Crise socioécologique et santé publique

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Quelles synergies avec les approches écospirituelles?



Par Marie-Jo Ouimet – 1er avril 2022

Partant du rôle de la santé publique dans la réponse à la crise socioécologique, nous tentons d’établir des rapprochements entre le domaine de la santé publique et différentes formes de savoir issues de courants écospirituels, afin de catalyser la transformation vers un monde en santé, équitable, résilient et respectueux des limites planétaires.

 

« La Terre nous a donné tous les éléments qui constituent notre corps (…). Nous sommes la Terre (…). Sachant ceci, nous pouvons commencer à transformer notre relation à elle. Nous pouvons en prendre soin différemment, car elle n’est pas séparée de nous (…). Notre planète et ses habitants ne font qu’un. » (Thich Nhat Hanh, Love letter to the Earth, traduction libre.)

 
La crise climatique représente la plus grande menace à la santé des populations du 21e siècle. Cette crise n’est qu’un des symptômes de la crise socioécologique liée à la dégradation de la biosphère. Paradoxalement, elle représente également une grande opportunité, pour peu qu’on sache y répondre avec sagesse.
 
Tant pour atténuer les changements climatiques que pour s’adapter à leurs impacts inévitables, des transformations s’imposent dans tous les secteurs: modes de production, consommation, environnement bâti, transports, alimentation… tout en assurant l’équité et le maximum de bienfaits pour la santé. Quel contrat! Comment ne pas être en recherche de sens profond devant l’ampleur de la tâche?
 
Les appels à passer du paradigme de domination de l’homme sur la nature vers une culture de régénération et d’interconnexion se multiplient. Or, cette vision du monde est partagée par de nombreuses cultures et courants spirituels.
 
Ce texte constitue une amorce de réflexion sur certaines pratiques spirituelles qui, en synergie avec la discipline de la santé publique, pourraient aider les populations à atteindre un nouvel équilibre.
 

Quel est le rôle de la santé publique face à la crise socioécologique?

La santé publique a pour mandat de maintenir et d’améliorer la santé des populations. Elle intervient sur les déterminants de la santé, visant autant les politiques publiques que les environnements, les milieux de vie, les individus et leurs comportements.
 
Or, tous les états de santé avec leurs déterminants sont susceptibles d’être aggravés par les changements climatiques. Ceux-ci amplifient les risques et aggravent les inégalités sociales de santé qui, à leur tour, influent sur la sensibilité des individus, leur exposition et leur capacité d’adaptation aux aléas climatiques. La santé publique apporte une lunette « santé et équité » pour la priorisation des actions.
 
De plus en plus d’acteurs de santé publique préconisent une approche inclusive et la recherche de nouveaux partenariats pour favoriser l’émergence d’une culture situant l’ensemble du vivant au centre de nos actions du monde (ACSP 2015, Poland et coll., 2020). « La santé publique devrait se joindre à d'autres pour travailler à un changement fondamental des valeurs et des normes sociales (…) pour faire face à la crise écologique. (…) [Elle doit] écouter et apprendre de ceux qui travaillent déjà vers des avenirs alternatifs positifs, et soutenir des alliances favorisant des approches socioécologiques de la santé des générations présentes et futures ». Plus récemment, Poland et coll. (2020) ont appelé à un changement du rôle de la santé publique dans l'Anthropocène « (…) pour repenser quels acteurs, quelles connaissances et quelles preuves sont nécessaires », sous la forme « d'alliés inhabituels ». Parkes et coll. (2020) soutiennent que « les efforts de la santé publique (…) doivent reconnaître, s’engager, et apprendre des approches holistiques et intégratives de la santé et du bien-être (…) dans le respect de divers systèmes et modes de savoirs ».
 
La discipline émergente de la santé planétaire (Myers et coll. 2020) vise à comprendre les relations entre les activités humaines, leurs impacts sur l'environnement et leurs conséquences sur la santé des humains, des autres organismes vivants et des écosystèmes.

Elle suggère que la crise planétaire a une dimension spirituelle et que les solutions vont au-delà de la science et de la technique. Notre nécessaire reconnexion au monde naturel devrait s’inspirer de traditions spirituelles, notamment autochtones. Elle appelle d’ailleurs à rechercher de « nouvelles formes de savoir, s’éloignant de la pensée rationnelle, l’individualisme et la domination, et plus ancrées dans l’appréciation par les sens, la solidarité et la réciprocité. (…) Non seulement la conscience de l’interconnexion, mais l’expérience de la transformation par la connexion et la coexistence, permettant à l’humain d’englober toute forme de vie par la compassion » (Myers et coll. 2020). La vision du monde souhaitable doit provenir notamment de la sagesse autochtone et de traditions ayant à cœur l’intendance de la nature, la justice et les générations futures.
 
Ainsi, il apparaît clair que la crise socioécologique exige de forger de nouvelles alliances, de regarder le monde à travers une multitude de prismes, et de passer par les émotions autant que par la raison. Nous explorerons le potentiel de l’écospiritualité pour catalyser ces transformations. Cette exploration, loin d’être exhaustive, reflète mon expérience pratique avec divers courants.
 

Approches écospirituelles

À travers divers enseignements, de pratiques de partage en groupe et de méditation, certaines approches proposent de regarder en face notre détresse existentielle devant l’état du monde, permettant de générer une énergie transformatrice.
 
L’écobouddhisme trouve ses fondements dans les enseignements sur l’interdépendance autant que la critique du monde matérialiste basé sur la dualité homme-nature. Les valeurs bouddhistes de gratitude, de simplicité, de réciprocité, de compassion, de recherche du bien commun sont mises de l’avant, à travers la connexion à la Terre mère. Le « moi » devient « nous » et englobe l’ensemble des êtres sensibles (Loy, 2019). La formation Ecosattva permet de se tourner vers la réalité difficile de la crise écologique, grâce à la pleine conscience, la sagesse bouddhiste, les pratiques et la communauté, pour découvrir le pouvoir d’agir en solidarité avec la vie. Partant de la notion de traumatisme collectif qui paralyse et engourdit, on parvient à faire face à la réalité pour l’aborder et la transformer. La formation intègre également une critique de la croissance économique et le principe de justice écologique, reconnaissant les systèmes d’oppression qui perpétuent l’injustice autant que la destruction du monde.
 
Très proche de l’écobouddhisme, le Travail qui relie de Joanna Macy permet de découvrir et d’expérimenter notre interdépendance, transformant notre désespoir en une action inspirée et collaborative, appelant elle aussi à se libérer de notre société dominante industrielle de croissance. Elle est ancrée dans la théorie des systèmes complexes, le bouddhisme et les traditions autochtones. Les pratiques proposées débutent dans la gratitude, traversent les écoémotions et permettent de découvrir les pratiques régénératives émergentes auxquelles l’on souhaite contribuer.
 
Il existe une diversité de traditions spirituelles autochtones. J’ai eu le privilège de connaître et de m’imprégner de celle des Cris d’Eeyou Istchee (nord du Québec). Plusieurs traditions partagent ces valeurs: hommage et respect à la Terre mère et tous les êtres, animés et inanimés, gratitude pour la générosité de la Terre, respect du vivant et des éléments, interdépendance, maintien de l'harmonie, équilibre. L’éthique veut qu’on ne prenne que ce dont on a besoin dans un acte de réciprocité. Melanie Goodchild (2021) décrit la « sagesse en action », la qualifiant de savoir expérientiel par opposition au savoir théorique. Ainsi, de nombreuses traditions autochtones partagent une vision holistique et interconnectée de la santé et du bien-être. La Terre devient source d’enseignement. La connexion aux générations passées, présentes et futures est centrale.
 
Les grandes organisations, dont Santé Canada, le GIEC et l’ONU considèrent le savoir autochtone essentiel tant pour les communautés autochtones que pour les allochtones; elles rappellent toutefois la nécessaire réconciliation avec les Peuples autochtones et la reconnaissance de leurs droits.
 
Nées de traditions autochtones occidentales pratiquement éliminées par les « chasses aux sorcières », certaines traditions spirituelles de la Terre ou néo-paganiques reconnaissent l’interconnexion et l’aspect sacré et sensible de tous les êtres, ceux-ci ne pouvant dès lors plus être instrumentalisés ni considérés comme des « ressources ». Elles recherchent l’équilibre du monde, cherchant d’abord à ne pas nuire, et nourrissent des rituels célébrant les rythmes de la Terre et des saisons. Elles apprennent par l’observation et la pratique, et se font les gardiennes de l’équilibre du vivant et des éléments. Certaines dénoncent également les systèmes d’oppression et leur logique de domination et d’exploitation qui perpétuent la destruction des écosystèmes et les iniquités.
 

Rapprochements / synergies entre santé publique et approches écospirituelles

On peut voir de nombreux parallèles entre les objectifs de la santé publique et ceux des approches écospirituelles décrites plus haut: recherche du bien-être collectif et de l’équité, rapprochement de la nature, protection des déterminants écologiques de la santé (air, eau, sols, aliments). Une alliance paraît donc bien naturelle, d’autant plus que ces pratiques auront des bienfaits indéniables sur le plan individuel et communautaire: réduction de l’anxiété, meilleur soutien social, amélioration de la résilience. Sans oublier les bienfaits sanitaires largement démontrés et tangibles de la présence en nature.
 
Le système de valeurs inhérent à la pratique de la santé publique place les besoins des humains au-dessus de ceux de la nature, tout en reconnaissant que l'environnement doit être protégé. Ce qui se doit d’inspirer la santé publique, et dont se rapproche la santé planétaire, est l’aspect holistique, l’élimination de la dualité homme-nature et la protection des générations futures. Les frontières de l’individu disparaissent pour englober l’ensemble du système Terre.
 
Les pratiques expérientielles spirituelles permettent de comprendre et d’influencer le monde avec les sens, le corps et le cœur autant qu’avec la tête. Contrairement à ce qu’on pourrait penser, l’écospiritualité nous ancre dans notre vécu sur Terre plutôt que de la transcender. Il s’agit simplement de vivre au rythme de la Terre, de l’observer et de l’écouter. La santé publique gagnerait à s’inspirer de ces formes de savoir qui présentent un point de vue différent, mais également une forme de recul ou de zoom-out pour comprendre le monde dans sa complexité interconnectée et favoriser l’émergence d’une transformation radicale.
 
Les approches écospirituelles pourraient nous aider à incarner la compréhension de l’humain comme faisant partie des écosystèmes, à nous rapprocher des solutions relationnelles, à apprendre avec humilité et accepter qu’on ne puisse tout contrôler.
 
La santé publique joue un grand rôle dans l’adoption de normes sociales favorables à la santé. Les approches écospirituelles peuvent inspirer la participation à un projet de société enrichissant sur le plan du lien social, favorisant les pratiques régénératives, la protection du vivant, l’équilibre et la réciprocité; promouvoir une approche positive où l’on se bat pour ce qu’on aime plutôt que de renoncer à un style de vie auquel on est attaché. Transition socioécologique peut et doit être synonyme de reconnexion et bien-être collectif.
 
La prise de décision en santé publique repose en grande partie sur les données probantes. Le simple fait qu'il y ait peu de preuves en faveur des approches écospirituelles restera probablement un obstacle important à l'intégration de ces savoirs dans la pratique de la santé publique. Il est peut-être temps de nuancer le paradigme fondé sur des données probantes et d'adopter d'autres formes de savoirs. Goodchild propose un agenda pour la science du 21e siècle: « Développer et cultiver une méthodologie scientifique qui permette à la fois de ressentir et d’être présent à l’ensemble du vivant ». Ceci rappelle la proposition croissante en santé publique d’avancer dans l’innovation et l’évaluation des interventions par des laboratoires vivants.
 
Les réponses à cette crise sans précédent passent nécessairement par l’identification de synergies et la mise en commun de diverses visions du monde. La santé publique devrait soutenir l’émergence de projets allant dans le sens de l’équité, du respect des limites planétaires et du bien-être en s’inspirant des savoirs expérientiels et ancestraux. Les divers courants de l’écospiritualité pourraient devenir les nouveaux alliés de la santé publique. Il est grand temps de laisser la magie opérer.
 

Références

ACSP, 2015. CPHA, 2015. Global change and public health: Addressing the ecological determinants of health. Canadian Public Health Association discussion document.
 
Goodchild, M., 2021. Relational Systems Thinking: That’s How Change is Going to Come, From Our Earth Mother. Journal of Awareness-Based Systems Change, 1(1), 75-103.
 
Horwitz P. & Parkes M.,  2019. Intertwined Strands for Ecology in Planetary Health. Challenges, MDPI, vol. 10(1), 20.
 
Loy, David R., 2019. Ecodharma: Buddhist teachings for the ecological crisis. Wisdom publications.
 
Myers et coll., 2020. Planetary health. Island press.
 
Poland, B. et coll., 2020 dans K. Zywert and S. Quilley (eds.), Health in the Anthropocene. Toronto: University of Toronto Press
 



Marie-Jo  Ouimet est médecin spécialiste en santé publique et médecine préventive. Elle travaille dans l’unité « Territoire, évaluation des impacts et adaptation au climat » à l’INSPQ depuis juillet 2021. Elle enseigne aussi à l’École de santé publique de l’Université de Montréal. Mme Ouimet a travaillé chez les Cris de la Baie James et a pratiqué la médecine familiale dans des contextes variés, y compris à l’étranger.
 
 


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