Soigner ou guérir?

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Par Nathalie Dumet | 1er août 2013
 
Publié aux éditions Érès en 2010, l’ouvrage collectif « Soigner ou guérir? » dirigé par Nathalie Dumet, professeure en psycho- pathologie clinique à l’Université de Lyon, et Hugues Rousset, professeur émérite de médecine interne, se propose d’explorer, à la lueur de différentes approches disciplinaires – anthropologique, médicale, philosophique, psychologique, psychanalytique – les processus de soin et de guérison, les opérateurs majeurs, susceptibles de favoriser tout autant que d’entraver ces processus. Loin d’être exhaustif, le croisement de ces différents regards spécialisés rappelle, s’il en était besoin, le caractère éminemment complexe de l’être humain, de son fonctionnement (voire de son dysfonctionnement), et surtout leur irréductibilité à un para- mètre exclusif sinon même déterminisme qui serait seul agissant dans la genèse de l’état (ou même du vécu) du malade, a fortiori dans le recouvrement de la santé. Si la médecine scientifique a amplement fait ses preuves en matière d’éradication des maladies et des épidémies, il n’en reste pas moins que la pensée, la représentation individuelle, la subjectivité, en un mot la croyance intervient massivement dans l’adhésion (ou non) du malade aux processus et modalités de soin, voire dans le processus de guérison lui-même.
 
Mais qu’est-ce que guérir au fond? C’est à cette complexe et épineuse question que Maël Lemoine se propose tout d’abord de réfléchir du point de vue philosophique, soulignant dans sa contribution toute l’équivocité du terme et par là même celle du processus du guérir lui-même. Guérir désigne ou renvoie tout autant à une opération de disparition des symptômes et des souffrances du malade, qu’à l’éradication même de leurs causes, voire encore au recouvrement d’un état ou d’un équilibre antérieur, lui-même alors gage d’une restitution de possibilités existantes jusque-là chez l’individu ou pour le moins de potentialités. Partant de là, maintes trajectoires et destinées thérapeutiques se dessinent…
 
En sa qualité de psychanalyste en terre médicale, Marie- Claire Célérier met de suite l’accent sur la vie psychique inconsciente du sujet. Car l’inconscient, selon cette spécialiste des interrelations psyché-soma, peut tout autant venir constituer un frein qu’un moteur du rétablissement somatique chez l’individu. En effet, pour certains sujets, la maladie et le corps douloureux se font parfois le révélateur et même le porteur de souffrances psychiques internes, indicibles, voire le garant d’une identité en péril. En pareilles situations, convient-il alors pour le soignant d’avoir à l’esprit que la guérison symptomatique, loin d’être bénéfique, peut au contraire constituer un facteur de déséquilibre certain pour ces patients. Ces situations singulières tout autant qu’extrêmes, sans doute, n’en montrent pas moins la limite d’actions médicales curatives méconnaissant le rôle complexe de la vie psychique sur le fonctionnement organique, méconnaissant l’indubitable ambivalence existant chez l’humain, l’ambivalence de son désir de guérir pour le moins.
 
Tel est ce que met en relief de son côté le psychiatre-psychanalyste André Beetschen, qui rappelle la nécessité, pour le patient comme pour le soignant, de composer avec toutes les forces – de quelque ordre soient-elles – qui s’opposent à la guérison. La nécessaire prise en considération des mouvances et paradoxalités que comporte la vie psychique amène alors à considérer la visée du travail psychique pour le sujet en situation de mal/ mal-être, non comme la disparition des symptômes, mais comme l’ouverture et l’acceptation de l’incertitude, de l’embarras, de l’inquiétant, et même du déplaisir. En somme, le but du guérir serait finalement de maintenir et de rendre effective chez le sujet la vie psychique de son désir, et ce, jusqu’aux portes de la mort. Si ce propos concerne les classiques indications de cure psychanalytique, autrement dit les sujets en souffrance psycho- névrotique, qu’en est-il en revanche des sujets aux somas effractés par la maladie organique, maladie grave et parfois incurable? Tel est l’objet de la contribution de Nathalie Dumet, invitant à considérer la vie psychique du soignant tout autant que celle du malade. Si l’orthodoxie psychanalytique impose traditionnellement une certaine réserve à l’égard du désir de guérir chez le praticien du psychisme, Nathalie Dumet souligne quant à elle dans une perspective psychosomatique, le rôle non négligeable pour ne pas dire crucial que joue l’autre dans la restauration psy- chique comme somatique individuelle. L’auteur plaide pour une nécessaire reconnaissance de la préoccupation thérapeutique, consciente et inconsciente, du soignant à l’égard de son patient, s’inscrivant dans la continuité de la préoccupation maternelle primaire existant chez la mère à l’endroit des besoins physiques et vitaux de son petit enfant immature et de ce fait profondément vulnérable. Dans de tels moments de néoténie comme de fragilité au cours de l’existence, nul doute que la relation à l’autre renforce sinon même insuffle le désir individuel de vie. Pour le dire encore autrement, la pulsion de vie (de même que la pulsion de mort…) existe autant à l’extérieur qu’à l’intérieur du sujet singulier. La santé, l’équilibre ou le déséquilibre somatique ne sont donc pas qu’une affaire personnelle, mais bien, fondamentalement, une affaire relationnelle, au cœur de laquelle représentation et investissement affectif de l’autre, croyance en son pouvoir protecteur, surnaturel ou divin, constituent des forces vives.
 
C’est bien ce que nous montre de son côté le médecin anthropologue Jean Benoît. En appui sur l’histoire de ce qu’il nomme des « territoires non médicaux de la guérison », avec l’histoire des rois thaumaturges de France ou bien encore celle des Églises, ce chercheur met à son tour en relief combien le pouvoir de guérison consiste tout autant à traiter, soigner la représentation, le psychisme de l’individu que son corps… L’homme est tout autant malade de sa subjectivité, des liens (manquants, carencés, hostiles…) avec son environnement que de l’altération de son seul fonctionnement bio-physiologique.
 
L’exposé de Denis Vidal Durand vient assurément prolonger cette réflexion sur le rôle de l’illusion dans les processus thérapeutiques. Comme les travaux neuroscientifiques contemporains ne cessent d’ailleurs de le confirmer, l’attente du malade, ses processus d’anticipation, son investissement de la relation soignant-soigné, son investissement de cet Autre-guérisseur (médecin, thérapeute, chaman ou prêtre) semblent bien en effet jouer un rôle déterminant dans l’effet placebo et donc, in fine, dans les processus thérapeutiques agissant en médecine.
 
Alors, loin de donner au lecteur un savoir précis sur les facteurs et les mécanismes impliqués dans le processus de guérison, encore moins un sésame destiné à le doter à jamais d’une santé inébranlable, à le faire entrer dans « le royaume des sains » – entendons ici des individus sains de corps comme d’esprit – l’ouvrage collectif Soigner ou guérir? insiste sur le nécessaire croisement des regards pour approcher l’intrication complexe et toujours singulière des opérations les plus biologiques et chimiques aux plus irrationnelles et transcendantales, participant de ce qui soigne ou guérit aussi l’humain… Au sein de l’univers hautement instrumentalisé, technicisé et parfois déshumanisé de la médecine scientifique d’aujourd’hui, demeure la valeur féconde de l’illusion créatrice, la croyance subjective…
 




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