Témoignage de Karine Girard Tremblay
Propos recueillis par Nicolas Vonarx - 1er avril 2017
Que se passe-t-il dans la tête et dans le corps d’une personne dépendante? Pourquoi s’adonne-t-elle à la consommation? Quelles émotions traversent sa vie? Questions très profondes que nous nous posons tous probablement quand nous croisons une personne aux prises avec une dépendance telle que la toxicomanie. Madame Girard Tremblay nous présente le parcours de sa vie en nous partageant ses sentiments, ses questions, et surtout ses souffrances.
Native de Jonquière, Karine Girard Tremblay est arrivée à Québec pour y faire son cours secondaire. La consommation de drogues lui fit croiser la route d’organisations communautaires, comme Point de repères et le Projet Intervention Prostitution Québec (PIPQ). Elle s’est impliquée comme guide de rue, a monté avec d’autres personnes le Projet Lune et participé à l’élaboration d’un cours d’un crédit sur la toxicomanie à l’Université Laval.
Quand j’étais jeune, je faisais du sport sur une base régulière, mais j’étais la seule dans ma gang. Je trouvais ça « plate ». Avec le temps, j’ai lâché et adhéré à la consommation; probablement que ça me convenait mieux. Dans mon enfance, j’ai connu du rejet, j’avais ma place nulle part. Quand j’essayais de la prendre, je n’y arrivais pas. Je me sentais à part, gênée, et ne disais pas ce que je pensais. J’avais peur d’avancer un avis contraire aux autres, et risquer alors de ne pas me faire aimer. Je manquais de confiance. En plus, j’étais ballotée du côté de ma mère ou du côté de mon père quand je dérangeais trop. On ne m’a pas appris à gérer mes émotions, comment faire face aux problèmes, comment gérer mon argent. J’ai fait avec ce que j’avais pour composer avec les affres de la vie. Autour, il y avait un monde de rebelles et la drogue. C’était un monde plus facile et j’étais bien avec des personnes qui consommaient. Je ne me sentais pas jugée. Elles étaient comme ma famille.
J’ai maintenant plus de 40 ans et la drogue est présente dans ma vie depuis que j’ai 12 ans. J’ai consommé toutes les sortes de drogue qui ont existé. Mon besoin de drogue et le type de drogue dépendaient de ce que je faisais et des lieux où j’étais. Dans le temps où j’étais dans un milieu social actif, notamment quand j’étais danseuse dans un club, je prenais de l’alcool. La boisson était alors plus propice. Tout dépendait où j’étais rendue dans ma vie. Avec le temps, avec la déception de ne jamais rien réussir, et de ne pas avoir pu devenir ce que j’avais voulu être, la consommation de drogue augmentait, devenait plus forte, plus présente. La consommation était aussi plus marginalisée. Au début, il s’agissait de gérer des émotions difficiles. Par la suite, elle est devenue un moyen d’autodestruction, au point même de vouloir mourir. Ma souffrance était trop intense. C’était trop dur de voir qui j’étais. À la fin, j’avais besoin de morphine et de cocaïne par injection!
Trouver : un impératif quotidien
Quand j’ouvrais les yeux le matin, je pensais à ce qui allait me faire du bien. Souvent, quand tu es drogué, tu te couches sans argent. Quand tu te réveilles, c’est la panique. C’est la première affaire qui te vient en tête en te réveillant, parce que tu as mal, tu as chaud, tu as froid, tu ne files pas bien, tu as de la misère à marcher, tout le monde te tape sur les nerfs. Même ton chat te tape sur les nerfs. Il n’y a rien de plaisant, aucune personne de plaisante et d’agréable. Toutes tes pensées sont alors occupées par la manière dont tu vas t’en procurer. Est-ce que mon vendeur va pouvoir me « baquer »? Est-ce qu’il faut que j’aille faire un client? Si je dois voir un client, est-ce qu’il faut que j’aille en Basse-Ville? Et combien de temps je vais devoir prendre pour qu’un client m’embarque dans son auto? Quelle est la façon la plus rapide pour m’injecter quelque chose dans les veines pour enlever la douleur? C’est toutes ces questions qui t’habitent. Des questions, que des questions! Puis une fois que tu es enfin droguée, ta journée devient une routine : clients-drogue, clients-drogue. En tout cas, pour moi c’était ça. Ça me prenait ma consommation en me levant le matin, et tout le temps où j’étais réveillée. Je pouvais passer trois jours de temps réveillée, à consommer continuellement.
Aujourd’hui, je suis dépendante de la médication que j’ai commencé à prendre pour arrêter la consommation de drogue. J’ai besoin d’elle pour pouvoir fonctionner. Ce qui me fait du bien, c’est la méthadone. Parfois j’en rêve! C’est moins inquiétant et intense actuellement parce que je dispose de méthadone chez moi. C’est plus sécurisant quand j’ouvre les yeux. Ça change la dynamique. Je peux me faire un café avant, c’est correct. En plus, elle reste 36 heures dans le corps alors que la morphine tient là 12 heures. Ça dépend de la sorte de produit que tu prends et aussi du métabolisme, mais le sevrage arrive plus vite avec la morphine. Tu peux alors te réveiller dans un sevrage intense. Et là, dès que tu ouvres les yeux, rien ne va plus, c’est terrible et invivable.
Ça va donc assez bien de ce côté. Aujourd’hui, je dois aller chercher ma méthadone une seule fois par semaine, le vendredi. Par contre, quand il y a divers problèmes qui peuvent survenir avant que j’y aille, je panique et je peux même ne pas dormir. Quand on parle par exemple de 3e guerre mondiale, moi, je capote, je pense surtout aux pharmacies. Est-ce qu’il y en aura d’ouvertes quand même, et qu’est-ce que je vais devoir faire pour m’en procurer? C’est une grosse insécurité. La méthadone est essentielle à la manière dont je vais passer la journée. Aujourd’hui, je l’ai, elle est là, dans le sac que je viens d’aller chercher à la pharmacie, c’est pourquoi je n’ai pas toutes ces préoccupations.
Du corps : du déplaisir au plaisir
J’avais probablement un malaise avec mon corps quand j’étais jeune. Je ne me sentais pas bien dans mon corps. J’aurais aimé être dans un autre corps, avec une autre apparence physique. Je ne me trouvais probablement pas belle. Ce manque de confiance, c’est tout le reflet de cela. La drogue, c’est de ne pas ressentir la pesanteur de mon corps, sur mes genoux, sur mes pieds, sur mes muscles. C’est quelque chose, la pesanteur du corps sur toutes les articulations! Moi, je ne la ressens plus. Ces sensations, elles sont de trop pour moi. Je pense que tout le monde vit cela comme cela, mais pour moi c’est insoutenable. Je ne vois pas actuellement ma vie sans méthadone ou morphine ou quelque chose qui va engourdir physiquement mon corps. Quand tu t’injectes de la morphine, c’est comme si tu t’enveloppais d’un bien-être incroyable. Tu le ressens à l’intérieur et à l’extérieur. Quand tu l’injectes, tu la sens monter dans ton bras, tu la sens monter dans tes veines. Quand ça arrive dans ta bouche, tu la goûtes et tu as l’odeur.
Aussi, il y a l’avant, il y a ce rituel qui prépare l’injection. Il est important ce rituel! Quand j’avais ma consommation entre les mains, je préparais toujours la drogue de la même manière. Moi, je l’ai toujours fait sur ma table de cuisine. Avant, c’était toujours dans ma salle de bain. C’est toujours un moment de fun quand tu prépares ta drogue. Tu sais que tu l’as, et tu peux prendre le temps de la préparer. C’est déjà un plaisir avant l’extase, et avant cet extrême déplaisir du réveil, du manque. Avec la méthadone que je vais boire, c’est un peu le même buzz que je vais obtenir. Mais ce n’est pas la même chose sur le plan physique : cette enveloppe, je ne la ressens plus. Mais je n’ai pas ce malaise dont je parlais. Le corps est un peu engourdi. Je ne sens pas trop ces affaires qui me tapent sur les nerfs et je n’ai pas le besoin physique de consommer.
Moi et les autres
Quand je suis seule, je suis trop concentrée sur moi-même. Je ne me sens pas bien avec moi. Être avec quelqu’un, c’est comme pouvoir échapper à cette solitude et ne pas avoir affaire à soi. C’est un peu pour cela que je ne consommais jamais seule. Je ne pouvais pas le faire seule. Il fallait toujours que je trouve quelqu’un. Peu importe qui! Comme j’ai toujours eu besoin d’amour, j’en avais à travers la consommation. C’était comme un échange étant donné que je fournissais souvent la drogue. Plus j’entrais dans une consommation intense et marginale, plus j’avais besoin de quelqu’un. Peu importe les instants de ma vie, qu’ils soient beaux ou non, j’avais besoin d’une présence.
Aujourd’hui, la seule idée par exemple d’être seule, de ne pas avoir mon copain me fait paniquer. En ce qui concerne les autres personnes, par contre, c’était différent. Alors que je faisais plus attention à mon apparence plus jeune, ça n’avait pas d’importance la manière dont les autres, les passants pouvaient me voir. Je ne sais pas pourquoi, mais avec la consommation par injection, on se mutile en se piquant tout le temps, et tout ce qui compte c’est d’avoir un buzz. C’est plus important que tout. Ton apparence physique ne compte plus et tu ignores bien souvent le regard des autres. À un moment donné, j’ai même vu un psychiatre qui pensait que je souffrais de phobie sociale. Il faut dire que j’étais dans un autre monde quand je consommais activement et fréquemment. Je m’en foutais et je me suis mise à choquer les gens. J’aime ça choquer les gens. Ça ne me dérange pas que quelqu’un soit choqué de ce que je fais. Aujourd’hui, je ne suis plus comme cela, mais je suis passée par toutes les étapes. J’ai même vécu des moments où il était plus dur d’affronter le regard des autres, où je n’étais pas capable de prendre l’autobus, ou d’être toute seule dans le monde. Mais avec une extrême consommation, tout cela s’est effacé. J’ai connu une extrême marginalisation où je m’en foutais totalement.
Pour finir
Voilà en bref ce que veut dire consommer de la drogue, d’être prise avec ce qu’elle exige, de t’en servir pour obtenir du plaisir, pour effacer le déplaisir et la souffrance qui t’habitent, pour quitter ce corps insupportable et pour pouvoir prendre une place dans le monde. Toutes ces choses de la vie, tu n’apprends pas forcément à les gérer. Tu les gères en consommant.
J’ai souvent voulu mourir, j’ai fait des tentatives de suicide. La consommation est un suicide à petit feu. En tout cas la mienne. J’y étais presque à la fin, il ne manquait plus grand-chose. J’ai attrapé le VIH et l’hépatite C. J’ai joué avec les seringues, comme dans une roulette russe. C’était chercher une façon de mourir, de pouvoir partir. Je n’ai jamais senti que j’avais ma place. Je n’ai jamais senti qu’il y avait assez de place sur la terre pour moi. Comme si j’étais de trop! Dans mon adolescence, je me sentais déjà comme ça. Comme je n’aime pas la souffrance, la drogue c’était un moyen pour partir. Même si je me fais énormément souffrir, ça m’empêche de souffrir intérieurement. Toutes mes affaires sont paradoxales, mais c’est comme ça.