Addiction, spiritualité et santé

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Par Jacques Besson - 1er avril 2017

Après avoir brièvement décrit la politique suisse en matière d’addiction et les différentes facettes du diagnostic, dont une s’intéresse à la détresse spirituelle, l’auteur élabore sur la légitimité clinique et scientifique de s’intéresser à la spiritualité en psychiatrie, et ce, spécifiquement à propos des addictions. Divers travaux classiques en sciences humaines et d’autres plus récents dans les neurosciences visent à expliquer l’effet de la spiritualité sur l’addiction.


Les troubles de la santé mentale sont devenus prioritaires en termes de santé publique dans le monde entier, incluant les pays émergents. Dans le trio de tête figurent les troubles liés au vieillissement, la dépression et l’addiction.
 
Le présent article souhaite démontrer la légitimité de se préoccuper de spiritualité en psychiatrie et en médecine à propos des addictions. Après une brève présentation des enjeux de l’addictologie, nous discuterons les rapports entre psychiatrie et religion, tant dans les sciences humaines que dans les neurosciences. Nous montrerons ainsi que spiritualité et addiction sont dans un rapport inverse face à l’angoisse humaine.
 
L’addiction est emblématique des pathologies de la modernité, car elle s’inscrit à la fois dans l’espace psychosomatique, par les effets des substances sur le corps et le cerveau, et à la fois dans l’espace psychosocioculturel. Avec Edgar Morin (1) on peut parler de boucle cerveau-esprit-culture. Les neurosciences (2) viennent confirmer cette représentation par les modèles animaux, la biologie moléculaire, la génétique, les neurosciences sociales et l’imagerie cérébrale fonctionnelle. C’est la notion de plasticité neuronale qui fait apparaître le lien entre les différents niveaux : en effet tout se passe comme si l’addiction représentait une pathologie de la mémoire liée aux mécanismes cérébraux d’automatisation. L’addiction installe progressivement une « dictature » des circuits neuronaux de la récompense au détriment de la diversité des activités du sujet sain. Pour le rétablissement, il s’agit alors de rétablir la « démocratie psychique » avec un retour vers la communauté. Au vu de ces mécanismes, on comprend aisément comment l’addiction attaque les liens et le sens.

Face à cette inscription en profondeur dans la nature de l’individu et face à la complexité des inter­actions communautaires, les aspects thérapeutiques doivent être construits dans une très large transversalité interdisciplinaire et dans un processus de continuité des soins en réseau, impliquant tous les acteurs concernés.
 

La Suisse et les drogues

Dans les années 1990, la Suisse a été traumatisée par ses scènes ouvertes de la drogue : dans les grandes villes, la jeunesse s’injectait des drogues dures dans l’espace public, comme au célèbre « Platzspitz » à Zurich. Il a fallu recourir à l’armée pour venir au secours de ces milliers de jeunes gens. Il en a résulté une prise de conscience collective et un réflexe de cohésion des différents acteurs au niveau national par une coordination d’intervenants qui n’avaient jamais travaillé ensemble auparavant. De là est née la politique suisse dite des « quatre piliers », alliant prévention, thérapie, répression et aide à la survie1. Tous les acteurs ont été sollicités pour contribuer au rétablissement de cette population. La psychiatrie n’y a pas fait exception.
 
C’est en 2001 que l’Organisation mondiale de la santé (3) a publié son rapport sur la santé dans le monde à propos de la santé mentale. Elle a donné dix principes directeurs pour une organisation communautaire dont le Centre hospitalier universitaire vaudois (CHUV) s’est très largement inspiré pour créer un dispositif d’addictologie partant de la rue jusqu’au rétablissement. Appuyé sur le modèle de la réduction des risques et de l’approche motivationnelle, le dispositif soutient un vaste groupe de médecins généralistes prescripteurs de traitements de substitution, contribuant ainsi à maintenir les patients dans la communauté.
 

Les dimensions du diagnostic

Pour travailler en réseau, notamment avec des médecins de famille, il a été important de définir un cadre diagnostique pour les besoins des patients : besoins somatiques, psychiatriques, motivationnels, systémiques et socioculturels. Un instrument pédagogique simple établissant des scores sur chacune de ces dimensions a été mis à disposition du réseau.
 
Au niveau psychiatrique et psychothérapeutique, notre attention a été attirée par la forte prévalence des antécédents psychotraumatiques dans cette population (4). Une majorité des patientes présentaient à l’investigation des antécédents de maltraitance et d’abus sexuels, et les patients, des antécédents de maltraitance, de négligence et d’abus physiques. Nous avons alors aménagé un programme de psychotraumatologie des addictions pour un rétablissement du sens et des liens.
 
En effet au niveau socioculturel, il apparaît clairement que les patients ont un besoin de sens : d’abord de sens privé pour comprendre ce qui leur est arrivé dans leur histoire personnelle et familiale et c’est là qu’interviennent des programmes de psychothérapie des addictions ; mais aussi de sens communautaire pour donner du sens à leur vie parmi les vivants. Beaucoup de ces patients font face à un vide existentiel; l’état de détresse spirituelle dans lequel ils se trouvent nécessite une brève investigation de leur spiritualité. Le « HOPE questionnaire » (5) est utile dans ce contexte. Avec quatre questions, il investigue le contenu de la spiritualité (source d’espérance?); la dimension communautaire (religion organisée?); les pratiques du sujet (prière?); et les aspects éthiques dans le traitement (accord de rencontrer un professionnel de la spiritualité/religion?).
 
Mais quelle est la légitimité clinique et scientifique de s’intéresser à la spiritualité en psychiatrie?
 

Psychiatrie et religion

Psychiatrie et religion (6) ne font pas bon ménage, toutes deux au risque de réductionnisme : scientisme en psychiatrie, spiritualisme et dualisme dans les religions. Pourtant à l’aube de l’humanité, les chamanes étaient à la fois prêtres et médecins. Aujourd’hui, il reste quelques zones frontière, comme l’effet placebo ou la conscience modifiée, comme dans l’extase et la transe, ou encore dans les états modifiés de conscience.
 
Mais le champ d’interface entre psychiatrie et religion le plus documenté est celui de l’effet de la spiritualité sur la santé tant physique que psychique, et ce, plus particulièrement dans le domaine des addictions. Dans ce domaine, la spiritualité a un effet protecteur tant au niveau de la prévention que de la réhabilitation. Dans de grandes études sur les rémissions spontanées, la spiritualité est un facteur prédominant, qui a d’ailleurs largement inspiré les concepteurs de l’approche motivationnelle.
 
Il y a une spécificité des rapports entre spiritualité et addiction dans le mouvement des Alcooliques Anonymes (AA). En effet les deux fondateurs, Bill Wilson et Robert H. Smith (Dr Bob), étaient proches du Groupe d’Oxford auquel participaient William James et Carl Gustav Jung, groupe préoccupé de spiritualité, mais aussi de spiritisme. D’ailleurs, Bill Wilson aurait rédigé les Douze Étapes en écriture automatique, dans un état de conscience modifiée. AA n’est pas un mouvement religieux, mais il est pénétré de spiritualité dans le processus de rétablissement, faisant appel à « Dieu tel que nous le concevons ». Les douze étapes constituent dans les faits un traitement de remédiation cognitive en groupe, favorisant la résilience des patients en termes de liens et de sens.

Carl Gustav Jung avait écrit une lettre aux deux fondateurs en leur rappelant que la formule des alchimistes pour l’alcoolisme était Spiritus contra spiritum, spiritus voulant dire en latin à la fois « alcool » et « esprit ». Dès lors, la formule désignait à la fois la cause de la maladie (l’alcool contre l’esprit) et son traitement (l’esprit contre l’alcool).
 
À ce stade, il faut définir la différence entre spiritualité et religion. La spiritualité peut être définie comme un besoin naturel et universel de quête de sens et de lien, et la religion comme la réponse culturelle, traditionnelle et institutionnelle, avec de grands Médiateurs. Cette définition est utile pour poursuivre la recherche des mécanismes possibles pour expliquer l’effet de la spiritualité sur l’addiction, tout d’abord depuis les sciences humaines, puis depuis les neurosciences.
 

Dans les sciences humaines

Nous allons maintenant aborder quelques pistes de réflexion dans le champ des sciences humaines pour tenter de comprendre les mécanismes d’action de la spiritualité sur la santé et notamment sur l’addiction. Nous commençons par la psychanalyse.
 
En psychanalyse, Freud ne s’est jamais vraiment intéressé à l’addiction au contraire de son engouement pour la critique de la religion. Toutefois dans la « Correspondance avec le pasteur Pfister » (7), il avoue au pasteur n’avoir jamais songé pour sa part que l’on pût « conduire le transfert jusqu’à Dieu ». N’étant pas prêtre, il se contente des joies de la satisfaction et il « laisse le ciel aux anges et aux moineaux ». On le voit, Freud a l’intuition de la force possible de la sublimation dans la spiritualité pour le destin de la pulsion dans la culture, mais c’est une recherche qu’il ne poursuivra pas. Oskar Pfister répondra à Freud et à son « Avenir dune illusion » par une critique du scientisme et du réductionnisme de Freud dans une publication « LIllusion dun avenir », accessible en français seulement depuis 2014.
 
Pour Carl Gustav Jung, spiritualité et religion seront la cause de son schisme avec Freud. Pour Jung, l’Esprit est dans la nature et Dieu est dans l’inconscient. On y accède par les rêves, les mythes et les archétypes, clés de la guérison par l’individuation et l’accès à la totalité.
 
En christianisme, c’est Eugen Drewermann (8) qui va explorer la psychanalyse tant freudienne, que jungienne et existentielle : il élabore une théologie de la guérison, permettant à l’homme marqué par l’angoisse fondamentale de se réconcilier avec Dieu par la psychologie des profondeurs, qui permet de raviver la lecture des anciens textes bibliques.
 
À Vienne, le successeur de Freud à la Chaire de neurologie, Viktor Frankl, rescapé d’Auschwitz, va poursuivre la recherche sur l’inconscient (9). Pour lui, en plus de l’inconscient sexuel et de la psychologie des profondeurs, il faut également considérer l’inconscient spirituel et la psychologie des hauteurs. L’homme a une volonté de sens et la refouler conduit au vide existentiel et à la névrose de civilisation, dont les symptômes sont la dépression, l’agression et l’addiction. Il propose un traitement fondé sur le dépassement de soi et la prise de responsabilité par l’autotranscendance, la logothérapie.
 
Un autre rescapé d’Auschwitz, Aaron Antonovsky, un sociologue médical établi aux États-Unis a aussi fait des observations dans les camps. Il en retire que la santé mentale est corrélée au sentiment de cohérence (10). La cohérence est constituée de trois axes : 1) la confiance dans la capacité de comprendre le monde; 2) la confiance de bénéficier des ressources – de ce monde ou non – pour gérer sa vie; 3) et la confiance que ce qui arrive a du sens. Une cohérence élevée favorise la santé mentale et physique, elle est le fondement de la salutogenèse. Celle-ci peut être considérée à l’inverse de la pathogenèse, comme la recherche d’attracteurs de santé dans l’avenir du patient.
 

Dans les neurosciences

Ces dernières années la recherche en neurosciences a fait des avancées spectaculaires tant dans la neurobiologie des addictions que dans les neurosciences de la spiritualité, aussi appelées « neurothéologie » (11). Il en ressort de nombreux points communs : tant l’addiction que la spiritualité mobilisent des réseaux de neurones à l’interface cognitive-émotionnelle, reliant des aires corticales et sous-corticales (12).

 
Dans l’addiction prédominent les aspects liés au stress et à l’anxiété (13), avec la rigidification des comportements de recherche des substances psychoactives (alcool, drogues, médicaments) ou des comportements addictifs (jeu pathologique, cyberaddiction, etc.). L’automatisation des gestes d’auto-administration est bien documentée dans les modèles animaux. Les neurosciences sociales documentent aussi la désafférentation2 progressive des patients de la communauté.
 
Dans la spiritualité, on assiste aux mécanismes inversés : dans la méditation en pleine conscience par exemple, les neurosciences cognitives et la neuro-imagerie fonctionnelle ont montré que la pratique régulière amène un assouplissement tant cognitif qu’affectif, qui améliore l’autonomie du sujet (14). On peut parler de désautomatisation. La spiritualité sous plusieurs modalités, notamment la prière – comme chez les AA – diminue l’anxiété et le craving, cette envie impérieuse de consommer.
 
Il apparaît donc que spiritualité et addiction sont dans un rapport symétrique par rapport à l’angoisse : comme les deux faces d’une même monnaie, elles apportent toutes deux des réponses au stress et à l’anxiété. Mais l’une, l’addiction, produit de la déliaison en attaquant les liens et le sens, alors que l’autre, la spiritualité, crée de la liaison, de la cohérence et du sens.
 

Perspectives

Nous espérons avoir ainsi montré qu’il y a une forte légitimité à se préoccuper de spiritualité en psychiatrie et en médecine. Il s’agit d’une dimension souvent inexplorée, au regret des patients qui aimeraient bien en discuter avec leur médecin ou avec un professionnel de la spiritualité, comme un aumônier. L’addiction ne fait pas exception. Dans notre unité d’addictologie hospitalière a lieu chaque semaine un groupe de parole sur la spiritualité, suivi pour ceux qui le désirent d’entretiens individuels avec l’aumônier. À la Policlinique d’addictologie, un groupe de méditation en pleine conscience se réunit sur une base hebdomadaire.
 
Ainsi l’addiction se présente bien comme une pathologie paradigmatique de la modernité. Elle nous permet d’expérimenter des solutions pour la médecine du XXIe siècle. Celle-ci devra intégrer trois ordres en médecine : 1) un ordre somatique, moléculaire, cellulaire; 2) un ordre psychosocial, cognitif, affectif; 3) et un ordre spirituel fait de sagesse et de compassion (15).
 

Bibliographie

1   Morin E. Les Sept Savoirs de l’éducation nécessaire au futur, Paris, Seuil, 2000.
 
2   Collège romand de médecine de l’addiction, Neurosciences de l’addiction, Berne, OFSP, 2009.
 
3   OMS, Rapport sur la Santé dans le Monde ; La Santé mentale : nouvelle conception, nouveaux espoirs, Genève, 2001.
 
4   Rougemont-Bucking A. et al., Le Traitement orienté en phases en addictologie, Archives suisses de neurologie et de psychiatrie, Bâle, 2015.
 
5   Anandarajah G., Hight H., “Spirituality and medical practice. Using the HOPE questions as a practical tool for spiritual assessment”, American Family Medicine, vol. LXIII, 1, 2001.
 
6   Besson J., « Psychiatrie et religion », dans Spiritualité en milieu hospitalier, Brandt P. Y. et Besson J. éd. Labor et Fides, Genève, 2016.
 
7   Pfister O., Freud S., Correspondance avec le Pasteur Pfister 1909-1939, 2e éd., Gallimard, Paris1991.
 
8   Drewermann E., Psychanalyse et exégèse, Seuil, Paris, 2001.
 
9   Frankl V., Le Dieu inconscient. Psychothérapie et religion, Inter Éditions, Paris, 2012.
 
10   Antonovsky A., “The structure and properties of the sense of coherence scale”, Social Science Medicine, 36(6), 725-33, 1993.
 
11   Newberg A., D’Aquili E., Why God Won’t Go Away ; Brain Science and the Biology of Belief, Ballantine Books, New York, 2001.
 
12   Kapogiannis D. et al., Cognitive and Neural Foundations of Religious Belief, Proceedings of the National Academy of Sciences of the United States of America (PNAS), 106(12), 4876-4881, Washington, 2009.
 
13   Huguelet P., Koenig HG., Religion and spirituality in psychiatry, Cambridge University Press, 2009.
 
14   Malinovski P., Neural Mechanisms of Attentional Control in Mindfulness Meditation, Frontiers in Neuroscience, 7,8, 2013.
 
15   Dalai-Lama, Beyond Religion : Ethics for a Whole World, Houghton Mifflin Harcourt Publishing Company, New York, 2011.
 

Notes

1   Le « pilier de l’aide à la survie » inclut les mesures de réduction des risques comme les locaux d’injection, la remise de matériel stérile et les programmes de prescription médicale d’héroïne. Les « quatre piliers » ont été inscrits définitivement dans la loi suisse suite à une votation populaire en 2008, avec une majorité de 70 % des votants.

2   NDLR : En psychologie, terme caractérisant une situation, un état, dans lesquels l’environnement social ne produit plus de stimulations, de motivations. Dictionnaire Mediadico consulté en ligne le 26 janvier 2017.
 



Jacques Besson, addictologue, est chef du Service de psychiatrie communautaire au Département de psychiatrie du Centre hospitalier universitaire vaudois. Il est président du conseil scientifique et membre fondateur de la Société suisse de médecine de l’addiction (SSAM). Son intérêt pour la psychiatrie communautaire et la santé mentale l’a porté à étudier depuis de nombreuses années les rapports entre psychiatrie et religion. Il est actuellement rédacteur en chef des Archives suisses de neurologie, de psychiatrie et de psychothérapie pour la partie francophone et membre du Sénat de l’Académie suisse des sciences médicales.
 


 


 


Commentaires



 

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5 août 2024

Article magnifique Je cherchais un peu d'explications pour un livre que je suis en train d'écrire sur la retraite, le vieillissement, les guérisons remarquables surtout (j'avais lu il y a plus de 20 ans un livre du SIRIM sur ces guérisons inattendues. Et parmi les facteurs de guérison il y la confiance à la fois au médecin, aux médicaments et en Dieu pour certains. Je voulais approfondir l'histoire de Dieu car je me souvenais que la prière joue un rôle dans la guérison. Me voilà servie, en grand. Je ne connaissais pas la neurothéologie. Merci alors. Cela va à la fois améliorer mon chapitre sur la santé et celui sur la spiritualité

Par Marie-Paule Dessaint

Dernière révision du contenu : le 5 octobre 2021

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