Le surdiagnostic

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Par Fernand Turcotte – 1er décembre 2013

Les Presses de l’Université Laval publiaient, en 2012, une traduction française d’un ouvrage de trois professeurs du  Darmouth Institute for Health Policy and Clinical Practice, touchant le surdiagnostic. Le docteur Fernand Turcotte, qui a assuré la traduction du livre, propose dans le texte suivant, une synthèse de l’ouvrage. Il présente le surdiagnostic, étroitement lié au phénomène de la surmédicalisation, comme le principal problème affectant les soins de santé contemporains.

 
Le titre de cet article est aussi celui d’un ouvrage1 que les Presses de l’Université Laval ont lancé au Salon du livre de Montréal, en novembre 2012. Ce livre est de la plume de trois professeurs du Dartmouth Institute for Health Policy and Clinical Practice, du Dartmouth College situé à Hanover, New Hampshire. C’est parce que ces auteurs estiment que le surdiagnostic est le principal problème affectant les services de santé contemporains qu’ils ont résolu d’écrire ce livre dont l’objectif est d’alerter tant les médecins actifs en médecine de premier contact que le grand public qui les consulte, de l’existence de ce problème et de ses effets délétères pour la santé et le bien-être des gens. Ils ne s’en tiennent pas à signaler le problème, mais en décrivent les principales manifestations, ce qui leur permet d’expliquer comment un système de soins aussi étroitement contrôlé que peut l’être le système des États-Unis, peut néanmoins s’enliser dans pareil marécage. Bien que les services de santé du Québec soient plus avancés que les services de santé des États- Unis, le problème du surdiagnostic est tout aussi brûlant dans notre pays. D’où l’intérêt de cette initiative des Presses de l’Université Laval.
 
En outre, ce problème est pertinent pour presque toutes les maladies. Il a conduit des millions de personnes à devenir des patients, à nourrir des inquiétudes pour leur santé, à se faire traiter pour rien et à supporter les conséquences et le fardeau financier associés au surdiagnostic, lequel appelle le surtraitement. Il a ajouté des coûts astronomiques à un système de soins déjà débordé, au point de mettre en péril sa pérennité.
 
Le surdiagnostic est étroitement lié au phénomène de la surmédicalisation, phénomène socioculturel en vertu duquel on transforme en maladies toutes sortes de souffrances humaines, dont une grande partie ne constitue que l’expression des limitations qu’apporte le vieillissement par exemple. D’autres appartiennent au domaine des traits de comportement ou de sensibilité qui marquent la diversité des êtres humains.
 
Il existe plusieurs forces qui ont contribué à créer puis à aggraver le problème du surdiagnostic : les croyances, les préoccupations de nature juridique, l’appât du gain, l’intérêt des médias pour les prouesses « scientifiques » et la « panique de la semaine » finissent par construire des raisonnements circulaires qui sont tout sauf raisonnables et susceptibles d’améliorer la santé. Ces cycles s’entretiennent d’autant plus fortement que la crédulité interdit toute discussion critique de ces questions, la sagesse à la mode étant dotée d’infaillibilité.
 

L’enthousiasme pour le diagnostic

Les auteurs commencent par expliquer la passion avec laquelle on cherche l’explication physiopathologique d’une souffrance. Cette passion caractérise le travail des médecins depuis qu’on leur a confié la responsabilité de sortir la maladie du confessionnal, en la tenant pour une manifestation d’un désordre affectant la physiologie humaine plutôt que d’une punition pour une transgression d’ordre moral. C’est une responsabilité dont les contours ont été établis par Thomas Sydenham au tournant du XVIIIe siècle. Grâce à Sydenham, on a cessé de s’en tenir au seul traitement des symptômes, pour chercher l’explication de la souffrance, la maladie, et lui remédier. En l’absence de toute explication d’ordre physiopathologique, une souffrance cesse de relever de la compétence du médecin, ce qui ne veut pas dire que la souffrance cesse d’exister. C’est le premier ressort du zèle déployé pour trouver un diagnostic de sorte que lorsque l’on consulte un médecin en Occident, c’est parce qu’on souffre et qu’on souhaite que l’explication de cette souffrance soit trouvée puis remédiée.
 
Depuis quelques décennies sont apparues des maladies qu’on peut identifier avant qu’elles ne provoquent des signes ou des symptômes. C’est le cas d’un grand nombre de maladies chroniques, devenues plus prévalentes du fait de l’augmentation considérable de la longévité, plus particulièrement dans les pays les plus riches. L’hypertension artérielle est un exemple prototypique de cette variété de maladie, qui ne provoque pas de symptôme, mais qui requiert quand même un traitement dont l’objectif est de réduire le risque de souffrir d’autres maladies plus graves et incapacitantes que l’hypertension peut faire apparaître.
 
Ce qui allait dorénavant conduire chez le médecin des foules de gens dépourvus de toute souffrance, mais désireux de se protéger du risque de souffrir de certaines maladies. En l’absence de toute souffrance, le médecin allait devenir dépendant d’informations obtenues par des examens de laboratoire ou d’imagerie médicale, pour assumer sa responsabilité professionnelle. L’absence de souffrance qui reste essentielle pour le travail diagnostique du médecin, allait rendre nécessaires les nombres qui décrivent la valeur des paramètres physiologiques, valeurs à partir desquelles on estime qu’il faut mettre en œuvre un traitement. Ces valeurs sont habituellement établies par des conférences de concertation, réunissant des experts qui sont aussi des notables de la profession, ce qui leur vaut d’être tenus pour des meneurs de l’opinion professionnelle. Le fonctionnement de ces conférences de consensus est déterminé par beaucoup plus de facteurs que ceux qui se trouvent liés à la compréhension incomplète de la physiopathologie. La connaissance de ces facteurs permet de comprendre une grande partie de la dérive détournant la pratique médicale contemporaine de son obligation déontologique de ne pas nuire. L’ouvrage de Welch, Schwartz et Woloshin permet de comprendre l’importance de se méfier de la prévention primaire fondée sur la consommation de médicaments.
 

Plus on en cherche, plus on en trouve

De nos jours, c’est devenu une évidence que l’on connaît une épidémie de cancers. Réductrice comme tant de lieux communs de la sagesse conventionnelle, ce que l’on connaît vraiment c’est une épidémie de diagnostics du cancer. À partir du raisonnement voulant qu’il n’y a jamais de grosse bosse qui n’ait été précédée d’une petite bosse, il est naturel qu’on s’emploie à chercher ardemment les petites bosses. Surtout quand il s’avère beaucoup plus facile et apparemment plus efficace de traiter les petites tumeurs que les gros cancers. La logique de cette séquence est inattaquable, mais elle reste insuffisante pour savoir s’il vaut d’intervenir, car il faut aussi connaître le temps que requiert une petite tumeur pour devenir une grosse tumeur nécessitant traitement. Pour bien des cancers, cet intervalle de temps est beaucoup plus grand que ne l’est la longévité humaine. C’est dire qu’il est probable qu’on hébergera plusieurs cancers quand on décédera, sans que le moment de ce décès n’ait été devancé par ces cancers. Quand on les traite, on les traite pour rien et il reste possible que le traitement précipite, lui, le moment du décès.
 
La frénésie qu’on met à dépister le cancer de la prostate est une belle illustration de ce qui survient quand on ne tient pas compte de ces éléments de l’histoire naturelle des cancers. On assiste depuis le milieu des années 1980 en Amérique du Nord, à une formidable croissance du taux des nouveaux diagnostics du cancer de la prostate en même temps que la mortalité spécifiquement provoquée par ce cancer reste remarquablement stable. C’est comme si le dépistage ratait systématique- ment les cancers qui s’avéreront mortels et qu’il ne reconnaissait que les cancers inoffensifs.
 
Il en va de même pour l’ardeur avec laquelle on préconise le dépistage comme méthode de réduction de la mortalité prématurée, qu’elle soit provoquée par le cancer ou tant d’autres maladies chroniques. En fait, ce sont souvent des développements survenant dans les méthodes analytiques, sinon dans l’appareillage d’imagerie, et permettant la reconnaissance d’indices jusque-là méconnus qui incitent l’adoption de nouveaux dépistages. Le surdiagnostic invite à réévaluer la situation de presque tous les cancers connaissant une augmentation de leur taux d’incidence et permet de comprendre que la hantise qu’inspire le cancer est souvent bien plus dévastatrice de la qualité de la vie que peut l’être la maladie, surtout quand on lui fiche la paix.
 
Ces problèmes sont, en bonne partie, provoqués par le système de santé. Les auteurs de l’ouvrage consacrent d’ailleurs un chapitre à la compréhension du système. Ce chapitre conduit tout naturellement aux conséquences qui en découlent pour les citoyens que nous sommes, tous susceptibles de devenir un jour, des patients. Des règles de conduite sont proposées pour la prise de décision, advenant qu’on devienne confronté à l’obligation de de- voir choisir entre les diverses alternatives que le souci de préserver sa santé peut susciter. La compréhension préalable de ce contexte devient d’autant plus critique qu’il arrive souvent que le médecin soit devenu incapable de déterminer ce qui convient le mieux à ses patients, étant systématiquement trahi par les institutions censées le soutenir dans l’exercice de sa pratique. C’est parce que le médecin traitant n’est plus protégé contre le bourrage de crâne, les fraudes scientifiques et les pressions survenant des secteurs à but lucratif qui subsistent dans les services de santé, que certains auteurs comme Nortin M. Hadler conclue qu’en Occident, l’institution médico-hospitalière est en faillite éthique. Le surdiagnostic et le surtraitement sont des fruits empoisonnés de cette faillite éthique.
 
Il importe donc, plus que jamais, que les citoyens comprennent qu’en dépit de tout le dévouement du personnel qui œuvre auprès des malades et de l’authenticité de sa détermination à rendre service, se trouvent aussi des facteurs poursuivant d’autres objectifs que le primordial soulagement de la souffrance humaine.
 
En tant que société fascinée par les progrès techniques et les percées de la connaissance scientifique, nous avons rétréci la définition de ce qui est normal et nous transformons en patients de plus en plus de bien-portants.
 
Cette citation tirée de la couverture de l’ouvrage résume magnifiquement, la perspective d’un livre qui pourrait bien tenir les clefs d’un avenir libéré des outrances apportées par les traitements inutiles et intempestifs. La lecture de ce livre soulagera, au premier chef, bien des médecins qui intuitionnent depuis longtemps ces problèmes. Puis ce livre aidera le citoyen à jauger quand il conviendra d’accepter le fardeau de devenir un patient, surtout quand il n’y aura pas de souffrance.
 

Note

1   H.Gilbert Welch, Lisa M.Schwartz, Steven Woloshin. Le surdiagnostic; rendre les gens malades par la poursuite de la santé, Les Presses de l’Université Laval, Québec, 2012.
 



Fernand Turcotte est professeur émérite de médecine préventive et santé publique au département de médecine sociale et préventive de l’Université Laval, dont il est un des fondateurs. Diplômé en médecine de l’Université de Montréal et en santé publique d’Harvard University, il y a dirigé le programme de résidence en santé communautaire, les programmes de maîtrise et doctorat en épidémiologie, le programme du Diplôme de deuxième cycle en prévention et gestion de la santé et de la sécurité du travail et le Microprogramme d’études de deuxième cycle en contrôle du tabagisme. Ses travaux de recherche ont principalement porté sur l’évaluation des méthodes de prévention dont le dépistage et la surveillance médicale en milieu de travail.


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