Par Mathieu Roy, stagiaire postdoctoral - 1er août 2013
Institut universitaire de gériatrie de Sherbrooke
Au lieu de s’interroger sur les causes de la maladie, la salutogenèse s’intéresse à ce qui crée la santé! Cette idée, en apparence toute simple, a été soulevée pour la première fois il y a trente ans. Depuis, ce concept est à la base d’un changement de paradigme fondamental pour les sciences de la santé. Cet article nous introduit à l’origine de ce concept et à la théorie qui lui est sous-jacente. il souligne notamment l’apport de la salutogenèse à l’important mouvement de la promotion de la santé.
Les origines de la salutogenèse
C’est vers la fin des années 1970 que le terme « salutogenèse » fut introduit par Aaron Antonovsky, un sociologue de la santé israélien s’intéressant à la théorie du stress et à ses effets sur la santé. Antonovsky entretenait une programmation de recherche examinant les effets de la ménopause chez des femmes ayant subi des événements de vie extrêmes. Certaines des femmes avec lesquelles Antonovsky travaillait étaient même des survivantes de l’Holocauste. En comparaison avec les femmes formant son groupe de contrôle, il remarqua que les femmes ayant dû composer avec des événements de vie extrêmes étaient davantage touchées par les symptômes associés à la ménopause. Ces femmes étaient également frappées beaucoup plus durement par l’expérience du stress (Roy et O’Neill, 2012). Malgré ce résultat, il y avait aussi quelques femmes qui, en dépit de toutes leurs expériences de vie négatives, réussissaient tout de même à gérer leur vie normalement, alors que d’autres, dans des situations moins précaires, s’effondraient littéralement (Antonovsky, 1979).
C’est précisément sur ces femmes qui réussissaient à composer dans l’adversité qu’Antonovsky décida de continuer d’axer ses efforts de recherche et de réflexion. Si celui-ci avait ignoré ce sous-groupe de femmes et avait plutôt travaillé sur celles ayant des difficultés d’adaptation, nous nous retrouverions probablement aujourd’hui sans ce concept novateur pour la recherche en santé qu’est la salutogenèse. Au lieu de cela, Antonovsky fut intrigué par ce qui permettait à certaines femmes, ayant survécu à des conditions aussi horribles et rudes que celles de l’Holocauste, d’aimer, de vaquer librement à leurs activités quotidiennes, de créer et d’entretenir des relations interpersonnelles satisfaisantes et de gérer simultanément enfants, travail, famille et loisir. Antonovsky soutenait que même si une seule femme arrivait à se sortir de conditions de vie telles que celles de l’Holocauste, il se devait de comprendre pourquoi (Antonovsky, 1987). Il interrogea donc longuement quelques- unes de ces femmes. C’est sur la base d’une analyse qualitative des entrevues réalisées avec ces femmes qu’Antonovsky commença à élaborer son nouveau cadre théorique pour la santé, celui de la salutogenèse, qui changea complètement le regard à poser sur les problématiques de santé.
La théorie derrière le concept
La théorie d’Antonovsky était à l’origine destinée à être une théorie du stress puisqu’il s’agissait là de son objet de recherche (Antonovsky, 1987; Antonovsky, 1979). Pour Antonovsky, le stress est un élément omniprésent dans les activités de la vie quotidienne. Logiquement, il nomma donc les facteurs perturbant les activités de la vie quotidienne des « facteurs de stress (ou stresseurs) ». Sous l’influence de ces facteurs de stress, un individu se retrouve sous tension. Dès lors, soit il suc- combe à cette tension et se dirige vers une situation dite « pathogénique », soit il la surmonte et se dirige à l’opposé vers un pôle dit « salutogénique » d’un continuum santé-maladie (Roy et O’Neill, 2012).
La figure 1 illustre ce continuum santé-maladie. Antonovsky s’est servi à plusieurs reprises de cette figure au cours de sa carrière. À chaque fois, il souhaitait illustrer que la majorité de la recherche scientifique s’était intéressée aux mécanismes expliquant comment la santé se détériore, tandis que lui cherchait plutôt à identifier les ressources, les conditions et les facteurs à la base de la production même de la santé. Antonovsky suggéra que tous les individus, sans exception, se situent à un endroit quelconque le long de ce continuum (Antonovsky, 1987). Tous les jours, nous faisons face à différents stresseurs avec lesquels nous devons com- poser. Ces stresseurs perturbent notre équilibre et nous placent sous tension. À ce moment, soit des forces pathogéniques submergent l’individu et l’entraînent vers le pôle S- du continuum santé-maladie, soit celui-ci s’adapte et progresse plutôt vers le pôle S+ du même continuum. Sur le plan conceptuel, Antonovksy définissait donc la salutogenèse comme un mouvement allant vers le pôle santé d’un continuum santé-maladie (Antonovsky, 1993a).
Une des prémisses fondamentales de l’approche salutogénique est cette conceptualisation de la santé le long d’un continuum. En effet, jusque-là (et encore jusqu’à aujourd’hui pour plusieurs), la santé était conceptualisée comme un état dichotomique, c’est-à-dire par sa présence ou son absence. Il ressort de cette nouvelle conceptualisation de la santé que n’importe qui peut, à n’importe quel moment, être positionné n’importe où le long de ce continuum et manifester à la fois des composantes salutogéniques et pathogéniques en regard de son état de santé (Roy et O’Neill, 2012). La définition de la santé est alors devenue beaucoup plus complexe que celle proposée par l’Organisation mondiale de la santé (soit un état complet de bien-être physique, mental et social qui ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité).
Figure 1
Le continuum santé-maladie d’Aaron Antonovsky (Source : Roy et O’Neill, 2012)
Le cadre qui opérationnalise la théorie
Le concept central de la théorie salutogénique est celui du « sentiment de cohérence ». C’est ce construit qui opérationnalise la salutogenèse. Le sentiment de cohérence se définit comme :
Une prédisposition exprimant le degré selon lequel un individu a confiance (1) que les stimuli de son environnement seront structurés, prévisibles et explicables, (2) que des ressources seront disponibles pour satisfaire aux exigences posées par ces stimuli et (3) que ces exigences seront dignes d’investissement et d’engagement. (Antonovsky, 1987, traduction libre).
Trois dimensions composent donc le sentiment de cohérence : (1) l’intelligibilité, (2) la capacité de contrôle sur sa vie et (3) sa signification. Un sentiment de cohérence élevé prédispose les individus à percevoir leur vie positivement. Il fournit la confiance envers ses capacités à identifier et à utiliser des ressources pour se diriger vers le pôle santé d’un continuum santé-maladie. Le sentiment de cohérence donne un sens à son existence (Roy et O’Neill, 2012). Pour Antonovsky (1993b), il n’est ni une stratégie d’adaptation ni un trait de personnalité. Il s’agit d’une prédis- position devant sa propre vie.
Le second concept clé de la théorie salutogénique est celui de « ressource de résistance générale » (Roy et O’Neill, 2012). Une ressource de résistance générale permet l’émergence des conditions préalables à la production de santé. Ces ressources matérielles ou immatérielles sont présentes chez les individus et dans leur environnement. Des exemples de ces ressources sont : l’argent, le logement, l’estime de soi, l’éducation, l’hérédité, le contact avec ses émotions, ses relations sociales, ses croyances, sa religion (Antonovsky, 1987; Antonovsky, 1979). Finalement, l’essentiel n’est pas tant d’avoir accès à ces ressources de résistance générale, mais surtout d’être capable de les utiliser efficacement pour gérer les facteurs de stress rencontrés.
Pour résumer le cadre théorique de la salutogenèse, disons qu’une ressource de résistance générale (et son utilisation adéquate) permet de gérer efficacement un ou des facteurs de stress de la vie quotidienne qui du coup, n’ont pas (ou peu) d’impact sur le sentiment de cohérence qui lui, opérationnalise la salutogénèse, c’est-à-dire le mouvement vers la santé le long d’un continuum santé-maladie.
Au-delà de la théorie, la perspective
La salutogenèse va bien au-delà de sa théorie et de ses concepts. Il s’agit aussi d’une perspective, d’une vision du monde et de la recherche qui se concentre sur les ressources, les compétences, les capacités et les forces des individus plutôt que sur ses faiblesses, ses limites, ses incapacités et ses facteurs de risque à la maladie. Il s’agit bien entendu d’un exercice de repositionnement de l’esprit, d’une nouvelle posture épistémologique dans un domaine de recherche où l’emphase est placée sur le négatif plutôt que sur le positif, sur l’absence plutôt que sur la présence. Il s’agit toutefois d’une perspective que nous devons emprunter si nous souhaitons améliorer l’état de santé des individus et des populations. Je ne prétends aucunement que nous devons délaisser la recherche actuelle qui s’intéresse à la maladie et à ses facteurs de risque. Elle est fort utile, voire essentielle en plusieurs domaines. Je crois toutefois qu’il faut lui superposer une programmation de recherche complémentaire puisqu’améliorer la santé et augmenter la qualité de vie n’équivaut pas nécessairement à prévenir la maladie et ses facteurs de risque. Lorsque la perspective salutogénique sera davantage déployée, nous serons mieux armés pour aborder le construit « santé ».
La salutogenèse et la promotion de la santé
La promotion de la santé est une des quatre fonctions essentielles de la santé publique (ministère la Santé et des Services sociaux du Québec, 2003). Elle correspond à l’ensemble des actions visant à influencer les déterminants de la santé de manière à permettre aux individus, aux groupes et aux communautés, d’exercer un plus grand contrôle sur leur santé et d’améliorer celle-ci (Organisation mondiale de la santé, 1986). Ses cinq modes d’action privilégiés sont : (1) les aptitudes individuelles, (2) l’action communautaire, (3) l’organisation des services de santé, (4) les environnements et (5) les politiques publiques. La promotion de la santé se distingue des autres fonctions essentielles de la santé publique (surveillance, protection et prévention) en visant l’amélioration de la santé et des conditions d’existence plutôt qu’en prévenant une maladie ou en empêchant un agresseur quelconque d’altérer l’état de santé physique ou mental des individus et des populations. La promotion de la santé fait cependant face à des critiques. L’absence d’une base théorique solide pour opérationnaliser son discours, ses valeurs et ses principes, est la critique majeure qui lui est adressée depuis de nombreuses années. C’est aussi cette critique qui empêche la promotion de la santé de s’établir en tant que discipline scientifique plutôt que comme champ d’application des connaissances.
Figure 2
Le rôle modérateur des ressources de résistance générale dans l’association entre les facteurs de stress et le sentiment de cohérence.
À la lecture de l’héritage scientifique laissé par Antonovsky, il m’apparaît désormais clair que la perspective salutogénique est proche cousine de la promotion de la santé. Il m’apparaît également que la théorie salutogénique fournit à la promotion de la santé des éléments conceptuels majeurs pour tenter une réponse à la critique qui l’empêche de s’affirmer convenable- ment depuis trop longtemps déjà. C’est d’ailleurs la position défendue par cer- tains chercheurs de ce domaine (Eriksson et Lindström, 2008). C’est aussi vers cette conclusion que se dirigeait Antonovsky avant sa mort prématurée en 1994. Un article posthume, écrit à partir d’une présentation qu’il a lui-même effectuée en 1992, indique que la salutogenèse peut servir de base théorique pour mieux ancrer la promotion de la santé (Antonovsky, 1996). Aujourd’hui, près de 20 ans plus tard, le legs d’Antonovsky à la promotion de la santé n’est toujours pas réalisé pleinement. Que ce soit à cause d’un manque de temps, parce qu’il est malaisé de renverser un paradigme scientifique dominant à l’intérieur d’une seule génération ou encore, parce que le financement en recherche est davantage attribué à la pathogenèse plutôt qu’à la salutogenèse, nous devons rapprocher ces deux construits. Salutogenèse et promotion de la santé doivent se parler davantage, se nourrir mutuellement, quitte à fusionner, pour former un tout plus grand que la somme des parties.
Références
Antonovsky, A. (1996). The salutogenic model as a theory to guide health promotion. Health Promotion International, 11, 11-18.
Antonovsky, A. (1993a). The salutogenic approach to aging. Lecture held in Berkeley, January 21st. http:// www.angelfire.com/ok/soc/a-berkeley.html.
Antonovsky, A. (1993b). The structure and properties of the sense of coherence scale. Social Science & Medicine, 36, 725-733.
Antonovsky, A. (1987). Unraveling the mystery of health: How people manage stress and stay well. San Francisco: Jossey-Bass.
Antonovsky, A. (1979). Health, Stress and Coping. San Francisco : Jossey-Bass.
Eriksson, M., et Lindström, B. (2008). A salutogenic interpretation of the Ottawa Charter. Health Promotion International, 23, 190-199.
Ministère de la Santé et des Services sociaux du Québec (2003). Programme national de santé publique, 2003-2012. Québec: Gouvernement du Québec.
Morgan, A., Davies, M., et Ziglio, E. (2010). Health assets in a global context: Theory, methods, action. New York: Springer.
Organisation mondiale de la santé (1986). Charte d’Ottawa pour la promotion de la santé.
Roy, M., et O’Neill, M. (2012). La salutogenèse: Petit guide pour promouvoir la santé, Québec: Les Presses de l’Université Laval.
Mathieu Roy détient une formation en anthropologie médicale et de la santé (B. Sc. et M. Sc.) ainsi qu’un doctorat en santé publique, option promotion de la santé, de l’Université de Montréal. Il est actuellement stagiaire postdoctoral au Centre de recherche sur le vieillissement du Centre de santé et de services sociaux – Institut universitaire de gériatrie de Sherbrooke. Ses intérêts de recherche portent sur le poids, l’alimentation, l’image corporelle, mais aussi sur les approches positives et leur intégration en promotion de la santé.