Par Bruno Laflamme – 1er août 2016
En nous sensibilisant à la vulnérabilité du soigné et à celle du soignant, l’auteur cherche ici à cerner ce qui fonde la relation soignante.
Comment se fait-il, dans la pratique des professionnels de la santé – médecins inclus – que le premier contact avec le patient se fait par l’entremise de son dossier médical? N’y a-t-il pas là un paradoxe, que des acteurs de métiers ou de professions à vocation humaine rencontrent autrui1 d’abord à travers une lecture rapide et succincte de données objectives et dépersonnalisées? Est-ce sur le terrain de l’objectivité et de la technique que se fonde la relation soignante ou bien l’accès à autrui s’inscrit-il dans un registre diamétralement opposé, c’est-à-dire sous l’égide de la sensibilité et plus particulièrement de la vulnérabilité? Ce texte a un mandat bien particulier : déterrer un élément essentiel, mais trop souvent oublié par les principaux intéressés, au fondement de la relation soignante. Pour y parvenir, on s’appuiera sur le philosophe Emmanuel Levinas, ce dernier y ayant contribué à sa façon par la place qu’il accorde à la relation éthique dans son corpus philosophique.
Le visage comme vulnérabilité
La relation soignante est en fait une relation éthique puisqu’elle implique une asymétrie entre deux altérités distinctes. Le soigné, de par son statut, se retrouve dans une posture d’infériorité étant donné son état de santé précaire. L’affection le rend faible, le vide de sa vitalité et de sa vigueur. La maladie, la vieillesse et le spectre de la mort se manifestent jusque dans sa physionomie. Même dans une chambre bondée de visiteurs, l’infirmière reconnaît en un instant son patient de par son allure physique. Mais plus encore, c’est dans son visage qu’on le reconnaît et qu’on le rencontre véritablement pour la première fois. Il se trouve que le faciès est porteur d’une forme de transparence que nulle autre partie du corps ne partage. Il y a, dans la saisie du visage humain, un accès sans aucun intermédiaire. À sa vue, il dévoile ce qu’il en est. « Il y a d’abord la droiture même du visage, son exposition droite, sans défense. La peau du visage est celle qui reste la plus nue, la plus dénuée. La plus nue, bien que d’une nudité décente. La plus dénuée aussi: il y a dans le visage une pauvreté essentielle; la preuve en est qu’on essaie de masquer cette pauvreté en se donnant des poses, une contenance2. » Le visage est signification. Il révèle tantôt la bonne humeur, tantôt la tristesse. Il ne ment pas. Au contraire, il incarne l’honnêteté. On ne peut pas jouer3 comme si ça allait bien lorsque c’est faux. Le visage finit par nous trahir puisqu’il incarne l’éloquence. Ce n’est donc pas surprenant de constater la popularité des produits cosmétiques. Par leur usage, on cherche à modifier l’apparence, à révéler autre chose que ce qu’elle est réellement. Mais tôt ou tard, le visage finit toujours par transpercer cet artifice. Il y a, dans la figure humaine, une expression sans commune mesure. On est en droit de se demander si un meurtrier regarde réellement sa victime dans les yeux au moment de la tuer. Peut-on attenter à la vie d’une personne en la regardant directement dans la droiture de son visage, dans sa nudité plus nue que toute nudité? C’est à travers le visage que le soignant reconnaît le soigné. La nudité du visage du malade est d’emblée révélatrice. Sa peau ridée manifeste la vieillesse, la dépendance, tantôt la misère, tantôt la honte. Elle atteste la fragilité humaine puisque l’homme « de pied en cap, jusqu’à la moelle des os, est vulnérabilité4. » Le visage à fleur de peau est extrême sensibilité et fragilité. Le corps humain étant ce qu’il est, c’est-à-dire dépendant, sujet à de multiples blessures et maladies, limité dans le temps et l’espace, il est soumis aux lois divines, autrement dit à une finitude humaine. De surcroît, force est de constater que c’est le visage qui témoigne avec le plus de finesse de cette vulnérabilité. En d’autres termes, la corporéité du visage est vulnérabilité. C’est d’ailleurs dans ce registre de la vulnérabilité que le soigné se manifeste comme « la veuve, l’étranger et l’orphelin5 », c’est-à-dire comme un être dans le besoin, d’où sa sollicitation et son appel à l’aide envers le soignant.
Une première caractéristique de la relation soignante vient d’être abordée. Elle met en lumière la sensibilité corporelle du soigné, mais plus précisément celle de son visage, lequel est vulnérabilité. Il reste à savoir comment s’illustre le soignant vis-à-vis autrui. L’activité soignante est-elle motivée par un motif déontologique ou bien est-elle légitimée par un attribut sensible?
Double vulnérabilité
En nous attardant à la condition du soigné, nous avons constaté qu’il est un être sensible et corporel, d’où sa vulnérabilité. Or, tout homme est un peu cela, c’est-à-dire l’orphelin, le pauvre, la veuve et l’étranger pour reprendre les images de Levinas. L’homme est vulnérable et le soignant, malgré son statut particulier, n’est pas épargné de cette condition. Les deux acteurs de la relation ne sont pas si diamétralement différents. Ils ont certes un statut qui leur est propre, mais il reste que, fondamentalement, ils sont tous deux des êtres sensibles et c’est d’ailleurs sur cet élément qu’ils partagent en commun que s’érige la relation de soin. Du seul fait d’être muni d’une sensibilité, c’est-à-dire d’être disposé à jouir et à souffrir, tout homme est vulnérable. « La corporéité humaine vivante, en tant que possibilité de la douleur – en tant que sensibilité qui est, de soi, la susceptibilité d’avoir mal – en tant que soi découvert, s’offrant, souffrant, dans sa peau – en tant que dans sa peau, mal dans sa peau, n’ayant pas sa peau à soi, en tant que vulnérable6. » Le soignant et le soigné partagent un élément essentiel en commun, la vulnérabilité humaine.
Le soignant est vulnérable au sens où il est appelé à expérimenter toutes formes de misère et de souffrance au travers de sa corporéité. Mais il est également vulnérable dans la mesure où il est sensible à la misère et à la souffrance d’autrui. On remarque donc ici la double vulnérabilité du soignant. D’abord, il partage avec le malade une vulnérabilité corporelle. Or, cet accès à la vulnérabilité du soigné ne le laisse pas indifférent. Au contraire, c’est parce qu’il est un individu appelé à souffrir qu’il est sensible à la condition de l’Autre. Le sujet est sensible à la misère d’autrui. La vulnérabilité corporelle du soignant est ouverture sur le monde, c’est-à-dire ouverture à la détresse et, par le fait même, à la requête d’aide du soigné. Par voie de conséquence, la vulnérabilité de l’infirmière n’est pas restreinte qu’au domaine corporel. Elle est aussi cette sensibilité à l’affliction de son patient; autrement dit, elle est compassion.
Compassion
À première vue, la compassion est une émotion. Le vocable « émotion » provient du latin emovere qui signifie émouvoir ou provoquer une émotion. Il renvoie à un mouvement comme l’indique son suffixe « motion ». Son itinéraire part du soigné pour se rendre au soignant. C’est la souffrance du premier qui remue la fibre compassionnelle de ce dernier. La plainte du soigné est ce qui déclenche l’état dans lequel le soignant se retrouve. C’est lui qui devance le soignant dans ce sentiment altruiste. Il est celui à partir de quoi tout commence. Sa souffrance est antérieure à la vulnérabilité secouée du soignant.
D’un autre angle, la compassion, du latin compassio (com et passio), est, en fait, un « souffrir avec ». Elle est un souffrir, un pâtir (passio). L’autre, dans l’expérience de sa maladie, est celui qui souffre d’abord. Cependant, le sujet soignant est celui qui souffre ultérieurement. Ce dernier est lui aussi un « pâtir », c’est-à-dire passivité. Devant la faiblesse d’autrui, le sujet est saisi sans qu’il puisse faire quoi que ce soit. À l’image de la souffrance, l’affect compassionnel est un « malgré soi ». Le sujet est saisi contre son gré, en dehors de tout champ intentionnel. Le soignant se trouve à être affecté par le visage d’autrui, dans son dénudement, dans sa sollicitation, laquelle prend la forme, dans les situations de soin, d’un soupir de douleur, d’une demande d’aide à la mobilisation ou d’un simple verre d’eau pour étancher sa soif. La rencontre hospitalière est une situation où le soignant se retrouve à avoir « L’Autre dans la peau 7 ». On voit donc qu’au sein de la relation soignante, le soignant est appelé à une inquiétude, à être bousculé à la vue du visage du soigné, à la vue de sa corporéité. Il pâtit une souffrance qui est la sienne propre, mais qui demeure tributaire de celle d’autrui. Dans la compassion, le soignant partage une souffrance avec autrui, sans toutefois partager la souffrance de l’Autre. Autrement dit, ils partagent tous deux une expérience du pâtir sans que leur expérience individuelle soit identique. En effet, il ne s’agit pas pour quiconque de compatissant de prendre une part du fardeau d’autrui de manière à faciliter l’épisode d’extrême pesanteur de la souffrance. Le soignant est affecté par la souffrance du soigné, mais cette dernière n’est, en aucun cas, la souffrance du premier. Ce qu’autrui éprouve dans l’expérience de la maladie est hors de portée de l’infirmière et du médecin. Bien que la logique curative de la médecine technoscientifique soit une tentative d’appropriation théorique et objective de la douleur des patients, l’Autre, dans la relation de soin, demeure inaccessible. La souffrance d’autrui est irréductible au domaine de l’objectivité. Par conséquent, nul ne peut s’approprier une compréhension du vécu et, par le fait même, de la souffrance du malade. Ainsi, quand le soignant est dérouté par la vulnérabilité d’autrui, ce n’est pas l’entreprise d’une représentation ou d’une identification à sa souffrance, mais bien l’œuvre d’une affectivité. Il sympathise puisque, lui aussi, en tant qu’être fragile et précaire, il a déjà souffert et il est éventuellement dans un avenir rapproché ou non, appelé à souffrir. En d’autres mots, c’est par le partage d’une fibre commune, laquelle fait de nous des êtres vulnérables, que le soignant compatit à la souffrance du soigné. En tant qu’être humain, il est appelé à souffrir et c’est sur ce fond de précarité qu’il communique avec l’Autre, qu’il ne demeure pas sourd envers son appel.
Dans ce « pâtir avec » (cum) s’érige une relation dans la co-souffrance. Comme la sensibilité du soignant est « exposition à l’autre8 », la compassion, en tant qu’affect relationnel, se comprend surtout comme une ouverture à autrui et à son vécu subjectif d’être vulnérable. En effet, c’est bien en raison de sa sensibilité – vulnérabilité – que le soignant est réceptif à la difficulté du soigné. Sa sensibilité fait de lui une passivité plus passive que toute passivité, c’est-à-dire un individu appelé à subir et à pâtir à la vue de la faiblesse d’autrui. Elle fait de lui quelqu’un qui est en contact direct avec la peine de l’Autre. Ce rapport sans filtre avec l’altérité est accessible puisque, en tant qu’être sensible, sa peau est complètement nue, à savoir extrême sensibilité à la misère qui lui est extérieure. Sa vulnérabilité à l’égard de la vulnérabilité d’autrui est « l’immédiateté à fleur de peau de la sensibilité9 ». L’immédiateté du sensible est exposition à la blessure de l’Autre. C’est donc dire que l’ouverture du soignant envers la précarité du soigné, la compassion, n’est possible que par sa vulnérabilité.
L’objet de cet article était de revaloriser le registre passif du soin ou de la relation soignant-soigné. Celui qui, malheureusement, n’est peu ou pas pris en considération étant donné l’importance accordée à la technicité et à l’objectivité, mais qui, néanmoins, occupe une place incontournable dans les métiers de la santé. Après tout, ce sont des êtres humains que nous soignons, c’est-à-dire des êtres munis d’une sensibilité.
Références
1 Les vocables « autrui », « autre » et « Autre » sont couramment employés dans le lexique de Levinas. Ils renvoient, dans notre situation, à celui qui est l’Autre, ou autrui, dans la relation avec le soignant, c’est-à-dire le soigné. Le lecteur attentif aura rapidement observé qu’on priorise l’emploi avec la majuscule puisqu’elle permet de rendre compte, à la fois, de l’importance du soigné, mais aussi de son statut d’être humain.
2 LEVINAS, Emmanuel. Éthique et infini, p. 80.
3…Dans le sens d’interpréter, de faire comme, à la manière de ceux qui font du théâtre.
4…LEVINAS, Emmanuel. Humanisme de l’autre homme, p. 104.
5…Figures largement employées dans la pensée de Levinas pour décrire la fragilité et la misère d’autrui, mais également de la condition humaine.
6…LEVINAS, Emmanuel. Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, p. 86-87.
7…PLOURDE, Simone. Emmanuel Levinas, altérité et responsabilité : guide de lecture, Éditions du Cerf, Paris, 1996, p. 57.
8…LEVINAS, Emmanuel. Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, p. 120.
9…Idem, p. 104.
Bibliographie
LEVINAS, Emmanuel. Humanisme de l’autre homme, Fata morgana, Paris, 1987, 122 p.
LEVINAS, Emmanuel. Totalité et infini : essai sur l’extériorité, Librairie générale française, Paris, 1990, 347 p.
LEVINAS, Emmanuel. Autrement qu’être ou Au-delà de l’essence, Librairie générale française, Paris, 1990, 347 p.
LEVINAS, Emmanuel. Altérité et transcendance, Librairie générale française, Paris, 2006, 185 p.
LEVINAS, Emmanuel. Le temps et l’autre, Presses universitaires de France, Paris, 2011, 91 p.
LEVINAS, Emmanuel. Éthique et infini : dialogues avec Philippe Némo, Fayard, Paris, 1982, 141 p.
LEVINAS, Emmanuel. L’éthique comme philosophie première, Payot et Rivages, Paris, 1998, 119 p.
PLOURDE, Simone. Emmanuel Levinas, altérité et responsabilité : guide de lecture, Éditions du Cerf, Paris, 1996, 160 p.
PLOURDE, Simone, Avoir-l’autre-dans-sa-peau : lecture d’Emmanuel Levinas, Presses de l’Université Laval, Québec, 2003, 133 p.
Bruno Laflamme est infirmier à l’Institut universitaire de cardiologie et de pneumologie de Québec depuis 2007 où il a pratiqué plusieurs années sur une unité de courte durée gériatrique et de soins palliatifs. Il est titulaire d’un baccalauréat et d’une maîtrise en philosophie. Son mémoire de maîtrise aborde la notion de soin à la lumière du philosophe Emmanuel Levinas. Dans le passé, il a exercé la fonction d’éthicien au sein de différents comités d’éthique. Ses champs d’intérêt sont l’éthique clinique, l’éthique organisationnelle et l’éthique de la recherche.