Le corps en jeu dans le film The Elephant Man
Par Nicolas Vonarx – 1er août 2016
En s’appuyant sur l’excellent film The Elephant Man mis en scène par David Lynch, l’auteur se questionne sur jusqu’où peut aller la chosification d’un corps. Cette triste histoire se déroule dans l’Angleterre du XIXe siècle. Cependant, on peut y trouver des similitudes considérables avec certaines réalités de notre monde contemporain!
La petite vieille ratatinée se sentit toute réjouie en voyant ce joli enfant à qui chacun faisait la fête, à qui tout le monde voulait plaire; ce joli être, si fragile comme elle, la petite vieille, et, comme elle aussi, sans dents et sans cheveux. Et elle s’approcha de lui, voulant lui faire des risettes et des mines agréables. Mais l’enfant épouvanté se débattait sous les caresses de la bonne femme décrépite, et remplissait la maison de glapissements. Alors la bonne vieille se retira dans sa solitude éternelle, et elle pleurait dans un coin, se disant: « Ah! Pour nous malheureuses vieilles femelles1, l’âge est passé de plaire, même aux innocents, et nous faisons horreur aux petits enfants que nous voulons aimer! » (Baudelaire. Le désespoir de la vieille dans Le Spleen de Paris. Petits poèmes en prose)
Naître humain et le devenir au fil du temps convoque avant tout une communauté d’Hommes qui sauront nous réserver une place dans leur monde, nous y reconnaître, nous fournir un accueil, nous entourer et protéger au cours du voyage auquel nous invite une première présence. L’affaire semble banale! Pourtant, une mise au monde n’implique pas forcément cette trajectoire et une non-reconnaissance de ce qui fait notre humanité peut rendre difficile une possible appartenance au corps social. Combien de circonstances peuvent effectivement contrarier l’idée que chacun a le droit d’être un Homme et de disposer de ressources pour l’être et le rester? Le sort réservé aux esclaves noirs, à tous ceux qui sont passés dans les chambres à gaz, à des migrants, réfugiés, démunis, signifie bien que les conditions d’exercice de son humanité ne sont pas données d’emblée, que nous devenons quelqu’un dans le rapport à un autre, et que le regard et la représentation de cet autre ont une très grande importance. Des circonstances qui qualifient difficilement au titre d’Homme relèvent parfois d’un corps qui n’a pas et ne montre pas la forme, l’allure, les traits, les fonctions et l’utilité qui sont communs et attendus selon des mesures et normes en vigueur socialement. Il suffit que le corps échappe à un ordre de valeurs et d’attentes établi pour que d’aucuns détournent leur regard, se mettent à distance et influencent du même coup un droit de cité. Il suffit que le corps humain soit mal formé et porteur d’asymétries, et que nous ne puissions pas alors nous reconnaître en lui ou nous « mettre dans cette peau » pour qu’il soit exclu, caché, placé ailleurs. Quasimodo, le Bossu de Notre-Dame, pourrait largement en témoigner! Il n’avait de compagnie que les gargouilles de la cathédrale parisienne. Sourd de la vie sociale humaine comme des paroles qui s’échangent là, il n’était autorisé qu’à regarder le monde d’en haut. Ainsi, le corps nous fait bien entrer dans le monde, à la fois parce qu’il permet de percevoir le monde et d’y situer notre propre existence, et qu’il nous faut cet objet-corps pour s’y mouvoir et se mettre à l’œuvre de la vie. Mais il y a plus en lui. Il est un passeur, puisqu’il faut bien se conformer à une certaine esthétique du corps humain, répondre aux normes pour être parmi des contemporains, à l’identique, assis à leur table, partager leur temps, jouir des mêmes droits et s’abreuver aux mêmes sources de vie et de plaisirs.
En exposant alors à d’autres un corps tordu et boiteux, dont une partie est invalide, qui présente une tête difforme, coiffée de protubérances au niveau du front et du crâne, qui affiche des lambeaux de chair durcis sur l’ensemble de sa surface et un visage accidenté, comment se sentir humain et se faire reconnaître comme tel? C’est une question que David Lynch permet de poser en mettant en scène le film The Elephant Man2 dans lequel John Hurt incarne l’homme et la bête, et Anthony Hopkins, un chirurgien anatomiste anglais dont on suit les pas dès les premières minutes dans une foire de Londres au XIXe siècle. Ici, dans un cabinet des curiosités et des monstruosités, parmi des corps exposés des plus étranges qui transgressent les limites du naturel et du culturellement admis (corps très grand ou très petit, herculéen et obèse, femme à longue barbe et femmes siamoises), se trouve l’homme-éléphant3. Il n’est apparemment ni Homme ni animal, et tient dans un entre-deux, dans un trait d’union. Il entre dans une certaine catégorie de monstres comme le centaure, le Minotaure, les satyres, les sirènes, à la différence près qu’il n’est pas de ces figures fabuleuses, et que ses formes montrent des asymétries, du désordre. Il défie les frontières anatomiques normales, comme celles des espèces, et bouleverse du coup les spectateurs comme les autorités policières qui demandent expressément qu’on le retire de la foire aux monstres.
Le corps-objet ou la chose
Que le corps de l’Homme soit matériel et même machine sophistiquée, capacités motrices, forces, potentiel d’énergie et outil, implique-t-il que l’on est en droit d’en faire une chose et de le traiter comme tous ces autres objets qui meublent l’environnement? Des pratiques actuelles de marchandisation des corps à des fins économiques et sexuelles, des formes d’esclavage moderne autorisé et couvert par des contrats de travail en bonne et due forme pourraient nous le faire croire. Une chosification, ou manière de présenter une personne sous la forme d’une chose à travers des pratiques sociales est une affaire malheureusement courante. On s’achète des corps, les utilise, les vend, les prête, les jette, les casse, les expose, etc. … La chosification du corps et, dans la foulée, de l’Homme, nous prive du même coup du corps-sujet ou corps-habité, lieu du vécu, de sens et de sensibilité. Cette privation et réduction à une expression matérielle simple, susceptible d’être instrumentalisée dans la foulée aux fins d’autrui, pour ses plaisirs, sa grandeur ou son portefeuille; cette privation est bien le point de départ du film de David Lynch. La chose est mise sur le marché du sensationnel et du divertissement. Elle est l’objet des regards curieux et étonnés qui viennent observer et se nourrir du non familier. Ici, la chose fait peur et dégoûte. L’homme-éléphant est la propriété de Bytes, son bien, « gagne-pain » « trésor » et « plus beau des montres du monde », comme il l’indique. Il n’hésite pas d’ailleurs à jouer du bâton pour asseoir sa domination sur la créature, la plier à ses caprices de propriétaire, d’homme d’affaires et de metteur en scène, comme de mettre en cage son « terrible homme-éléphant ».
Révélation du corps-sujet
Même quand l’homme-éléphant est entre les mains du docteur Treves (Anthony Hopkins), il est montré à l’Académie, et reste une curiosité médicale anatomique. Exploité d’abord d’un côté, il l’est tout autant de l’autre pour des raisons scientifiques, jusqu’au moment où la promesse hospitalière du corps médical et soignant prend le dessus sur le développement du savoir. L’homme-éléphant prend la parole, ou cette dernière lui est donnée! De la bouche du monstre se présente dès lors, et après 40 minutes de film, une personne capable d’échanger et de comprendre, qui dit s’appeler John Merrick. La prise de parole et la parole qui s’entend par un autre retirent à cet instant le trait d’union entre l’homme et l’animal. Elle signe l’existence d’un sujet qui énonce enfin un « Je », qui se met dans une action réfléchie en ajoutant le verbe être « Je suis », et qui s’affirme comme naissance singulière et maillon dans un chapelet d’hommes et de femmes en se prénommant « Je suis John Merrick. »
Ainsi, au-delà de ce que laisse paraître le corps dans un premier temps, se dévoile une mémoire, un esprit en mouvement, une conscience qui juge, et même une sensibilité. Lynch donne ainsi naissance à un Être humain. Cette rupture avec l’animalité de John s’affirme profondément dans l’allocution autonome du Psaume 23 où l’Éternel, tel un berger conduit son troupeau, protège et prend soin de chacune de ses brebis. Voilà enfin John intégré, appuyé de la Parole biblique, prêt à recevoir l’accueil qui lui est dû et une inscription légitime dans le règne des Hommes. Et ces derniers d’être appelés à l’identique par cette note de l’Ancien Testament qui leur en impose. C’est la communauté des hommes qui l’entend à travers Frederick Treves et le médecin-chef de l’Hôpital:
L’Éternel est mon berger : je ne manquerai de rien.
Il me fait reposer dans de verts pâturages, Il me mène à des eaux paisibles.
Il restaure mon âme; Il me conduit dans des sentiers de justice à cause de son nom ...
Tu dresses devant moi une table en la présence de mes ennemis; tu as oint ma tête d’huile, ma coupe est comble.
Oui, la bonté et la gratuité me suivront tous les jours de ma vie, et j’habiterai dans la maison de l’Éternel pour de longs jours (Psaume 23 de David).
Corps-paré et corps social
Comme je l’ai souligné en début de texte, il ne suffit pas de naître humain, mais faut-il encore le devenir et le rester. C’est évidemment dans ce rapport à l’autre, dans ce qu’il fait de nous, dans ce qu’il nous autorise, nous ouvre comme chemins, et dans ce rapport-miroir que l’on se reconnaît et s’affirme aussi ainsi. De fait, tout le reste du film The Elephant Man consistera à montrer un rapport aux autres, contemporains, décliné en une socialisation et une reconnaissance positive ponctuées encore par quelques scènes où John continue d’être exploité à des fins de divertissements qui profitent au gardien de l’hôpital où il réside. John Merrick, vêtu noblement et doté d’une trousse de toilette comme tout gentleman soucieux de son esthétique doit l’être, obtient un toit sous la gouverne de la reine, côtoie la grande bourgeoisie anglaise, reçoit ses amis pour le thé et peut dorénavant fréquenter des lieux publics comme le théâtre, où il sera d’ailleurs reçu comme un invité de marque.
Il en est donc de la responsabilité du corps-social d’entretenir l’humanité et la dignité des Hommes, comme il en est tout autant des défauts qui se rencontrent ici. En ce sens, John Merrick convoque dans le corps social les moyens dont il peut et devrait disposer pour prendre sa place – en d’autres termes la manière dont on peut se parer d’une condition humaine – comme il interroge ceux et celles qui composent ce corps dans la manière dont ils regardent, conçoivent et accueillent l’altérité. Le sort de John et d’autres appelle donc à la responsabilité de chacun à rendre le monde habitable et à prendre soin d’un rapport à l’autre en usant avant tout du regard et de la parole. N’est-ce pas d’ailleurs ces regards et paroles qui font dire à John Merrick, à la fin du film, lorsqu’il est agressé par un groupe de personnes dans une gare de Londres: « Je ne suis pas un éléphant! Je ne suis pas un animal! Je suis un être humain! Je suis un homme! » Et ce dernier d’être emporté en décidant de dormir4 comme un Homme en dépit de ses malformations crâniennes : et ainsi d’éprouver sa nouvelle identité d’Homme de manière complète et jusqu’au bout du voyage.
Pour conclure, il me semble tout d’abord que The Elephant Man met en évidence comment le corps, dans sa version matérielle et visible, est central dans le rapport à l’autre, dans le type de lien, dans des formes d’appartenance et d’exclusion sociales, dans l’image de soi comme dans des pratiques sociales autant favorables que défavorables à la vie et à la dignité. Il y a bien des représentations exclusives du corps en format corps-objet qui peuvent mener au pire, à des brutalités et violences en tout genre. N’en restons pas d’ailleurs au XIXe siècle. Des formes de chosification persistent sur une toile de fond économique où « le tout s’achète et tout se vend » s’applique. Des millions de personnes réifiées en corps-marchandise font les frais de trafic humain. Des femmes d’Europe de l’Est alimentent l’industrie du sexe des capitales européennes; des femmes en provenance de Malaisie, des Philippines, de Singapour alimentent l’industrie du sexe et des plaisirs au Japon; des femmes et des enfants sont exploités dans des activités et une économie touristiques parfois imposées par les pays riches en échange de l’aide financière des grandes banques. Ces exploitations sont bel et bien supportées par quelques a priori à l’endroit du corps et par une réduction des plus drastiques.
Le clin d’œil que Lynch nous offre sur la médecine occidentale/scientifique et son rapport au corps n’est pas non plus sans ambiguïté. Sans nier l’importance et l’excellence de cette médecine sur certains points, son regard sur le monde participe de cette chosification. Le docteur Treves se sortira de son langage biomécaniste et anatomique après un examen de conscience, se demandant finalement ce qui le différencie de Bytes, le maître retors de l’homme-éléphant.
L’objectivation étant à l’œuvre, dans la manière de réduire le mal à ses manifestations les plus visibles et les plus matérielles, quand on perd le singulier au profit d’une pratique standardisée à l’endroit de corps anatomophysiologiques a priori identiques chez tous, quand on ne prend plus le temps de faire exister des personnes dans nos institutions de santé, les professionnels de la santé se risquent à une certaine déshumanisation. Le corps soignant a donc aussi le pouvoir d’inverser le cours des choses et de se rattraper en usant d’une présence auprès d’une personne vulnérable et captive d’un corps malmené, privée de socialité, de reconnaissance et de possibles existences.
Pour cela, il faut renouer avec cette idée hospitalière d’hospitalité, dépasser une version matérielle et visible du corps pour reconnaître le corps-sujet; comme il importe d’interroger le corps social qui nous sert des raisons d’exclusion et d’inclusion et voir dans le rapport, l’accueil et la proximité à des anormalités, difformités et monstruosités du corps, une occasion de casser des cadres normatifs, de s’ouvrir aux possibles de la vie humaine, et d’interroger par là ce qui fonde au juste notre qualité d’Être humain.
Références
1 Retenons ici l’idée de se définir et se concevoir dans le règne des animaux, et plus haut d’être et de s’exclure par le regard de l’autre.
2 Ce film est inspiré de la véritable histoire de Joseph Carey Merrick (1862-1890), homme éléphant et phénomène de foire aux difformités physiques très marquées, qui a été rapportée par le chirurgien Sir Frederick Treves.
3 Dans ce texte, le trait d’union entre homme et éléphant est ajouté par l’auteur pour appuyer son argumentaire.
4 John Merrick ne pouvait dormir couché en raison de ses malformations physiques et devait donc rester assis durant toutes ses nuits.
Formé comme infirmier diplômé d’État en France, Nicolas Vonarx s’est impliqué dans le champ de la santé publique internationale avant de comprendre que les approches anthropologiques étaient incontournables pour s’engager intelligemment dans la transformation des réalités sociales. Détenteur d’une maîtrise et d’un doctorat en anthropologie, il est actuellement professeur titulaire à la Faculté des sciences infirmières de l’Université Laval. Il aborde, dans ses enseignements, les dimensions anthroposociales des expériences de maladie et la santé mondiale. Ses recherches et ses réflexions portent sur l’articulation entre la religion/spiritualité et la maladie grave, sur les soins et les médecines du monde.