Photo : CAMERA PRESS/Eamonn McCabe
Frédérick Leboyer | un parcours spirituel et médical
Par Florence Pasche Guignard – 1er août 2024
Le parcours de vie de Frédérick Leboyer, promoteur de la « naissance sans violence », permet de nous interroger sur l’incidence du développement personnel et spirituel sur la pratique médicale et sur la position de la personne soignante, au sein ou à l’encontre des institutions dans lesquelles elle œuvre.
Il y a 50 ans paraissait « Pour une naissance sans violence » (1974, Seuil), ouvrage de l’obstétricien français Frédérick Leboyer (1918-2017). Né dans une famille juive à la fin de la Première Guerre mondiale, formé à la Faculté de médecine de l’Université de Paris. Leboyer a séjourné à de nombreuses reprises en Inde à partir des années 1960. Il est devenu l’un des disciples de Swami Prajnanpad1. L’influence de ce maître spirituel hindou, enseignant dans un ashram du Bengal, a été déterminante pour la suite de son parcours spirituel et professionnel.
En 1974, année du décès du Swami, Leboyer publie son plaidoyer pour la naissance sans violence et démissionne de l’Ordre des médecins. Libéré des contraintes idéologiques de son ordre professionnel et des attaques de ses collègues, il n’aura de cesse de promouvoir des idées révolutionnaires sur la naissance et l’accouchement. Leboyer n’est pourtant ni le premier ni le seul à s’intéresser aux méthodes psychoprophylactiques de préparation à l’accouchement. Pensons ici à d’autres médecins comme Grantly Dick-Reid, Ferdinand Lamaze ou encore Michel Odent. L’une des particularités des propositions de Leboyer est de laisser place à des aspects spirituels du venir et mettre au monde. Ses œuvres littéraires, poétiques, photographiques et cinématographiques en portent les traces.
Un visiteur attentif de l’Inde indépendante
Le parcours de vie de Frédérick Leboyer est intéressant à plus d’un titre pour une réflexion sur les liens entre médecine, santé et spiritualité ainsi que sur la transmission d’aspects spirituels ou culturels d’une région du monde vers une autre. Le médecin cultivé était suffisamment sensible à certains aspects de l’existence que les approches biomédicales institutionnelles négligent souvent. En effet, Leboyer a visité l’Inde et d’autres régions d’Asie du Sud en tant que voyageur, observateur attentif dans une posture humble d’apprentissage et d’expérimentation personnelle. Il ne s’y est jamais installé à long terme. À titre de médecin, il n’a pas pris part à des missions dites humanitaires ni expérimenté de nouvelles techniques d’accouchement sur des femmes indiennes avant de les ramener vers la France. Son premier voyage, en 1959, fut motivé par la nécessité de se reposer et de se changer les idées à la suite de ce qu’il appelle dans son autobiographie un « nervous breakdown » (Leboyer, 2023, p. 64) dans sa trajectoire de carrière alors pleine de succès. À la fin des années 1950, Leboyer est chef de sa propre clinique, où il pratique des accouchements avec les techniques habituelles de l’époque, qu’il critiquera et abandonnera plus tard. Aujourd’hui, on parlerait d’un « burn-out » : l’épuisement professionnel n’est pas nouveau dans le monde médical. Pour Leboyer, voyager a été une stratégie efficace pour s’en remettre. Mais c’est seulement après d’autres voyages en Inde et sa rencontre avec Swami Prajnanpad, dès 1962, qu’il développe une nouvelle façon de voir la naissance. Il réalise que celle-ci est souffrance, non pas juste pour la mère, mais pour l’enfant. C’est là qu’intervient la « non-violence », qui fait écho à une notion présente dans plusieurs traditions religieuses de l’Asie du Sud (hindouisme, bouddhisme et jaïnisme) et mobilisée par ailleurs au niveau politique, notamment par le Mahatma Gandhi.
Un parcours spirituel resté dans l’ombre de l’absence de reconnaissance
Rédigée dans les toutes dernières années de sa longue existence et publiée de façon posthume en 2023, l’autobiographie de Frédérick Leboyer offre quelques éclairages, confessions et mises au point sur son parcours de vie et ses convictions personnelles. On le connaissait par ailleurs, par bribes, par une série d’ouvrages consistant en des traductions en français des conversations, tenues en anglais et enregistrées, avec le Swami Prajnanpad. En rassemblant et recoupant divers éléments issus des ouvrages basés sur ces conversations, ses publications sur la naissance, des témoignages de personnes qui l’ont fréquenté, et de son autobiographie, on parvient à dresser un portrait, certes incomplet, de l’homme au-delà de l’œuvre et de la figure d’autorité — voir de célébrité — médicale qu’il a longtemps représentée. Au moment de partager ses propositions en public, au milieu des années 1970, il remet en cause la pratique contemporaine et cela lui vaut des critiques.
On constate qu’à partir du milieu de sa vie, Leboyer a accordé de la place à des questions existentielles et à sa vie spirituelle. Sa fréquentation du Swami a opéré en lui des changements de sa vision du monde et, de fait, de sa pratique de l’obstétrique. Leboyer n’est toutefois jamais devenu un prosélyte ou un prédicateur dans le domaine spirituel ou religieux. Jusqu’à la fin de sa vie, il est même resté méfiant à l’égard des religions organisées.
Pour mettre en lien son parcours et celui de plusieurs soignants d’aujourd’hui, on peut se demander dans quelle mesure une fermeture aux aspects religieux et spirituels dans leurs milieux professionnels peut conduire à quitter le champ de la médecine « officielle » pour rester en cohérence avec ses convictions. Leboyer ne s’est pas fait radier par l’Ordre des médecins, mais il en a démissionné. Non seulement il a cessé la pratique de la médecine, mais en plus, il s’est expatrié. Quittant la France, il s’installe à Londres, en Angleterre, et continue à cultiver des liens avec le monde anglophone, à l’international, où ses idées sont beaucoup mieux reçues et appliquées. Nul n’est prophète en son pays ! Si l’on consulte les archives des médias qui ont écrit sur lui et ses ouvrages, sa célébrité de l’époque, certes entourée de controverses, contraste avec l’absence de reconnaissance actuelle de son influence en France.
Et au Québec ?
Trois ans après la publication de « Pour une naissance sans violence » et un an après celle de Shantala, autre ouvrage à succès sur le massage des bébés, le magazine Châtelaine Québec consacre plusieurs pages à un entretien avec Leboyer (De Grammont, 1977). Comme à son habitude, il s’y livre peu et ne s’épanche pas sur sa vie intérieure. On y apprend toutefois que sa propre naissance a été « atroce ». L’historienne québécoise Andrée Rivard, dans son « Histoire de l’accouchement dans un Québec moderne » (2014), mentionne Leboyer. La couverture de l’ouvrage est illustrée par une photo montrant, précisément, cette violence que dénonce Leboyer : un personnel soignant y tient un nouveau-né à l’envers, par les pieds, comme sur l’une des photos de « Pour une naissance sans violence » (p. 25). Nulle trace de la mère dans l’image : les mères se sentent alors oubliées dans leur expérience de l’accouchement. Selon Rivard, ce que promeut Leboyer « résonne auprès du grand public » (p. 245) dans le Québec des années 1970 où les femmes, fâchées, ont une prise de conscience qui mènera plus tard à des changements et à une réappropriation d’une naissance plus humanisée, ouvrant à ses dimensions spirituelles. Rivard a sélectionné certains des nombreux témoignages de l’époque de femmes qui ont mal vécu leur accouchement, non pas à cause de la douleur en tant que telle, mais en raison des protocoles médicaux qui leur ont été imposés, sans explications ni consentement.
La notion de violence obstétricale reste d’actualité et l’approche proposée par Leboyer pourrait certainement contribuer à diminuer les gestes iatrogènes. Cette approche est la moins interventionniste possible, sauf en cas de réelle nécessité plutôt que par convenance ou pour des raisons logistiques d’organisation du service. Au Québec, les choses ont évolué grâce à des formes variées de militantisme du côté des sages-femmes, de leurs patientes et de mouvements féministes québécois qui, alors, intégraient plus qu’en France la question maternelle (et non pas juste contraceptive). La diffusion des idées de Leboyer de ce côté-ci de l’Atlantique et directement en français y a sans doute aussi contribué.
Au-delà de l’appropriation culturelle à l’intersection du médical et du spirituel
Frédérick Leboyer a certes touché des droits d’auteur sur ses ouvrages, publiés pour la plupart aux éditions du Seuil en français, et sur leurs nombreuses traductions dans d’autres langues, preuve de leur succès. Il n’a toutefois jamais fait « breveter » le massage des bébés, connu sous le nom de massage Shantala. Comment pourrait-on réclamer la propriété intellectuelle d’une technique millénaire ? À son époque, les notions d’appropriation et d’appréciation culturelles n’étaient pas aussi discutées qu’aujourd’hui. Dans le cas de Leboyer, plusieurs éléments font pencher la balance du côté de l’appréciation. Tout d’abord, il mentionne ses inspirations indiennes dans ses ouvrages, souvent même dans la dédicace. Hors de question d’effacer cette influence ! Pourtant, même dans les milieux de l’accompagnement de la grossesse et de l’accouchement qui connaissent et mobilisent certaines de ses idées, rares sont les personnes au courant de son parcours indien et celui-ci est rarement évoqué. Les recherches sur l’histoire de la naissance qui citent Leboyer n’y font pratiquement aucune allusion ou n’approfondissent pas cet aspect (Topçu 2021).
Ensuite, les pratiques qu’il transmet restent relativement accessibles. Certains ateliers de préparation à l’accouchement ou de massage des bébés qui promeuvent les propositions de Leboyer ne sont pas facturés plus cher que d’autres qui proposent des visions plus médicalisées de l’accouchement et du post-partum. De plus, avec l’essor des médias sociaux, une partie de ces transmissions est disponible gratuitement en ligne. Leboyer n’a pas bâti un empire commercial sur ses idées et il a toujours marqué sa gratitude envers ceux et celles, en Inde et ailleurs dans le monde, à qui il est redevable de ses savoirs. Il le fait particulièrement dans son autobiographie.
50 ans après son premier ouvrage, l’examen critique du parcours de Leboyer et des transmissions qu’il a offertes par ses ouvrages et films invite le personnel soignant et ceux qui accompagnent la naissance à prendre conscience de ces notions. Invite également à faire attention à la manière dont sont présentés certains soins, en particulier ceux qui sont rattachés, avec ou sans preuve, à des provenances non occidentales, par exemple le « soin rebozo » ou encore la médecine ayurvédique. Pour autant, on ne saurait voir de l’appropriation culturelle partout autour de ce qui reste une expérience humaine universelle qu’il faut bien accompagner et sur laquelle, inévitablement, se construisent des pratiques culturelles, rituelles, et des univers de sens : la naissance, ou l’accouchement, selon la perspective.
De son parcours de vie, on peut retenir et s’inspirer de sa curiosité intellectuelle et spirituelle, de son attitude ouverte à l’autre et à ses apports dans le domaine de la santé, particulièrement la santé des femmes, des mères et de leurs enfants. L’ouverture de Leboyer à intégrer les aspects spirituels dans la naissance et son accompagnement, même en milieu médicalisé, trouvera certainement plus d’écho à l’avenir.
Références
De Gramont, M. (1977). « Frédérick Leboyer : « J’ai eu une naissance atroce ». Châtelaine Québec, mars 1977, 37–39 et 70–86.
Leboyer, Frédérick. (1974). Pour une naissance sans violence. Paris : Seuil.
Leboyer, Frédérick. (2023). Autobiographie. L’initiateur de la naissance sans violence. Préface de Matthieu Ricard. Paris : Éditions L’Originel — Charles Antoni.
Pasche Guignard, Florence. (2023a). « Without Violence : Frédérick Leboyer’s Significant Encounters in and with India ». Dans Bornet, Philippe et Cattoni Nadia Significant Others, Significant Encounters. Essays on South Asian History and Literature. HASP, 93-113.
Pasche Guignard, Florence. (2023b). « Frédérick Leboyer et les mères : L’Inde comme matrice de gestation de la naissance sans violence ». Revue interdisciplinaire sur l’Asie du Sud, 1/1, p. 29–52.
Rivard, Andrée. (2014). Histoire de l’accouchement dans un Québec moderne. Montréal : Les Éditions du Remue-Ménage.
Topçu, Sezin. (2021). « Obstétrique, (non) violence et féminisme : Un regard sociohistorique ». Cahiers du Genre 71/2, p. 81-106.
Note
1 « Swami » est un titre qui désigne un maître spirituel. Leboyer et d’autres disciples français n’ont pratiquement jamais utilisé le terme « gourou » pour désigner leur maître spirituel, qu’ils appellent « Swamiji » (la particule -ji, marquant encore plus de respect).
Florence Pasche Guignard est professeure adjointe en sciences des religions à la Faculté de théologie et des sciences religieuses de l’Université Laval, depuis janvier 2020. Ses cours et ses recherches, avec des approches souvent interdisciplinaires, portent sur des enjeux à l’intersection des religions et des spiritualités avec l’histoire des femmes, le genre, la corporalité, le rituel, les médias, les technologies et la culture matérielle. Ses domaines de spécialisation comprennent aussi les traditions religieuses de l’Asie du Sud, et surtout l’hindouisme. Ses publications les plus récentes portent sur divers aspects de la maternité en contextes religieux. Elle a aussi travaillé sur les ritualisations traditionnelles et émergentes autour de la grossesse et l’accouchement ainsi que sur les dimensions spirituelles des discours et pratiques de gestion de la fertilité. Son site web est : https://fpg.bio/.
L’auteure a reçu un financement du Fonds Cardinal-Maurice-Roy (Université Laval) pour cette recherche. Elle déclare n’avoir ni liens ni conflits d’intérêts. Cet article reprend partiellement des données publiées dans Pasche Guignard 2023a et 2023b.