Par Ivan Marcil – 1er août 2023
Cet article aborde l’accompagnement spirituel de l’aide médicale à mourir (AMM) en dégageant quelques caractéristiques d’une spiritualité spécifique à ce soin de fin de vie. L’auteur insiste ensuite sur la juste attitude de l’intervenant en soins spirituels face à l’AMM. La formation et les valeurs professionnelles de l’auteur Ivan Marcil l’habilitent à cet accompagnement de façon créatrice, au-delà des questions éthiques.
Ma formation professionnelle comme intervenant en soins spirituels m’a habilité à accompagner les personnes qui demandent l’aide médicale à mourir (AMM). Dans le passé, et encore aujourd’hui, l’AMM est perçue par plusieurs comme une transgression de la valeur sacrée de la vie. Pourtant, la majorité des demandeurs de l’AMM ne voient pas leur choix comme une transgression mais plutôt en cohérence avec leur situation existentielle.
Comment l’intervenant en soins spirituels (ISS) peut-il accompagner les valeurs et les convictions de la personne demandant l’AMM, même s’il ne les partage pas nécessairement? Quel est son ancrage professionnel pour le faire? Quelle est la posture à adopter pour bien intervenir?
Issu de mon expérience et de ma réflexion d’ISS, je dégage dans cet article quelques éléments possibles de spiritualité autour de la démarche de l’AMM. S’en suit une réflexion sur le concept de dignité qui est perçue différemment selon les valeurs de la personne et de la façon que l’intervenant se positionne face à ces valeurs essentielles. Je m’attarde ensuite sur les habilités et les compétences de l’ISS dans son accompagnement. Je crois que son écoute active recèle un atout majeur pour son intervention autour de l’AMM. J’insiste enfin sur le fait que la dimension empathique de cette écoute active ne suffit pas. La compassion/bienveillance se doit d’être présente dans cette écoute afin d’en assurer la fécondité.
Trois visages de la spiritualité de l’AMM
Dans ma participation à un collectif belge faisant le point sur leur expérience de l’aide médicale à mourir depuis 20 ans1, je dégage quelques visages possibles de la spiritualité des personnes demandant l’AMM.
Dans la spiritualité de l’achèvement, la mort n’est pas vue comme une tragédie mais plutôt comme l’expression de la beauté de l’existence qui s’achève avec sérénité. Ce sont surtout les personnes âgées qui manifestent cette satisfaction face à leur vie: « Je serais prêt à recommencer. » Le sentiment de la mission accomplie ne combat pas la fatalité de la mort et de la faiblesse mais l’accepte comme faisant partie de la vie. Une majorité s’en remet alors avec confiance à une puissance supérieure, source de leur existence féconde et de leur départ sans souffrance. En général, leur décision de l’AMM ne dépend pas de facteurs extérieurs, religieux ou idéologiques, mais de leur vécu relationnel arrivé à la plénitude de la maturité.
J’ai constaté aussi une dimension relationnelle et communautaire de l’AMM. En choisissant une heure et un lieu à sa sortie de ce monde, la personne permet une célébration avec ses plus proches, teintée d’une grande intensité émotionnelle. N’est-ce pas les dernières paroles et les derniers moments avec ceux qui nous sont les plus chers? Un rituel selon les croyances de la personne est tout à fait indiqué avant ou pendant ce grand moment d’humanité, pour célébrer une spiritualité du lien, ce lien qui se bâtit tout au long d’une vie commune et de partage.
Les familiers des soins palliatifs savent comment la personne privilégie les relations significatives à l’approche de la mort. Une femme me partageait comment son cancer a mis fin abruptement à ses projets et à ses activités nombreuses. Après des pertes d’autonomie douloureuses, accompagnées de colère et d’amertume, elle se dit prête à s’investir davantage dans ses relations avec ses proches: « C’est ce qui est le plus important. » Dans l’AMM, il n’est plus question d’une mort solitaire et imprévisible, mais d’une mort accompagnée jusqu’au bout dans l’amour.
La spiritualité du héros se dégage parfois dans le parcours de ceux qui privilégient les valeurs de liberté et d’autonomie. Face à la fatalité de la mort, le héros prend sa vie en main et avance librement face à son destin. Il quitte sa vie avec fierté en donnant par le fait même un exemple de courage à sa descendance.
Que la personne mette son héroïsme à endurer ses souffrances jusqu’au bout, ou plutôt, à décider de mettre un terme à ce non-sens de sa maladie, qui suis-je pour juger de l’intention profonde de la personne?
Accompagner l’AMM, c’est accompagner des valeurs fondamentales
Ces facettes de la spiritualité vécues lors de la démarche de l’AMM sous-entendent des valeurs qui jouent dans le choix de l’AMM. En effet, les personnes agissent en fonction de leurs valeurs fondamentales et de leurs croyances, et cela ne change pas face à la fatalité de la mort.
Il y a ceux qui considèrent la dignité humaine comme intrinsèque. Ils perçoivent la vie comme un don sacré et cela leur enlève la liberté d’agir à leur guise face à la mort. Le respect de cette dignité doit se vivre en tout temps, même dans des conditions extrêmes. Le monde religieux est très sensible à ce mystère sacré de la vie. Et pourtant, même dans cette croyance, la valeur de la vie n’est pas un absolu: donner sa vie pour l’autre par amour ou par devoir demeure exemplaire.
Il y a ceux qui voient leur dignité de façon plus contextuelle. Cette perception plus subjective suppose que c’est à la personne elle-même, et non à une autorité extérieure, de décider si ses souffrances rendent sa vie indigne d’être vécue. Ne voyant plus de sens à ce qu’elle vit, la personne décide d’abréger son existence par amour d’une certaine qualité de vie pour elle et son entourage. J’entends souvent cette phrase, face à des agonies interminables, suscitant l’indignation et la colère de la famille: « On ne laisse même pas les animaux mourir ainsi! »
Ces différentes conceptions de la dignité possèdent chacune leur valeur propre. L’intervenant en soins spirituels (ISS) se doit de clarifier ses propres valeurs afin d’accompagner celles de l’autre avec respect et professionnalisme. Hors de question pour lui d’imposer sa propre vision de la dignité à l’autre.
Il y a souvent un basculement des valeurs2 de la personne demandant l’AMM. Contrairement au suicide, où l’on choisit la mort comme désirable, même si notre condition médicale n’est pas en danger, la personne qui demande l’AMM aurait préféré vivre. C’est quand sa situation de santé se dégrade, que le bien-vivre n’est plus possible, que la médecine a épuisé ses recours, qu’elle désire éviter une mort douloureuse.
J’ai assisté plusieurs fois à ce renversement de valeur, mais de façon soudaine, quand la douleur physique extrême s’abat sur une personne. Ceux qui ne l’ont pas vécu comprennent difficilement ce drame. Cette douleur intolérable absorbe la conscience personnelle et fait perdre la connexion avec le goût à la vie. La personne est prisonnière de cette douleur sans pouvoir en sortir. Cette douleur implacable écrase toute qualité de vie. « C’est un enfer », me répète-t-on alors, de façon désespérée. La mort est alors plus désirée que la vie. Une fois soulagée, la personne revient à son désir habituel de vivre.
Dans ce cas-ci, ou dans la demande de l’AMM, quand la personne est aux prises avec une souffrance insensée, ne pas l’écouter et la juger ne fait que rajouter à son désespoir.3
L’ISS ne peut pas être un observateur extérieur à la personne et se permettre de juger d’une transgression ou non. Il ne peut pas non plus avoir une mauvaise conception de la distance professionnelle. Dans la juste distance de l’empathie (pas trop proche), évitant la sympathie fusionnelle, il accompagne l’intériorité de la personne afin de favoriser son expression libératrice. Son accompagnement prend la couleur d’une juste proximité avec l’autre (pas trop loin). Et c’est l’accompagné qui lui dicte les limites de sa proximité et ses transgressions possibles à son jardin secret.
Accompagner grâce à l’écoute centrée sur la personne
Ce qui facilite l’accompagnement sans jugement de l’ISS est sa formation à l’écoute active. Cette approche centrée sur la personne s’est inspirée de Carl Rogers et sa vision positive de l’être humain: chacun possède en lui-même les forces pour grandir selon son propre chemin. Par l’écoute empathique, la personne se sent écoutée et accueillie. Cela favorise le contact avec ses propres ressources intérieures et extérieures pour faire face à ses difficultés.
La qualité de l’écoute active demeure liée à la capacité de s’écouter et de ne pas interférer avec ses propres problématiques. Il s’agit aussi de diminuer les parasites de l’écoute que sont les distractions mentales, les préjugés et la propension à juger. Pendant ses stages et tout au long de sa pratique, l’ISS se doit de travailler sur lui afin de respecter le travail d’introspection de la personne accompagnée. Laisser toute la place à l’autre, s’effacer pour lui, se décentrer de ses propres valeurs, demeure une entreprise jamais achevée et jamais parfaite.
Une dimension essentielle de l’écoute active se trouve dans la faculté d’être attentif à l’autre. En effet, comment écouter l’autre si je ne suis pas présent à lui? Le rayonnement efficace de l’intervention en dépend. Des ISS trouvent profit dans des exercices d’attention comme le propose l’approche du mindfulness, appelée communément pratique de pleine conscience.
L’attention à l’autre ne suffit pas à l’ISS. Elle serait même une coquille vide si elle n’est pas animée d’une intention bienveillante. L’ISS ne fait pas seulement que de l’écoute neutre passive mais il intervient avec bienveillance: dans la présentation de son rôle et son service, en offrant un support, en reflétant les sentiments de la personne, par la reformulation de ses dires, par le non verbal (sourire, regard, geste amical) et la proposition d’un suivi, acceptée ou non par l’accompagné.
L’empathie a besoin de la compassion pour ne pas s’épuiser
Les études de la neuroscience démontrent que l’empathie, vécue dans l’écoute de l’autre, aussi nécessaire soit-elle, ne suffit pas. L’empathie s’exerce en lien avec une région du cerveau liée au circuit de la souffrance. Ce qui peut conduire à une détresse empathique parfois épuisante. Heureusement pour le soignant, une autre région du cerveau peut venir à son secours: celle de la bienveillance/compassion. Ce circuit neurologique procure ouverture, satisfaction, sécurité et force intérieure.
L’ISS a donc besoin d’être enraciné dans sa zone de compassion, pour faire un bon travail d’écoute. Sans compassion, les paroles de l’autre, surtout ses fausses perceptions, deviennent parfois douloureuses à entendre et réveillent de la souffrance en soi. Il est alors plus tentant de couper la parole pour se protéger. Mais arrimé à sa zone profonde de bienveillance, l’ISS se protège des frustrations, des reproches et des amertumes de l’autre. Il endure avec patience les propos erronés, surtout ceux qui heurtent ses propres valeurs, et il gère mieux sa colère4.
Le risque est toujours là de contaminer l’autre avec ses propres émotions mal gérées. La capacité humaine de résonnance rend les émotions contagieuses, autant du côté de l’accompagné que celui de l’accompagnateur, et cela bien au-delà des mots exprimés. Ainsi, les émotions bienfaisantes de l’écoutant influencent positivement l’écouté.
L’écoute profonde de compassion bénéficie d’une discipline spirituelle. Cela inclut de reconnaître ses limites et avoir un bon équilibre de vie pour soutenir cette écoute inconditionnelle qui ne peut pas être illimitée en temps et en énergie.
Un secret pour fortifier cette zone de compassion de l’ISS demeure l’autocompassion. Le chemin a été bien balisé par des experts5: une première étape consiste à reconnaître sa souffrance telle qu’elle est et à ne pas s’identifier à elle. Et ensuite, pratiquer la bienveillance amicale envers soi: « Qu’est-ce que mon meilleur ami me dirait et ferait dans cette circonstance? » À chacun de trouver les mots authentiques qui résonnent en soi. De belles phrases peuvent laisser indifférent l’un et réconforter l’autre. Ces mots murmurés doivent répondre à ce que la personne a besoin d’entendre et qui fait du bien au cœur. Il s’agit de se soigner avec amour, d’être gentil envers soi, de s’accepter sans jugement et de se donner ce dont ona besoin.
L’ISS vit un défi existentiel: confronter régulièrement la souffrance sous toutes ses formes. Ce message de la maladie et de la mort peut réveiller autant sa souffrance que stimuler sa réponse spirituelle. L’efficacité de son intervention dépend en partie de la manière avec laquelle il peut accompagner son impuissance et avoir compassion pour sa souffrance empathique. « Je sais que c’est souffrant et difficile. Je suis là pour toi et je prends soin de toi. »
Être en contact avec la part de soi-même qui est un ami compatissant donne des forces dans sa relation avec l’autre. Croire que cette sagesse compatissante est toujours disponible pour soi est un atout majeur.
L’ISS se retrouve fréquemment devant la question éthique de l’AMM. Malgré la popularité grandissante de l’AMM au Québec, les milieux religieux et certaines communautés culturelles voient toujours dans ce soin de fin de vie une transgression du précepte de ne pas tuer et valorisent plutôt le respect de la vie malgré des conditions extrêmes. Par contre, la majorité des demandeurs de l’AMM ne voient pas l’AMM comme une transgression de l’injonction séculaire de ne pas tuer mais comme une compassion de la société et du milieu médical pour arrêter une vie qui n’en est plus une.
L’ISS doit comprendre les deux positions et être capable de les écouter sans jugement. Il se situe au-delà du débat éthique pour accompagner le mystère et la conscience unique de la personne. Son attitude d’empathie et de compassion dépasse ses propres considérations morales en faveur de ses valeurs professionnelles.
Bien sûr, il peut se prévaloir de son objection de conscience mais cet article l’incite plutôt à accompagner la personne. L’esprit des soins palliatifs n’est-il pas de n’abandonner personne? L’ISS est invité à vivre une bienveillance envers tous et en ne laissant personne en chemin. Il rejoint de façon créatrice la transgression du précepte de ne pas tuer au nom de la compassion. L’amour de l’autre/Autre n’est-il pas le seul absolu capable de relativiser la vie et la mort?
Juger et ne pas accompagner la personne en demande d’AMM ne serait-il pas alors comme une transgression à son code professionnel qui milite en faveur du respect de la liberté de conscience de la personne entrevue comme une valeur sacrée?
Notes
1 Corinne van Oost, L’euthanasie au seuil des soins palliatifs. Vingt ans de modèle belge, collectif, Éditions Academia, 2022, p. 165-198. Je remercie mes collègues Julie Saint-Laurent, ICSP et Gilles Saucier, ISS, pour leurs partages et leurs commentaires qui m’ont aidé.
2 Dr Raymond Guelbe, L’euthanasie au seuil des soins palliatifs. Vingt ans de modèle belge, collectif, Éditions Academia, 2022, p. 149.
3 Pr Jean-Michel Longneaux, L’euthanasie au seuil des soins palliatifs. Vingt ans de modèle belge, collectif, Éditions Academia, 2022, p. 162.
4 Thich Nhat Hanh, Le zen et l’art de sauver la planète, Montréal, Le Jour, 2022, p. 195.
5 NEFF, Kristen, PhD, Christopher Germer, PhD, The Mindful Self-Compassion Workbook. A Proven Way to Accept Yourself, Build Inner Strength, and Thrive, New York/London, The Guilford Press, 2018.
Ivan Marcil est détenteur d'une maîtrise en théologie de l'Université Laval. Il s'est spécialisé dans la spiritualité carmélitaine. Il est intervenant en soins spirituels à l'hôpital Pierre-Boucher depuis 2011. Dans un souci interreligieux, son livre publié en 2018, portant sur le dialogue entre la pratique de la pleine conscience et l’Évangile, s'intitule De la pleine conscience à la pleine confiance.