De quoi l'écospiritualité est-elle le nom?

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Par Jean-Philippe Pierron – 1er avril 2022

Face à la crise écologique, on mobilise des réponses techniques, y compris des techniques de bien être – il y a aussi un consumérisme de spiritualité verte -, via les techniques vertes. On active de nécessaires réponses éthiques juridiques et politiques. Mais les enjeux de cette crise ne sont-ils pas également spirituels, ces derniers traversant peut-être de façon transversale toutes ces dimensions?


De quoi l’écospiritualité est-elle le nom, nous demandons-nous? Ce mot étonne. Il surprend. Il décale nos assurances, car il est inclassable. L’invention de ce mot met du jeu dans nos mots tous faits. Notamment, notre représentation de ce qu’un jargon finit par enfouir sous les mots massifs qui sont des mots parlés, mais plus toujours des mots parlants: nature, création, créatures voire même ceux de religion mise en crise quant à ce qu’elle relie ou même celui de prière enfoui sous la piété. C’est un mot qui vient casser les mots trop sûrs d’eux-mêmes, ceux qui se croient définitifs, ayant désigné chaque chose, chaque être (animal, plante, montagnes et eaux) à leur place pour pouvoir les énoncer, les maitriser et les exploiter. Ces mots qui parlent de nature, de cosmos, de substance, d’opposition en chose (res) et personne (persona), etc. sont autant de mots d’une langue morte qui ne veulent plus dire grand-chose à nos contemporains. Déterritorialisés, difficilement rattachables à un corpus théologique ou religieux identifié, - il peut y avoir une écospiritualité non religieuse -, l’écospiritualité renouvelle nos manières de vivre et de dire ce que signifie pour nous être vivant sur la Terre. Elle le fait en inventant une langue nouvelle pour dire les choses cachées depuis la fondation du monde. Elle est, dirait-on avec Rabelais, moins un mot congelé qu’un mot de gueule, un mot parlant. Non immédiatement rattachée à une religion et à sa langue, la dimension spirituelle de l’écologie n’initie-t-elle pas une expression qui peut être celle de tous? Et si tel est le cas, qu’est-ce qui en fait la singularité?
 
Face à la crise écologique, on mobilise des réponses techniques, y compris des techniques de bien-être – il y a aussi un consumérisme de spiritualité verte -, via les techniques vertes. On active de nécessaires réponses éthiques juridiques et politiques. Mais les enjeux de cette crise ne sont-ils pas également spirituels, ces derniers traversant peut-être de façon transversale toutes ces dimensions? Et si tel est le cas que faut-il entendre par là ? L'écologie n’est-elle pas aussi le bien des spirituels et des spiritualités, et pas seulement celui des scientifiques, des ingénieurs, des éthiques, croisant d’ailleurs au passage les enjeux esthétiques? N’y a-t-il pas une dimension spirituelle de la transition écologique et sociale?
 

L’écospiritualité au service d’une écologie de fondation

Il est assez spontané de vouloir répondre techniquement à des problèmes techniques. Présenter la crise écologique en termes de problèmes techniques soutient facilement cette idée. L’eau est polluée, inventons des machines à la dépolluer. Il manque de nourriture, inventons des machines à nourrir (OGM ou autres). Les ressources fossiles non renouvelables se font rares, créons et encourageons des énergies et des industries vertes, etc. Mais ce faisant on court le risque, si on n’y prend garde, de travailler sur la réparation des conséquences de la crise écologique, avec les mêmes méthodes, les mêmes dispositions d’esprit et les mêmes dispositifs techniques qui l’ont engendrée, mais sans les réformer. On soutient de la sorte une écologie de réparation, mais non une écologie de fondation ou une écologie profonde. La profondeur de celle-ci concerne nos attitudes originaires, personnelles ou collectives. Celles qui nous font considérer la nature comme notre autre, comme un bien à exploiter, et non comme une partenaire avec laquelle se relier. Une ambition de l’écospiritualité, avec d’autres perspectives comme celle des esthétiques sensibles par exemple, est de travailler, quant à elle, sur les causes de la crise environnementale envisagée une crise spirituelle. Elle l’envisage au niveau des intériorités comme une crise de nos relations avec la nature, appelant à une sorte de conversion.
 
Or, si l’on parle aujourd’hui de conversion écologique, mot marqué par une longue tradition religieuse, c’est sans doute parce que ce qui est en jeu dans cette crise, c’est bien la compréhension du sens que nous avons de ce qu’être humain sur cette Terre. L’enjeu n’est pas que technique, ni même éthique. Il est ontologique et spirituel. La nature n’est pas pour nous qu’un réservoir de ressources exploitables au service de notre subsistance, elle fait aussi partie de notre substance. Au fond, qu’est-ce qu’être un terrestre? Un travail spirituel s’engage là. Il porte sur l’examen intérieur des causes profondes, à l’origine d’une désaffiliation de l’humain en ses relations avec les autres vivants et avec son milieu. Une écospiritualité, laïque ou religieuse, si elle sert une conversion, accompagnerait alors le passage d’une nature conçue comme une carrière à exploiter à une nature envisagée comme relationnelle, sensible et à l’égard de laquelle on a conscience d’appartenir. Une nouvelle question apparait alors ici. Qu’est-ce vivre une vie écologiquement à hauteur de ses enjeux spirituels? Dans quelle mesure la spiritualité élargit-elle des expériences de l’attention aux vivants, y compris dans leur portée esthétique? Elle le fait en mettant à disposition des pratiques simples, mais éprouvées depuis longtemps. L’assise zen, les techniques du souffle dans le yoga, le silence et l’accueil de fraternités tacites, mais sensibles dans la prière en pleine nature ou dans de vives architectures, manger en pleine conscience, les arts qui apprennent à voir ou à entendre, etc. cultivent des attentions sensibles à ce qui se donne, contestant une société industrielle où ne compte que ce qui se prend. Toutes, elles mobilisent des interconnexions d’humains - non humains et prennent soin des interdépendances qu’elles métabolisent dans des pratiques corporelles et des symbolisations esthétiques. Le recueil de la fragilité d’un parfum ou d’un encens, la douce caresse d’un végétal vécu en pleine présence, la lente dégustation du souffle dans la méditation ou la prière retrouve en nous le pneuma, l’anima, l’atman, tous ces mots qui disent qu’il faut éteindre le bruit des machines pour entendre le souffle d’une brise légère qui nous rend présents au oui initial donné dans l’indivision du (se) sentir terrestre.
 

L’écospiritualité et l’écologie à la première personne

Conversion de la compréhension de soi dans ses relations à soi, aux autres et à la nature, il est question là d’une transformation intérieure aux effets extérieurs. Elle renonce à penser le soi comme une île, comme un être exalté pour le penser, écobiographiquement1, comme en relation. Cela exige de révoquer tous les dualismes. Ceux qui opposèrent l’âme au corps comme l’homme à l’animal, le spirituel au matériel comme la culture à la nature, pour penser un entrelacs. Cette dimension est d’écologie profonde. Elle mobilise la dimension sensible, l’aspiration à être et à désirer de chaque humain, se situant au niveau de l’attitude originaire qu’il entretient avec son ancrage corporel dans le monde terrestre. Elle peut, ce faisant, contribuer à multiplier et diversifier les affects, en plus de la peur, de l’anxiété et de la culpabilité qu’active souvent la conscience de la crise écologique. Cela pourra se faire sur le mode de la louange ou de la contemplation; sur celui de la lamentation et de l’affliction; ou bien encore de la protestation ou de la « sainte colère ». À titre d’exemple, la tradition biblique des psaumes déploie tous ces registres.
 
L’écospiritualité donne, ce faisant, aux enjeux d’écologie une dimension personnelle, celle d’une écologie à la première personne activant une compréhension renouvelée de soi. Elle concerne le soi dans sa dimension psychique mais aussi existentielle. Cela permet de clarifier la différence entre écopsychologie et écospiritualité. Celle-là fait aujourd'hui son entrée de façon assez évidente, montrant qu'il est des besoins de santé mentale en raison de l'impact sur les psychés de la conscience prise de la crise écologique - troubles anxieux, peur, impacts psychiques et traumatiques des violences faites à la nature ou aux animaux. Celle d’écospiritualité est moins évidente, car comment passe-t-on du psy au spi? Que signifie un soin spirituel distinct d'un soin psychologique en matière d'écologie ? L'idée d'écospiritualité mobilise la demande de sens sensible et d’existence interrogeant le mystère ontologique qui engage notre être dans l’être, mystère qu’il y a d’être vivant sur Terre.
 
Il ne s’agit pas là seulement de penser, mais d’expérimenter et de goûter intérieurement l’appartenance fraternelle ou sororale du vivant humain au monde des vivants. Ceci sans qu’il s’y dissolve dans une nouvelle aliénation aux forces obscures de la nature parfois violente ni qu’il s’en extrait, dans la posture exaltée d’un chauvinisme humain. À cet endroit, le concept d’écospiritualité, offrant des déclinaisons très différentes, est sans doute plus ouvert et relâché, au risque de la confusion parfois, que ce que peut accepter son inscription inscrite, sinon encadrée au sein des écothéologies des différentes traditions religieuses. Mais ne peut-il pas toutefois être un ressort de transformation de soi, irréductible à la forme de bien être narcissique que l’on y dénonce souvent, raillant les médecines douces, la nouvelle vague verte de l’écologie du bien-être qui goûte et consomme de l’écologie à la manière de bourgeois bohèmes ou agitant la rubrique critique de new age? En effet, cette transformation spirituelle de sa consistance intérieure de sujet désirant prépare des résistances extérieures. Elle est ressort essentiel d’engagement dans des mobilisations écologiques et sociales. Il ne s’agit pas là d’un vœu pieux! Car c’est déjà le cas. De par le monde, de nombreux acteurs de l’engagement écologique et social mobilisent cette dimension affective et spirituelle de leur être. L'écospiritualité, dans cet esprit, serait le tiers lieu (for intérieur, le secret du cœur disait-on dans d’autres temps) où s'élabore une écologie en première personne du point de vue intime, explorant le soi écologique et sa portée d’écologie politique du point de vue des résistances extérieures. Transformation de soi et transformations sociopolitiques pourraient alors aller de pair.
 

L’intérêt de l’écospiritualité pour accompagner la transition écologique et sociale

Parler d’écospiritualité offre alors une triple réplique en ces temps de transition écologique et sociale. Celle tout d’abord de multiplier les sources et les ressources mobilisables pour répondre à la crise écologique qui dévaste nos mondes. S’il y a des racines religieuses à cette crise, comme le suggérait Lynn White, cela peut signifier qu’il peut y avoir des réponses religieuses, mais d’une religion comprise à nouveaux frais, à cette même crise. Les mémoires des traditions religieuses et des grandes sagesses portent en réserve des ressources de symbolisation et des qualités d’attention à la nature, qui peuvent contribuer à pluraliser et élargir les réponses et les répliques.
 
Ce peut être, ensuite et également, de travailler à discuter de l’intérieur, en dialectisant religion et spiritualité, le caractère ouvert de la dernière et la tentation de la clôture de la première sur des réflexions et des manières de faire nourries d’une conception substantialiste de la nature (une écologie intégrale intégriste dira-t-on) et ayant faite sienne la grande coupure moderne entre nature et culture. On pense ici aux diverses interprétations de l’écologie intégrale prise entre des postures intégristes qui exalte le naturel en bioéthique (en commençant par la morale sexuelle et des méthodes de contraception dites naturelles) et des postures intégratives pensant ensemble le soin des humains et de la Terre. L’écospiritualité peut redonner la dimension vive et vivante d’une expérience vécue et sentie des expériences de nature sans endosser immédiatement les théologies de la nature défensives et apologétiques élaborées à partir d’un concept substantialiste de loi naturelle. Le rappel spirituel d’une visée sentie et sensible d’une appartenance de la nature vécue comme bonne au sens du cela était très bon (GN 1 et 2) a l’avantage d’une antériorité originaire. Elle est capable de réveiller et d’inventer de nouvelles langues et catégories qui devancent les conceptualisations datées, tentées de les sanctionner comme étant du néo-paganisme, de l’animisme, ou l’affublant de l’étiquette de nébuleuse.
 
Enfin, si l’expérience de précarité de la Terre est globale, elle est reçue, vécue et conçue selon les sociétés et les cultures. Toutes concernées, elles le sont différemment avec leurs diversités religieuses auxquelles elles accordent une importance. Parce que toute religion est un fait culturel total, et parce que la crise écologique est tout autant un fait social total, elles ne sont pas sans effets l’une sur l’autre. L’épreuve de cette expérience d’une Terre dévastée par l’activité anthropique, rediscute la façon dont les religions, acculturées, tentent de redire leur essentiel. Reconnaitre une dimension spirituelle de la crise écologique n’est pas écraser cette diversité religieuse, mais encourager une pluralité des interprétations. C’est découvrir qu’elle fait aussi partie de cette diversité, une grande partie des populations du monde solidarisées par les problèmes écologiques inventant une manière d’être solidaire, en termes de justice sociale et environnementale (accès à l’eau, à la terre, etc.) par l’activation des ressources pratiques et symboliques présentent dans leurs traditions spirituelles. Y aurait-il une dimension transconfessionnelle de l'écospiritualité qui pourrait répondre à la dimension transnationale des enjeux écologiques ? La dimension transconfessionnelle et transreligieuse de l’écospiritualité peut-elle permettre, avec d’autres, de faire front commun et réplique commune à l’échelle planétaire, aux enjeux transnationaux comme le sont les enjeux climatiques, migratoires, d’érosion de la biodiversité? Personnelle et communautaire, l’écospiritualité ne peut pas, bien entendu, tenir lieu seule de programme ou de réponse politique à la grande transition écologique. Mais une question nous est posée: ne peut-elle pas contribuer à la soutenir, en identifiant, via le retentissement intérieur, la force de ces liens faibles grâce auxquels nous nous tenons vivants parmi les vivants et auxquels nous tenons?
 

Note

1. Voir notre ouvrage Je est un nous. Enquête sur nos interdépendances avec le vivant, Actes Sud, 2021.
 



Jean-Philippe Pierron est philosophe à l’Université de Bourgogne et directeur scientifique de la Chaire Valeurs du soin. Il est responsable des masters au Département de Philosophie à l’Université de Bourgogne. Il est aussi l’auteur de plusieurs ouvrages philosophiques.
 




 
 


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