Par Joseph Ayoub – 1er avril 2014
« Quand la médecine indique qu’il n’y a plus rien à faire, tout reste à faire… » L’auteur propose une approche humaniste dans les soins de fin de vie qui prend effectivement en compte la souffrance spirituelle des patients… Il défend la dignité humaine inhérente à toute personne et au respect de la vie au sein d’une société où il pourrait être facile de l’oublier.
Pour apprécier l’approche humaniste des soins en fin de vie1, il faut retourner aux sources du mouvement des soins palliatifs. C’est la docteure Cicely Saunders qui a fondé à Londres en 1967 l’Hospice St. Christopher et a inspiré, avec docteure Thérèse Vanier, la génération des médecins québécois qui ont fondé les trois unités universitaires de soins palliatifs au Québec : Dr Balfour Mount à l’Hôpital Royal Victoria en 1974; Dr Maurice Falardeau avec Dr Yves Quenneville et Mme Andrée Gauvin à l’Hôpital Notre-Dame en 1979; Dr Louis Dionne à la Maison Michel-Sarrazin en 1985.
Docteure Saunders ne cessait de nous rappeler que « quand la médecine dit qu’il n’y a plus rien à faire, tout reste encore à faire ». Ainsi l’approche humaniste, c’est cette touche spéciale qui nous permet d’aller au-delà de la technologie pour rejoindre le patient dans ce qu’il a de plus essentiel : son besoin d’accompagnement, de compassion et d’espoir.
Le soulagement de la souffrance physique et intérieure
Au cours des 15 dernières années, la lutte contre la souffrance physique a fait de grands progrès. En effet, les opioïdes permettent de soulager la grande majorité des douleurs, notamment grâce à la morphine. Au besoin, nous pouvons remplacer une molécule par une autre et lutter ainsi contre les situations d’échappement et les effets secondaires.
Dans le contexte du contrôle de la douleur, un élément-clé existe : le sens que le malade donne à la souffrance. C’est ainsi que l’éminent Dr Éric Cassell de l’Université Cornell de New-York a rappelé que « la médecine moderne a tendance à être orientée vers le traitement du corps. Or la véritable souffrance accable toute la personne et elle n’est pas seulement psychologique ni seulement physique, elle est aussi spirituelle. »
Une fois la souffrance physique soulagée, nous devons donc nous atteler à la tâche de transformer la souffrance morale du patient en une réconciliation avec la vie. En effet, révéler à un patient qu’il souffre d’une maladie incurable est un grand choc qui l’arrête subitement dans la course de sa vie. Ceci est souvent perçu comme une humiliation qui s’accompagne d’une détresse existentielle.
D’autre part, ceci porte aussi la personne à réfléchir sur le sens réel de la vie. La maladie entrouvre ainsi une fenêtre spéciale de notre vie intérieure qui libère l’amour enfoui en nous et est un appel aux vraies valeurs. Cette irruption spirituelle, souvent oubliée, est un facteur déterminant pour neutraliser la souffrance morale.
Mes malades atteints d’un cancer avancé et incurable me disent souvent qu’ils se sentent inutiles et qu’ils sont un fardeau pour leur famille. Je rétorque en leur disant qu’ils doivent distribuer aux autres « les perles » qu’ils ont accumulées au cours de leur vie. Ils peuvent apporter beaucoup autour d’eux, car ils deviennent alors diplômés de « l’Université de la Vie ». Je les encourage alors à s’engager dans des groupes d’entraide et à se revaloriser.
Chez ceux et celles qui acceptent de prendre ce tournant dans la dimension spirituelle, une sérénité s’installe graduellement. Ils sont réconciliés avec la vie, ils ont le goût de combattre et de vivre intensément le quotidien en déployant l’amour autour d’eux. Et si dans ce dépassement merveilleux, la mort les surprend, ils n’ont pas peur.
À cet égard, monsieur Jean-Claude Malépart, ancien député de Laurier-Ste-Marie, fut pour moi un exemple frappant. Cet homme de cœur profondément croyant avait fait son cheminement et avait accepté de prodiguer jusqu’au bout son aide aux démunis de son comté et de se dépasser, malgré un cancer galopant. Je retiens de lui cette phrase qu’il m’a dite à la veille de son départ pour la vie éternelle : « Vous savez, docteur Ayoub, on ne meurt pas, la vie continue là-haut. »
Le témoignage de Jean-Paul II
Il y a huit ans, le Seigneur a rappelé à lui notre bien-aimé Jean-Paul II. En 1994, celui-ci affirmait « le pape doit souffrir lui aussi, pour que le monde voie qu’il y a un évangile supérieur : l’évangile de la souffrance ». Aux malades qu’il chérissait, il disait : « Chers malades, si aux souffrances du Christ, vous unissez vos peines, vous pouvez être ses coopérateurs privilégiés pour le salut des âmes. C’est cela votre tâche dans l’Église. Votre souffrance n’est jamais inutile, elle est précieuse, car elle est participation mystérieuse, mais réelle à la même mission salvatrice du Fils de Dieu. »
Les soins palliatifs
L’objectif des soins palliatifs est d’entourer les patients en phase terminale d’une chaleur humaine, en plus de leur prodiguer des soins médicaux par une équipe multidisciplinaire et leur donner l’opportunité d’aborder leur spiritualité.
Au centre de la philosophie de ce mouvement, on retrouve une écoute attentive et un respect qui témoignent de la dignité de la personne malade au moment où elle se perçoit un fardeau. Les petites attentions, telles qu’un bouquet de fleurs ou le son d’une musique douce lui confirment sa valeur et son appartenance à la communauté. Le travail dans ces unités nous fait prendre conscience d’une réalité : « seul l’amour permet d’honorer la dignité de la personne ».
En fait, la personne qui va mourir n’a pas uniquement besoin de médicaments pour soulager sa douleur. Elle désire intensément la main tendue et l’oreille attentive d’un être humain chaleureux qui va l’élever de la médecine stricte vers la dimension spirituelle. Celui qui accompagne le patient est là pour lui donner le soutien et pour lui assurer qu’il recevra les soins nécessaires de support. « Il révèle les valeurs et ce qu’il y a de plus beau chez le patient » (Jean Vanier, Devenir humain).
La voie des soins palliatifs représente donc dans notre société moderne un des meilleurs moyens d’exprimer notre compassion envers un mourant. Pour les chrétiens, Jésus dans sa souffrance et sa mort, reste notre modèle. C’est donc par le Christ et dans le Christ que s’éclaire l’énigme de la douleur et de la mort qui hors de l’Évangile nous écrase! Pour la philosophe et mystique Simone Weil, « la grandeur extraordinaire du christianisme n’est pas de nous procurer un remède contre la souffrance, mais de lui donner un sens ».
La dignité humaine en fin de vie
Dans le domaine des soins prodigués aux personnes en fin de vie2, on observe l’émergence de différentes conceptions de la dignité humaine. Par exemple, en Europe, la notion juridique de dignité humaine englobe aussi bien le droit fondamental à la vie que la qualité de vie. Se dessinent alors différentes conceptions morales de ce qui rend la vie humaine digne d’être vécue. Or, dans le livre de la Genèse, nous réalisons que la dignité humaine est spéciale « puisque nous avons été créés à l’image de Dieu ». C’est cette idée qui fonde l’affirmation que « chaque vie humaine a une valeur – une dignité – intrinsèque ».
Dans le contexte des soins de fin de vie, souvent la dignité humaine n’est rien de plus que le respect de l’autonomie personnelle. Cette notion de dignité ressentie a des répercussions dans le débat sur l’euthanasie :
- On note que 63 % des demandes d’euthanasie aux Pays-Bas sont inspirées par un sentiment de « perte de dignité » (fardeau pour les autres, manque de qualité de vie, perte d’autonomie).
- En Oregon on a légalisé le suicide médicalement assisté (SMA) il y a 15 ans; la « dignité » comme notion subjective est ici très forte. Ceci a inspiré la « Société pour l’euthanasie volontaire » à devenir celle de « La dignité dans la mort ».
Mais en vérité, je ne suis pas la seule personne à décider si oui ou non ma vie est digne. Il est important d’aider les gens à conserver ou à retrouver le sens de leur propre dignité.
Une éthique de respect et d’attention aux autres
C’est une éthique de respect et d’attention aux autres qui peut améliorer la confiance en soi et le sentiment de dignité ressentis par un individu. Par conséquent, des soins aimants peuvent transformer les expériences subjectives de perte de dignité. Il apparaît donc que, dans le domaine vital des soins des personnes vulnérables, c’est dans « la qualité des rapports sociaux » que se trouve une meilleure compréhension de la dignité humaine. Pour les patients en fin de vie qui ne sont plus conscients, la dignité humaine réside toujours dans l’AMOUR démontré par les autres et immuable de Dieu.
Nul besoin d’être croyant pour affirmer que les autres comptent et que la « dignité humaine » est l’idée qui résume le mieux, et avec la force morale nécessaire, cette assertion. Quand les gens sentent que leur vie a un sens pour les autres, ils se sentent respectés et dignes. C’est pourquoi il est si important de placer l’accent sur la qualité des soins dispensés aux personnes en fin de vie. La dignité humaine dans les soins aux personnes en fin de vie est reconnue si les ressources sont adéquates, si l’accompagnement des patients est assuré, si la solitude des patients est meublée et si le malade est considéré comme une personne à part entière.
En tant que chrétien et à l’exemple de Jean Vanier, je considère que « toute personne est une histoire sacrée » : il n’y a pas de différence entre un être humain et un autre... Nous sommes tous habités par le Seigneur, que nous soyons atteints d’un handicap mental ou que nous soyons des intellectuels. En effet, la dignité de l’être humain « s’enracine dans sa création à l’image de Dieu et s’accomplit dans sa vocation à la béatitude divine » (Catéchisme de l’Église catholique, no 1700).
Le mythe de l’euthanasie et du suicide assisté
L’engouement de notre société moderne en faveur de la décriminalisation de l’euthanasie et du suicide assisté chez les patients en phase terminale d’une maladie incurable découle de deux facteurs. D’une part, plusieurs de ces malades ne bénéficient pas d’un contrôle adéquat de leur douleur et d’autre part leur dignité humaine est blessée. Or nous avons vu que la solution à ces deux problèmes est au cœur même de la mission des unités de soins palliatifs. Cette solution demande cependant un effort de la part des professionnels de la santé et des membres de la famille du patient. Elle exige de mettre le temps nécessaire pour contrôler la douleur. De plus, la dignité humaine n’est pas en péril si le malade est accompagné et ne reste pas isolé dans ses derniers moments.
Dans Le chant du cygne, le trappiste Yves Girard nous dit que le mourant est un naufragé qui cherche désespérément un rocher où il pourrait s’agripper. Il cherche « quelqu’un qui, par son calme, peut le persuader que ce qu’il vit n’est pas une fin, mais un commencement, une entrée dans la paix ». Aider les mourants à vivre jusqu’au bout est réellement une leçon de vie pour nous, c’est l’accueil de l’événement qui nous dépasse. Alors, pourquoi occulter aux membres de la famille, le témoignage de la transformation qui s’opère en leur proche face à la résurrection?
Il s’agit d’ailleurs là d’un mythe dans notre société moderne. Les patients ne réclament pas l’euthanasie. Après plus de trente ans de pratique médicale, je n’ai rencontré que deux ou trois malades qui m’ont demandé spécifiquement de les aider à mourir en leur donnant une injection. À ceux-ci j’ai expliqué alors que la vie est sacrée et qu’elle vaut la peine d’être vécue jusqu’au bout. Que de fois j’ai noté que les dernières minutes et les dernières paroles d’une personne agonisante pouvaient avoir des répercussions bienfaisantes sur un membre de la famille et lui faire découvrir le sens réel de sa vie. Ce sont plutôt les bien-portants qui parlent de l’euthanasie et qui font que les sondages donnent les deux tiers des gens en faveur de la légalisation de cet acte. Mais si l’on effectuait le même sondage auprès des malades, les deux tiers vous diraient « non, aidez-nous à vivre ».
Selon Mgr Pierre d’Ornellas, responsable de la bioéthique au sein de la conférence épiscopale française, l’euthanasie n’est pas un geste d’humanité. Le « devoir d’humanité » jaillit de la conscience humaine et est un devoir de compassion qui se concrétise dans l’accompagnement de la personne qui souffre, dans le respect de cette dignité, identique chez le malade et le médecin. Quand la douleur est « incontrôlable », elle fait appel à un surcroît de réflexion, de discernement, d’attention. C’est l’occasion d’un sursaut plus grand d’humanité pour trouver les moyens afin que le patient ne souffre pas, en particulier à travers les soins palliatifs.
La recherche de sens dans nos vies
Maurice Zundel nous dit : « Le vrai problème n’est pas de savoir si nous vivrons après la mort, mais si nous serons vivants avant la mort. »
- Le sens de notre existence, c’est de vaincre la mort.
- Le néant pour l’homme, c’est l’absence de cette dimension humaine de relation, de communication qui constitue notre dignité.
- La vie, quand elle devient dialogue d’amour, elle devient alors éternelle.
- Oui, un regard aimant suffit parfois à redonner sens à l’existence d’une personne en fin de vie.
- St-Augustin nous dit dans ses Confessions : « Tu étais dedans, mais moi j’étais dehors. Tu étais toujours avec moi, mais c’est moi qui n’étais pas avec toi. »
- Mais dès que la communication s’établit, dès que l’Absolu devient la respiration de l’être tout entier, à ce moment-là, la vie s’éternise.
- L’au-delà est au-dedans. Il n’est pas après, il est ici, maintenant, dans un présent qui demeure.
Ainsi, une approche psychosocio-spirituelle auprès des patients en phase terminale réduirait les demandes d’euthanasie.
Toute personne est une histoire sacrée
Il s’agit du titre d’un merveilleux livre de Jean Vanier3 fondateur de l’Arche, où il nous démontre comment, en participant à la souffrance des autres, nous pouvons être des porteurs d’espérance. Voilà ce qu’il nous dit :
Dans notre cheminement dans la vie, nous découvrons que le chemin de la paix ne consiste pas à monter vers la lumière dans une recherche d’une certaine puissance, mais c’est à descendre vers le petit, vers celui ou celle qui est faible. C’est là le mystère et le paradoxe de la vie. Dieu s’est fait chair en nous. Il n’est plus présent, lumineux dans le soleil. Mais il est présent humblement, quotidiennement avec nous, dans nos joies, dans nos épreuves. Et devant la souffrance, la maladie, la faiblesse et la mort, nous pouvons prendre l’un des deux chemins, et c’est à nous librement de choisir. Nous pouvons prendre le réveil et l’appel à l’amour, à la compassion, ou nous pouvons fuir dans les idées et les théories et dans le durcissement du cœur. Si nous osons pénétrer dans le monde de la souffrance, dans le monde de la pauvreté extérieur à nous, alors nous serons libérés de nos peurs, de nos fuites ailleurs, et nous deviendrons des porteurs d’espérance.
Références
1 Ayoub, Joseph. Soins de fin de vie : une approche humaniste. Présentation orale, 5e conférence annuelle, Fédération des médecins catholiques, Québec, 1er juin 2013.
2 Mgr Vincent Nichols. Discours sur la dignité humaine, La Documentation catholique, 2012, n. 2498, p. 883-889.
3 Vanier, Jean. Toute personne est une histoire sacrée, Édition Plon Laurédit inc., 1994; p. 275-279.