Par Marie-Josée Fleury - 1er avril 2017
Cet article propose une vue d’ensemble des enjeux liés à l’abus et la dépendance. S’appuyant sur les statistiques récentes, l’auteure dresse un tableau de l’état de la question en regard de l’utilisation et de l’organisation des services auprès de cette population.
La dépendance à l’alcool et aux drogues, intégrant les troubles liés à l’utilisation de substances psychoactives (TUS), représente une préoccupation majeure de santé publique1. L’abus et la dépendance (TUS) sont des diagnostics de la DSM-IV ou CIM-102 référant à un comportement pathologique de consommation, ayant des conséquences biopsychosociales néfastes pour la personne et son entourage. La consommation à risque est aussi monitorée dans une optique de prévention. Elle témoigne d’une surconsommation, pour l’alcool notamment, en termes de verres standards pris par semaine ou à une même occasion, et ce, sur une période d’une année.
Si la grande majorité de la population consomme de façon responsable et modérée, une proportion importante consomme de façon excessive. D’après l’Enquête sur la santé dans les collectivités canadiennes-ESCC (2012), 13 % de la population québécoise aurait un TUS à l’alcool au cours de sa vie et environ 3 % sur une période de 12 mois. Pour les TUS aux drogues, le taux de prévalence à vie pour le cannabis est de 9 %, et de 3,8 % sur 12 mois, et pour les autres drogues, il est de 4 % à vie et de 1 % sur 12 mois [1]. L’usage non médical des médicaments délivrés sur ordonnance constitue également un problème de santé de plus en plus grave à l’échelle internationale. Notamment, 1 % des consommateurs canadiens ont déclaré avoir consommé un produit pharmaceutique psychoactif de manière abusive, principalement des antidouleurs opioïdes en 2010 [2].
La dépendance est également fortement associée aux troubles mentaux, où ses deux pathologies représentent en fait davantage la norme que l’exception. Plus de 80 maladies et traumatismes évitables sont associés aux TUS, dont des traumatismes et des blessures intentionnelles et involontaires (suicide, accidents de la route, violence, négligence et drames familiaux), des maladies chroniques (cancers, cirrhose, dépression) et des maladies infectieuses[3]. Les TUS, incluant la polyconsommation et les troubles concomitants, constituent particulièrement un problème de premier plan pour certaines sous-populations, notamment les personnes sans domicile fixe, les autochtones et les personnes incarcérées, ainsi que les contrevenants et les jeunes de la rue. Certains groupes à risque ont aussi été priorisés par le ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS) [4] : les femmes enceintes et les mères de jeunes enfants, les jeunes en difficulté et les personnes ayant des troubles mentaux. Pour une majorité de consommateurs, la dépendance a par ailleurs un profil chronique. Dans une récente publication, notre équipe a effectué une méta-analyse sur la chronicité des TUS. Les résultats de ces travaux ont établi qu’entre 35 % et 54,4 % des individus aux prises avec des TUS étaient en rémission, mais ce seulement après une moyenne de 17 ans. Sur une année, de 6,8 % à 9,1 % des individus avec des TUS se rétablissent [5]. Enfin, plusieurs facteurs de risque sont associés à la dépendance, qui s’expliquent à la fois par la génétique, les caractéristiques individuelles et familiales et les éléments du contexte. Notamment, les hommes sont plus à risque que les femmes, ainsi que les jeunes de 15 à 24 ans, les personnes qui sont plus défavorisées économiquement et de faible niveau de scolarité, celles qui sont isolées socialement et celles qui ont des antécédents familiaux de TUS.
Utilisation des services pour raison de dépendance (ou TUS)
Selon l’ESCC (2012) pour le Québec (étude populationnelle), seulement 21,1 % des personnes ayant des TUS sont estimées avoir consulté les services dans une année [1]. Les personnes qui ont des troubles concomitants et la population clinique fréquentant particulièrement les centres de réadaptation en dépendance (CRD) – qui sont au Québec le dispositif de soins spécialisés pour les TUS et dont 10 % de la clientèle en dépendance est estimée y consulter des services par année [6] – sont néanmoins identifiées comme étant de « grandes consommatrices » de services de santé. Dans le cadre de travaux récents sur la clientèle en CRD, notre équipe a recensé qu’environ 97 % des usagers en CRD avaient consulté soit un omnipraticien, soit un psychiatre dans les deux années de suivi de l’étude, et ce, pour une fréquence de 1,5 consultation par mois. De ces usagers, 34 % avaient été hospitalisés et 22 % avaient consulté aux urgences, et ce, en moyenne à deux reprises sur la période de deux ans. Ces usagers avaient aussi à 60 % des troubles concomitants de santé mentale et de TUS, et à 50 % des troubles physiques chroniques (ex. : maladie pulmonaire chronique, maladie du foie, hypertension) [7]. Selon la littérature scientifique, différents facteurs influencent le recours aux services de santé pour raison de dépendance, dont : un meilleur soutien social, un revenu plus élevé, le fait d’avoir un emploi et d’être en milieu urbain et dans des quartiers moins défavorisés sur le plan matériel et social. Le fait de reconnaître avoir un problème de TUS et sa sévérité, la motivation envers le traitement et la conviction de pouvoir potentiellement s’en sortir, l’absence de stigmatisation et l’accès facilité aux services, ainsi que la perception que les services répondent aux besoins et sont efficaces sont d’autres facteurs recensés comme contribuant aux recours aux services de santé. Néanmoins, notons que parmi les personnes aux prises avec des TUS ayant recours aux services de santé, entre 50 et 80 % abandonnent leur traitement avant la période planifiée, surtout lors des trois premiers mois [8].
Organisation des services en dépendance au Québec
Au Québec, la gestion des dépendances relève du programme-services Dépendances sous la Direction des dépendances et de l’itinérance du MSSS, intégré aux services sociaux, à l’opposé de la santé mentale qui relève des services de santé. Plusieurs documents d’orientation élaborés par le MSSS ont contribué à baliser les services et les actions intersectorielles pour les TUS, notamment : les Orientations en prévention de la toxicomanie (2001), le Plan d’action interministériel en toxicomanie (2006-2011) et l’Offre de service en dépendance (2007-2012, reconduite jusqu’en 2015). Le MSSS est actuellement en élaboration de nouvelles orientations en dépendance, dont un plan d’action intégrée pour les TUS et les jeux pathologiques, de la prévention à la réadaptation, qui devrait être publié en 2017. Des neuf programmes du MSSS, la dépendance est néanmoins le programme le moins financé, avec à peine un financement de 0,32 % des dépenses allouées à la santé et aux services sociaux. De ce financement, 5 % sont estimés alloués aux centres de santé et de services sociaux (CSSS), 80 % aux CRD, et 15 % aux ressources certifiées [6]. Ainsi l’offre au niveau des CSSS ou services dispensés en première ligne est très peu développée, ce qui explique les résultats de nos travaux qui indiquent qu’une majorité de la clientèle des CRD aurait des troubles de consommation sous le seuil des diagnostics d’abus ou de dépendance. En première ligne, les omnipraticiens se montrent peu intéressés, d’une façon globale, à prendre en charge cette clientèle et ont tendance à la référer davantage aux services spécialisés (CRD ou hôpitaux : services de toxicomanie ou départements de psychiatrie). Ce n’est en fait que depuis 2007 que l’offre de service du MSSS est venue définir le rôle des CSSS comme centres locaux de services communautaires (CLSC, appellation avant avril 2015) quant à la détection, le suivi psychosocial et médical (ou intervention précoce) et l’orientation aux ressources appropriées auprès de la clientèle à risque et stabilisée après un suivi en ressources spécialisées [4]. Néanmoins, dans plusieurs CLSC, l’offre de service en dépendance se limite à un intervenant pivot en dépendance, lequel offre du soutien aux intervenants d’autres équipes ayant des mandats spécifiques tels qu’en santé mentale, jeunes en difficultés ou itinérance. Peu d’usagers semblent aussi transiger entre les lignes de services afin de recevoir un traitement continu, notamment entres les CSSS et CRD et vice-versa. En CLSC, des outils validés et standardisés de dépistage (ex. : DEP-ADO, DÉBA), des formations nationales à l’intention des intervenants de première ligne (détection et intervention précoce, approche motivationnelle, Alcochoix+) et des mécanismes standardisés d’orientation pour la référence aux CRD ont été cependant introduits. Le programme Alcochoix+ pour l’intervention précoce déployé dans 76 CSSS, du suivi psychosocial et médical pour le maintien à la méthadone et la désintoxication à sevrage qualifié de léger (CLSC) ainsi que des services de désintoxication intensive externes et internes (centre hospitalier) sont aussi offerts en CSSS.
Les principaux dispensateurs du programme-services Dépendances sont ainsi les services spécialisés offerts en CRD, ayant une mission régionale, incluant plusieurs points de services. Dans le cadre de la réforme en cours depuis le 1er avril 2015, ces services ont été intégrés dans les Centres intégrés de santé et de services sociaux (CISSS) ou Centres intégrés universitaires de santé et de services sociaux (CIUSSS), au niveau des Directions des programmes santé mentale et dépendance. Les CRD dispensent des services spécialisés (abus, dépendance, jeu pathologique) de désintoxication internes et externes intensifs, des services de réadaptation internes et externes, de réinsertion sociale et professionnelle, d’évaluation des conducteurs (SAAQ) et de soutien à l’entourage. La grande majorité offre aussi des services de traitements de substitution. Certains ont déployé des programmes spécialisés, notamment pour les personnes en situation d’itinérance, les personnes judiciarisées (ex. : programme de traitement de la toxicomanie de la Cour du Québec) ainsi que pour les enfants et leurs parents (programmes d’intervention appui aux familles et programme 6-12 ans). Un mécanisme d’accès jeunesse en toxicomanie a été institué dans l’ensemble des régions, permettant une évaluation standardisée et une référence adéquate pour répondre aux besoins des adolescents. Dans les dernières années, et afin de désengorger les urgences, 27 équipes de liaison dans les urgences hospitalières du Québec, gérées par les CRD ont aussi été créées [9]. Les CRD assument en outre un rôle de premier plan dans le soutien, la formation et l’expertise auprès des différents partenaires pour assurer une couverture intégrée de services dans leur région respective. Enfin, des mesures standardisées d’évaluation de la clientèle ont été introduites dans tous les CRD (IGT – Indice de gravité d’une toxicomanie, et GAIN – Global Appraisal of Individual Needs : en cours d’implantation).
Les ressources privées ou communautaires, ou centres de traitement certifiés, complètent la dispensation des services en dépendance. Ils offrent des services de prévention, d’aide et de soutien à la réadaptation, à la réinsertion sociale et à la désintoxication incluant ou non de l’hébergement. Installés dans toutes les régions, ils travaillent en étroite collaboration avec le réseau public. Parmi ceux-ci, 91 ressources d’hébergement certifiées sont en opération en toxicomanie. Depuis 2007, un institut sur les dépendances a été institué ayant comme mission de contribuer au développement et à la dispensation de services de pointe, à la formation des professionnels du réseau, à la recherche et à l’évaluation des modes d’intervention en dépendance. Globalement, les services offerts en dépendance sont balisés par l’approche biopsychosociale, la réadaptation psychosociale, le modèle des communautés thérapeutiques (CT) ou des Alcooliques anonymes (AA) et l’approche de réduction des méfaits, qui contrairement aux CT ou AA ne fait pas de l’abstinence un passage obligé, mais favorise une réduction des conséquences néfastes associées à la dépendance. L’emphase mise sur la réduction des méfaits, et parallèlement l’approche motivationnelle et l’alliance thérapeutique, se justifie par le faible recours aux services et l’abandon élevé en traitement. Au Québec, selon de récentes statistiques, l’on retrouverait aussi 1385 groupes AA, 264 groupes de narcotiques anonymes (NA) et 31 groupes de cocaïnomanes anonymes (CA). Notons également qu’au Québec, dans le secteur privé ou dans les organismes communautaires [10], on rapporte 213 psychologues ou psychothérapeutes traitant les TUS reliés à l’alcool et 301 psychologues ou psychothérapeutes traitant les TUS reliés à drogue.
Enjeux de la dispensation des services en dépendance (TUS)
Malheureusement, le programme-services Dépendances est aux prises avec beaucoup de défis. D’abord, notons un financement bien en deçà de la prévalence des TUS et de la clientèle à risque, et une première ligne très peu consolidée ou mobilisée, notamment au niveau des CLSC et des omnipraticiens. Toutes les réformes en cours en santé visent la consolidation des soins primaires, et différents résultats de recherche nous indiquent que les pays qui ont déployé une plus forte première ligne ont une population davantage en santé. Le programme-services Dépendances est aussi aux prises avec une clientèle soit peu portée à utiliser les services dont des stratégies de promotion devraient être mieux déployées, soit présentant un profil clinique et social complexe (troubles sévères, concomitants, chroniques, pauvreté, etc.) dont l’offre de service est peu ou non adaptée. Notamment, il existe en dépendance très peu de services de traitement intégrés pour les TUS et les troubles mentaux, et quasi aucun service de longue durée à intensité variable tels que des programmes de soutien d’intensité variable (SIV) ou de suivi intensif (SI) disponibles dans le réseau de la santé mentale. Le programme de dépendance est aussi très morcelé entre ses lignes de services, et l’intersectoriel (éducation, municipalité…) y est très peu coordonné. Reste néanmoins à voir quels seront les résultats de l’intégration des programmes santé mentale et dépendance dans les CISSS et CIUSSS nouvellement créés sur la consolidation des services de première ligne en dépendance et l’intégration des services, ainsi que les orientations et retombées futures du plan d’action en dépendance prochainement attendu. Espérons pour ces usagers que ces services seront priorisés, et que la stigmatisation envers les services et envers cette clientèle diminuera dans les prochaines années!
Références
1 Institut de la statistique du Québec (ISQ) : Portrait des statistiques de la santé mentale des Québécois. Résultats de l’Enquête sur la santé dans les collectivités canadiennes, Santé mentale 2012; Portrait chiffré. Québec : Gouvernement du Québec, Institut de la statistique du Québec; 2015.
2 Statistique Canada: Enquête sur la santé dans les collectives canadiennes (ESSC) 2010. Ottawa, Canada : Statistique Canada; 2010.
3 Rehm J, Taylor B, Room R. Global burden of disease from alcohol, illicit drugs and tobacco. Drug & Alcohol Review 2006;25:503-513.
4 MSSS: Unis dans l’action: Offre de service 2007-2012 Programme-services Dépendances : Orientations relatives aux standards d’accès, de continuité, de qualité, d’efficacité et d’efficience. Québec : Gouvernement du Québec; 2007.
5 Fleury MJ, Djouini A, Huynh C, Tremblay J, Ferland F, Menard JM, Belleville G. Remission from substance use disorders : A systematic review and meta-analysis. Drug Alcohol Depend 2016.
6 ACRDQ. Les CRDQ : Un réseau d’experts voués au traitement des problèmes de dépendance à l’alcool, aux drogues et au jeu, ACRDQ; 2014.
7 Huynh C, Ngamini Ngui A, Kairouz S, Lesage A, Fleury MJ. Factors associated with high use of general practitioner and psychiatrist services among patients attending an addiction rehabilitation center. BMC Psychiatry 2016;16:258.
8 Graff FS, Morgan TJ, Epstein EE, McCrady BS, Cook SM, Jensen NK, Kelly S. “Engagement and retention in outpatient alcoholism treatment for women”. The American journal on addictions / American Academy of Psychiatrists in Alcoholism and Addictions 2009;18:277-288.
9 Lecavalier M, Fleury M-J, Couillard J, Sapin-Leduc A. « Les équipes de liaison en dépendance au CRDM-IU: l’indispensable pont entre l’hôpital et la réadaptation ». Le Point en administration de la santé et des services sociaux, 2014;10:48-50.
10 Fleury MJ, Perreault M, Grenier G, Imboua A, Brochu S. Implementing Key Strategies for Successful Network Integration in the Quebec Substance-Use Disorders Programme. Int J Integr Care 2016;16:7.
Notes
1 Cet article est basé sur d’autres articles réalisés par l’auteure, publiés récemment sur le même thème dans la revue Le Point en administration de la santé et des services sociaux. J’aimerais souligner la participation de mes co-auteurs dans le cadre des publications antérieures similaires, soit les Drs André Ngamini Ngui et Louise Nadeau et Ms Jean-Marc Ménard et Jacques Couillard.
2 Dans le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux – DSM-5, produit par l’American Psychiatric Association, seul un continuum de gravité est retenu. L’abus et la dépendance devraient néanmoins être conservés comme diagnostics dans la Classification internationale des maladies – CIM-11 de l’Organisation mondiale de la santé. Dans cet article, la dépendance est utilisée à la fois pour désigner ce programme-services et le diagnostic inscrit dans le DSM-IV (ou la CIM-10).