Une éducation pour une réconciliation et un réenchantement du monde
Par Virginie Boelen – 1er avril 2022
La crise environnementale remet en question notre rapport au monde, mobilisant pour certains leur dimension spirituelle. Lorsque cette dimension est activée dans une perspective holistique, elle peut conduire au développement d’une pensée critique et à un engagement politique écocitoyen pour promouvoir un vivre-ensemble qui concerne l’ensemble du vivant sur Terre.
La crise environnementale que nous vivons appelle à une réflexion profonde concernant notre rapport au monde. Quelle conception en avons-nous? Quelles sont les racines d’un tel mal? On a voulu trouver des réponses et ensuite apporter des solutions, sans réel succès, à ce jour. La preuve; cela fait plus de 50 ans que la crise s’amplifie, générant désormais de l’écoanxiété et de la solastalgie chez les humains. Les réponses à ces questions se trouvent au plus profond de notre humanité, comme le soulignait Arne Næss (2008) dès les années 70, père de l’écologie profonde. Il importe d’aller chercher en nous avec authenticité, sans détour, les réponses à ces questions et de ne pas avoir peur de se dire qu’on s’est trompé, développant ainsi un esprit réflexif, critique au fondement d’une éthique environnementale. C’est alors que notre dimension spirituelle pourrait entrer en jeu, à la fois pour comprendre ce mal à la racine, trouver des solutions, mobiliser notre engagement et pouvoir d’action écocitoyenne et enfin, contribuer à un réenchantement du monde pour le bien-être de tous. D’ores et déjà, il importe de clarifier le sens de cette dimension de notre humanité bien complexe qu’est la spiritualité. Celle-ci est une expérience vécue de sensation de connexion profonde à nous-mêmes et aux autres, ce que Bolle de Bal (2003) nommait le phénomène de reliance, soit cet acte de se relier et de se sentir relié à soi et aux autres où cet autre peut être humain comme non humain, correspondant ainsi à trois sphères de reliance qui sont interreliées. N’avez-vous jamais ressenti cette sensation de bien-être, en harmonie avec un lieu ; un bord de mer par un temps clair, une forêt de bouleaux, un bord de lac dégageant une lumière chaude, entouré d’arbres centenaires ? Chez les peuples racines, cette reliance est intrinsèque à toute chose. Tout nous relie et nous sommes reliés à ce tout. Ainsi, la spiritualité se trouve en toute chose, elle est donc écologique. Pour ainsi dire, parler d’écospiritualité est un pléonasme et cette dimension n’est pas propre à notre humanité, mais à toute chose sur terre et dans l’univers (Cajete, 1994)1. Cela correspond à la nature immanente de la spiritualité, celle dont faisait état Spinoza en 1677 dans son ouvrage L’Éthique, avec ce conatus, cette pulsion de vie qui fait que la vie existe sur terre. Mais la spiritualité, c’est plus que cela. Associé à cette reliance, naît le désire d’harmonie et d’unité avec l’autre et questionne le sens2 de notre existence. Une telle quête de sens appelle à une approche réflexive, sociocritique qui se doit d’être traitée dans la plus grande authenticité. Inutile de se mentir, à quoi bon! Beaucoup fuient cet exercice, pour certains trop confrontant, mais qui, à un moment de l’existence, se fait sentir comme la force d’une évidence, demandant alors pour certains un accompagnement. Si l’exercice peut être douloureux, le voyage en vaut la peine. Il est libérateur et permet à l’individu de se retrouver, de se reconnecter avec son être profond et d’atteindre cette plénitude de reliance de son être au monde. Mais ce n’est pas le propos de cet article. Il s’agit ici de montrer comment l’activation de cette dimension spirituelle en notre humanité face à notre rapport au monde peut activer notre engagement politique pour un vivre-ensemble qui concerne l’ensemble du vivant sur Terre. Car, c’est résolument de politique dont il s’agit au bout du compte au sens où politique fait référence à la prise en charge collective, démocratique, des affaires publiques, des choses qui nous concernent tous, dans les différents espaces de notre vie commune (Sauvé, 2017).
De par la nature holistique de la spiritualité et donc de par le fait qu’elle est vécue par l’être dans sa globalité, lorsque celle-ci est activée chez un individu, elle mobilise indissociablement ses trois sphères de reliance; à soi, aux autres humains et autres non humains. Une telle reliance vécue développe chez la personne un sentiment d’appartenance à la communauté de vie et des qualités interpersonnelles telles que l’empathie, la résilience, le désir de compréhension, le souci de l’autre, la collaboration. Ainsi, la spiritualité n’est pas solipsiste. La recherche de sens associée à un souci de l’autre amène l’individu à développer une réflexion critique combinée à un désir de justice sociale qui devrait conduire à un engagement social et citoyen. Dallaire (2014) parle alors de spiritualité civique soulignant sa dimension sociale. Il suffit de voir certains organismes d’entraide humanitaires tels que Développement et Paix ou Oxfam qui sont fondés sur la base de cette reliance aux autres. Par ailleurs, il est intéressant de constater que le système d’éducation québécois dispose d’un Service complémentaire d’animation spirituelle et d’engagement communautaire (le SASEC), associant clairement l’activation de la spiritualité et l’engagement citoyen3. Inversement, avoir une spiritualité qui ne se tourne pas vers les autres ne serait pas une spiritualité authentique. Elle correspondrait au dérapage d’une spiritualité centrée sur l’individu en cette société régie par la compétition et l’individualisme (Bergeron, 2002).
Dans toute la sphère du rapport au monde intervient alors le concept d’écocitoyenneté qui fait appel à l’apprentissage du « vivre ici, ensemble », en tant que personnes et groupes sociaux incarnés, localisés, contextualisés, reliés dans un même souffle de vie (Sauvé, 2017) et s’inscrit dans le champ réflexif de l’éthique, où les valeurs se construisent collectivement. Il peut alors être question d’une éthique mobilisée par les dimensions sensibles, poétiques, mais aussi spirituelles de l’existence, comme le souligne également Taleb (2009), où la valeur intrinsèque à toute entité naturelle est à l’origine d’une nouvelle conscience écologique conduisant à une éthique environnementale (Bergandi, 2000). On retrouve aussi ces éthiques du care, de la sollicitude centrée sur l’attention portée à l’autre ou encore l’éthique du proche, toutes prenant un sens holistique quand l’Autre s’élargit aux autres formes et systèmes de vie (Sauvé et Villemagne, 2006). L’écocitoyenneté engage ainsi à la cohérence et à la solidarité au sein de la cité, où se construit la signification politique de l’agir de chacun et de tous (Sauvé, 2017).
Une telle prise de conscience écologique soulève un problème de fond. Le paradigme socioculturel dans lequel se situe ce système de valeurs qui appelle à une symbiosynergie entre l’être humain, la société et la nature, est à contrecourant du paradigme actuel dominant, fondé sur la production de biens économiques où la relation personne-société-nature est vue dans une perspective anthropocentrique, basée sur la concurrence, la compétition et la domination. Le danger pour notre temps est cette incapacité à sortir du carcan de cette posture anthropocentrique fondée sur le dualisme opposant l’être humain à la nature, qui ne permet que l’application de dispositions éthiques limitées (Bergandi, 2000). Alors, comment y arriver ? C’est là que l’éducation entre en ligne de compte.
Misant sur le fait que l’école est une institution sociale qui peut jouer un rôle significatif dans l’évolution des mentalités, celle-ci vise à la fois une transformation et une émancipation de l’apprenant. Il s’agirait alors ici de mettre en place un dispositif éducationnel qui permette de reconnecter le jeune à son lieu de vie naturel en mobilisant sa dimension spirituelle4. La création de débats quant à son rapport au monde autour d’une démarche réflexive critique de nature éthique pourrait engager sa disposition psychospirituelle vers une responsabilité écosociale en tant que citoyen de la Terre-Patrie (Morin et Kern, 1993). La force d’une telle proposition éducative est de donner lieu à un élargissement des champs de savoirs qui ne se limiteraient pas à la raison. Dans une perspective plus large, il s’agirait d’une éducation qui convoque d’autres niveaux de réalités comme ceux émanant de notre spiritualité, présentant alors des éléments de convergence avec les savoirs holistiques autochtones. Un tel projet politico-pédagogique, résolument écologique (Sauvé, 2019) mobilise une approche transdisciplinaire en éducation relative à la nature et au territoire, et invite au développement d’une pensée complexe qui relie sans confondre et qui distingue sans séparer, intégrant l’erreur et l’incertitude en toute humilité.
Face la nécessité de traiter les problèmes environnementaux de façon transdisciplinaire, mobilisant alors différents champs de savoirs en lien avec le paradigme de la complexité à l’encontre de toute perspective réductionniste, il semblerait que notre temps soit prêt à considérer le plein potentiel de notre humanité dont sa spiritualité pour la reconnecter à son Oïkos, soit son unique maison de vie partagée avec l’ensemble de ceux qui l’habitent. La Décennie des Nations Unies pour la restauration des écosystèmes va dans ce sens avec l’objectif de réconciliation entre les êtres humains et la nature lancé par l’UNESCO en juin 2021, laissant la parole aux savoirs autochtones fondés sur la spiritualité. La démarche de réconciliation avec les peuples des Premières Nations au Canada va d’ailleurs dans ce sens. Il serait alors question de l'émergence du paradigme symbiosynergique défini plus haut, pour un vivre-ensemble écologique qui inclut l’ensemble du vivant et non vivant, source de bien-être et d’unité pour tous. On voit ici clairement la dimension politique qui engage tous les citoyens. Il s’agit de réparer les dommages environnementaux causés par la rupture de la relation de l’être humain avec la nature appelant à plus d’humilité, de reliance et de symbiosynergie, pour un réenchantement de notre rapport au monde.
Références
Bergandi, D., 2000. Écologie, éthique environnementale et holisme ontologique. Dans A. Fagot-Largeault et P. Acot (dir.), L’éthique environnementale (p. 65-79). Sens Éditions.
Bergeron, R., 2002. Renaître à la spiritualité. Fides.
Bertrand, Y. et Valois, P. , 1999. Fondements éducatifs pour une nouvelle société. Chronique sociale /Éditions Nouvelles.
Bolle De Bal, M., 2003. Reliance, déliance, liance : émergence de trois notions sociologiques. Sociétés, no 80(2), 99-131. https://doi.org/10.3917/soc.080.0099.
Cajete, G., 1994. Look to the Mountain : An ecology of Indigenous education. Kivaki Press.
Dallaire, M., 2014. Spirituality in Canadian Education. [Chapitre de livre]. Dans J. Watson, M. de Souza et A. Trousdale (dir.), Global perspectives on Spirituality and Education (p. 221- 232). Routledge Research in Education.
Morin, E et Kern, A. B., 1993. Terre-Patrie. Seuil.
Næss, A., 2008. Écologie, communauté et style de vie. Éditions MF.
Sauvé, L., 2017. L’éducation à l’écocitoyenneté. Dans A. Barthes et J.M. Lange (dir.) Dictionnaire critique des enjeux et concepts des Éducations à (p. 56-65). L’Harmattan.
Sauvé, L., 2019. De l’interdisciplinarité à la transversalité : Pour un projet politico-pédagogique, résolument écologique. Dans F. Darbellay, Z. Moody et M. Louviot (dir.), L’interdisciplinarité dans l’éducation et la formation, (p. 69-88). Éditions Alphil Presses Universitaires Suisse.
Sauvé, L. et Villemagne, C., 2006. L’éthique de l’environnement comme projet de vie et « chantier » social : un défi de formation. Chemin de Traverse, 2(solstice d’hiver), 19-33.
Taleb, M., 2009. Le réenchantement de notre rapport au monde: une valeur centrale de l’éthique subversive de l’éducation relative à l’environnement. Éducation relative à l'environnement, Regards – Recherches – Réflexions, 8 [En ligne]. https://doi.org/10.4000/ere.2141
Viveiros de Castro, E., (2014b. Perspectivisme et multiculturalisme en Amérique indigène. Journal des anthropologues, 138-139, 161-181.
Notes
1 L’anthropologue Viveiros de Castro (2014) à la suite d’Ingold montre même que le concept d’humanité est rempli de contradiction sachant qu’il répond à deux termes distincts en anglais ; celui d’humankind correspondant à une espèce animale parmi d’autres et d’humanity attribuant (selon un ethnocentrisme européen) une condition morale qui exclut les animaux.
2 Le mot sens ici pourrait avoir trois sens : 1) la signification ; 2) ce que nous ressentons au travers de nos sens ; et 3) la direction à donner à notre vie.
3 Ce service complémentaire dispose de ressources insuffisantes pour être présent dans toutes les écoles primaires et secondaires du Québec.
4 L’auteure de cet article est à l’origine d’une thèse de doctorat proposant un modèle éducationnel holistique qui mobilise la dimension spirituelle du jeune dans le but de favoriser son plein développement et sa reconnexion à son lieu de vie naturel de façon à générer un attachement à celui-ci et le désir d’en prendre soin, au fondement d’une possible mobilisation écocitoyenne.
Virginie Boelen, Ph. D. est chargée de cours et chercheure associée au Centre de recherche en éducation et formation relatives à l’environnement et à l’écocitoyenneté (Centr’ERE) à l’Université du Québec à Montréal. Elle s’intéresse à l’approche expérientielle holistique de reconnexion à la nature et au territoire mobilisant la dimension spirituelle de l’apprenant.
Quatre articles de l’auteure
Boelen, V. (À paraître). Une éducation holistique selon le principe de l’autoécoformation, inscrite dans le paradigme transversal autochtone pour un vivre-ensemble écologique et un réenchantement du monde. Éducation relative à l’environnement: Regards, Recherches, Réflexions, 16 (2).
Boelen, V. (2021). L’Anthropocène et la crise environnementale, du nécessaire changement de paradigme à son opérationnalisation : vers une nouvelle approche d’éducation relative à l’environnement. Recherches et Éducations, Éduquer en Anthropocène, 23. http://journals.openedition.org/rechercheseducations/11684
Boelen, V. (2020a). Réflexion sur une approche holistique d’éducation au vivant intégrant la dimension spirituelle du sujet. Éducation relative à l’environnement : Regards, Recherches, Réflexions, 15 (2). https://doi.org/10.4000/ere.5667
Boelen, V. (2020b). La prise en compte du cheminement spirituel du jeune selon une perspective d’éducation relative à l’environnement : la problématique québécoise. Éducation et socialisation. Éducation(s) et Spiritualité(s) : Conceptualisation, problématisation, applications – Varia 56. https://doi.org/10.4000/edso.12148