la société et transgressaient les interdits parce qu’elles n’arrivaient pas à vivre dans le système établi pour toutes sortes de raisons, certaines par choix et d’autres par absence de choix. Elles m’impressionnaient par leur capacité d’adaptation et elles m’ont donné des leçons d’humilité. Les contacts étaient parfois robustes, mais d’une grande franchise et transparence. J’ai pris conscience également des limites dans la relation d’aide et de l’impuissance que cela peut engendrer.
 
Comment ce parti pris s’est-il développé pour les plus vulnérables ?
E.L. : Pendant les premières années d’intervention, j’accompagnais les gens vers des services de santé (hôpitaux, CLSC, cliniques médicales, etc.) pour, entre autres, des traitements contre l’hépatite C et le VIH/Sida. J’étais témoin des difficultés d’accès aux services du système pour toutes sortes de raisons comme les critères d’admissibilité, les contraintes administratives, les connaissances manquantes sur la réalité des plus vulnérables, etc. La gestion d’un organisme communautaire en prévention des toxicomanies m’a donné l’occasion de me familiariser avec l’organisation des services et les processus décisionnels en plus de me sensibiliser aux enjeux politiques et de financement.
 
En 2014, j’ai intégré la Coopérative de solidarité SABSA au poste de coordination. Cinq membres fondateurs, dont des infirmières, un travailleur social et une intervenante psychosociale sont à l’origine de sa création. Le but de cette initiative était de donner accès au traitement de l’hépatite C, en y intégrant tous les services nécessaires en un seul endroit, du dépistage au suivi post traitement. Ces services dans le système public étaient morcelés, ce qui occasionnait de l’inefficacité dans la capacité de traiter et éliminer cette infection auprès des plus vulnérables.
 
SABSA a eu l’opportunité par la suite d’expérimenter le premier projet pilote de clinique de soins infirmiers au Québec, grâce un soutien financier de la Fédération interprofessionnelle de la santé du Québec (FIQ). C’était l’occasion d’élargir les services pour offrir des soins de première ligne à bas seuil d’accès et de répondre à davantage de besoins pour les plus vulnérables. Les infirmières se sont retroussé les manches et ont travaillé dur pour démontrer la pertinence du modèle et le faire reconnaître politiquement. Transgresser, sortir des sentiers battus, prendre des risques a permis à SABSA d’ébranler le système médical établi. Ce n’est pas une mince tâche et même si le modèle est reconnu aujourd’hui, il faut poursuivre les efforts de pérennité et de relève.
 
Contribuer au développement de cette organisation a été l’occasion d’influencer le système concrètement et d’agir directement sur les difficultés d’accès aux soins des personnes marginalisées dont j’avais été témoin au début de mon parcours professionnel. Au lieu de seulement « chialer », toute l’équipe a agi!
 
Une clinique « médicale » sans médecin ! C’était toute une innovation!
E.L. : SABSA a souvent été qualifiée d’innovation, mais je dirais plutôt que c’est une réinvention, c’est-à-dire découvrir à nouveau une dimension à la base du soin. Offrir des soins aux plus vulnérables, de nombreuses communautés religieuses, dont des infirmières comme les Augustines, l’ont déjà assuré. La Coop a transgressé en se sortant du système établi pour en créer un autre qui place à l’avant-plan le besoin du patient et en misant sur l’engagement et le dévouement des professionnels. Bien qu’elle ait été qualifiée de clinique sans médecin, SABSA a développé une approche interdisciplinaire en favorisant le déploiement d’une équipe regroupant divers professionnels (infirmières praticiennes, cliniciennes, médecins spécialistes, intervenants et travailleurs sociaux, pairs aidants, etc.).
 
Et la dimension spirituelle dans tout ça? Comment a-t-elle soutenu votre transgression?
E.L. : La dimension spirituelle m’a soutenue pendant les moments où la résistance de l’ordre établi se faisait sentir. Sortir des sentiers battus, c’est faire face à la critique, à l’incertitude. Elle m’a permis de tolérer les tensions et le doute et en plus m’aider à maintenir mon engagement. En nourrissant cette dimension, je suis davantage en mesure de tolérer les malaises ressentis devant des situations de chaos et d’incertitude.
 
Pendant ces années de travail au niveau de la gestion, le besoin de vivre de nouveau la relation d’aide s’est fait ressentir. Comme j’ai été souvent impuissante devant la détresse des personnes, la dimension spirituelle m’interpellait. J’ai complété le DESS en accompagnement spirituel en milieu de santé de l’Université Laval pour ensuite poursuivre ce cheminement en m’inscrivant au baccalauréat en sciences des religions que je réalise actuellement. C’est la dimension spirituelle des personnes que j’ai envie de soutenir et d’accompagner. Mon souhait de développer un volet spirituel à SABSA est une autre forme de transgression, car il amène un regard subjectif dans l’intervention. Cela permettra aussi aux usagers, aux patients.es d’être en contact avec leur spiritualité.
 
RSS : Et que croyez-vous que ça pourrait leur apporter de plus?
E.L. : La possibilité de soutenir toutes les dimensions de la personne, physique, mentale, sociale et spirituelle pour une favoriser une approche globale. Elle pourrait apporter du soutien lorsque les personnes vivent des deuils. Les personnes que j’ai accompagnées ont été confrontées à la perte d’êtres chers dans des circonstances difficiles comme des surdoses, des suicides, des contextes de violence.  Elles peuvent se retrouver devant des diagnostics qui ne peuvent être traités par la médecine. Elles ont parfois tenté de nombreux traitements pour se libérer de dépendances et ce cycle peut perdurer. La dimension spirituelle peut aider à maintenir la dignité et à trouver du sens dans ces expériences.
 
Merci beaucoup, Emmanuelle, d’avoir accepté de lever le voile sur les motivations qui soutiennent cet engagement si important!
 



Emmanuelle Lapointe détient une expérience de près de vingt ans en gestion et en intervention auprès de personnes en contexte de vulnérabilité, principalement dans la région de Québec. Pendant cinq ans, elle a d’abord fait du travail de rue en accompagnant des personnes utilisatrices de drogues injectables, tout en effectuant de l’intervention en milieu carcéral pour la prévention des maladies infectieuses. Puis, elle a dirigé un organisme communautaire en prévention des dépendances pendant sept ans. Elle a ensuite coordonné la mise sur pied de la clinique de soins infirmiers de la coopérative SABSA et la mise en place de la Fondation qui la soutient. Elle y œuvre depuis huit ans. Elle en assume la direction par intérim depuis les six derniers mois. Parallèlement, elle réalise à temps partiel le baccalauréat intégré en sciences des religions de l'Université Laval, après avoir complété le DESS en accompagnement spirituel en milieu de santé. L'ajout d'un volet de soins spirituels dans son milieu de soins est un aspect qu’elle souhaite faire avancer.


Crédit photo : Marie-Josée Marcotte


Laisser un commentaire



 Security code

 

Voir les commentaires
2 août 2023

Vous êtes une femme inspirante! Vous avez su voir au-delà des préjugés et durer dans ce contexte où les batailles sont choses quotidiennes. C'est souvent ce qui se passe dans la marge qui questionne les grandes organisations et les incite à changer les choses.

Par Isabelle

Dernière révision du contenu : le 26 juillet 2023

Signaler une erreur ou émettre un commentaire