La valeur de l’écoute
Par Isabelle Richer – 1er décembre 2022
Fasciné par le respect, le développement et le déploiement du plein potentiel humain, Alain Jutras a fait carrière comme gestionnaire, puis s’est consacré au coaching de cadres, ainsi qu’au développement de programmes de formation leur étant destiné. Rencontré par Isabelle Richer, membre du comité de rédaction de Spiritualitésanté, M. Jutras nous partage ses convictions quant au potentiel de l’écoute endossant, tour à tour, la posture du gestionnaire et de l’accompagnateur.
Isabelle Richer : Quels sont vos principaux constats quant à l’écoute et la qualité d’écoute qu’on peut offrir en tant que gestionnaire?
Alain Jutras : C’est une grande question! Mon premier constat est que l’écoute est l’histoire d’une vie…c’est un long apprentissage, constamment en évolution. C’est tellement essentiel et, à la fois, tellement difficile à mettre en pratique. Il y a ici un grand paradoxe : comme l’écoute est essentielle dans toute communication afin d’établir un dialogue constructif, nous devrions donc être disposés à écouter, mais ce n’est pas aussi évident que l’on croit que de se mettre en mode écoute. C’est beaucoup plus naturel de parler et de s’exprimer, pour toutes sortes de raisons. De plus, on peut penser qu’écouter est une action passive : bien au contraire, l’action d’écouter en est une de présence, exigeante et parfois épuisante lorsqu’on se met en mode écoute pure, en mode de réceptivité totale sans penser à quoi que ce soit d’autre.
Je suis fondamentalement convaincu que l’on gère principalement avec qui on est. Le savoir-être est d’une importance fondamentale dans la vie de tous les jours, mais principalement en gestion puisqu’on est responsable d’une équipe et qu’on assume un leadership. Le savoir-faire n’est pas pour autant moins important, mais il est plus facile à obtenir à travers les formations générales et l’expérience. Le savoir-faire s’acquiert alors que le savoir-être s’apprend, évolue et se développe au quotidien. L’écoute est au cœur du savoir-être.
Ceci étant dit, c’est quoi écouter, pour vrai, pas simplement entendre, mais écouter et ne pas faire comme si, ou faire semblant?.... En passant, la pire des choses est de faire semblant d’écouter, car inévitablement, l’autre s’en rendra compte et toute crédibilité sera perdue. Si on y va de façon très puriste en disant, voici l’idéal de l’écoute et l’idéal d’écouter, c’est vraiment de mettre ses switchs de pensées personnelles et de croyances à off. C’est de se rendre complètement disponible à l’autre dans la mesure du possible. L’autre parle, s’exprime, a besoin d’être compris, a besoin de quelqu’un qui l’écoute vraiment. La personne que l’on écoute a besoin qu’on l’accueille tel qu’elle se présente, telle qu’elle est.
Donc, l’écoute c’est d’être complètement disponible, sans préparer une réplique, sans penser à son prochain rendez-vous, en laissant de côté nos croyances et notre réflexe de jugement. On n’a pas besoin d’être d’accord ou en désaccord avec les dires de l’autre à ce moment: nous l’accueillons tout en conservant notre identité et unicité. Écouter est donc de se permettre d’accueillir ce que l’autre dit sans juger, sans vouloir intervenir, sans vouloir rectifier les choses selon ses propres croyances et valeurs et, en même temps, sans dévier de ce que l’autre nous dit. Écouter, c’est aussi de se permettre de se laisser surprendre tout en restant branché sur l’autre. Ce n’est pas facile! D’être là, d’avoir mis ses switch à off et de recevoir ce que la personne dit : réussir à faire ça, c’est dans un monde idéal et ça demande une vie de pratique. Et c’est normal d’en échapper parfois. L’écoute, soit dit en passant, ce n’est pas uniquement en gestion qu’elle doit être pratiquée, c’est aussi dans la vie de tous les jours. De plus, il ne faut pas oublier que le gestionnaire est avant tout un être humain ayant lui aussi ses limites...et c’est avec ça qu’il gère...Ce n’est donc pas simple!
Enfin, un gestionnaire a davantage d’impact et de possibilités d’interventions avec la personne lorsque celle-ci a la satisfaction d’avoir été comprise et respectée avec honnêteté et attention. Les décisions seront alors plus mobilisatrices même si elles ne vont pas dans le sens des propos de la personne. L’écoute fait donc partie d’une relation basée sur le respect et sur la conviction que chaque être humain est capable de s’améliorer, d’évoluer, capable d’avancer, de se réaliser dans son travail et dans sa vie.
C’est comme s’il y avait un espace-temps et un espace intérieur qui se libèrent et qui laissent un espace vide à recevoir?
A.J. : C’est en effet bien résumé. C’est d’être capable, dans la mesure du possible, de faire le vide pour pouvoir se laisser imprégner de ce que la personne nous dit. On n’écoute pas pour soi, on le fait pour l’autre.
Étant comme le défi d’une vie, qu’est-ce qui favorise la capacité d’avoir cette disponibilité à l’autre?
A.J. : Beaucoup de constance, d’intégrité et de présence à l’autre (et à soi...). Il faut aussi naturellement aimer l’être humain, avoir confiance en l’humain et le respecter malgré toute la complexité des relations humaines, la diversité des humains, bref il faut d’abord aimer l’être humain. Je n’ai pas à imposer mes valeurs et mes convictions à l’autre, je me dois de le respecter et de croire au potentiel de chacun. Il y a aussi la place de l’empathie : on doit être le plus possible en mesure de sentir ce que l’autre ressent sans pour autant le prendre sur soi, ce qui deviendrait alors de la sympathie. Ça prend aussi beaucoup de bienveillance, de compassion envers l’autre et soi-même. En effet, il faut s’écouter soi-même, se respecter, faire preuve d’autocompassion, sans quoi il sera extrêmement difficile d’écouter les autres. Alors tout commence par soi. Il s’agit donc d’un cheminement personnel. Certains « sont tombés dedans» plus tôt que d’autres, mais c’est possible de développer cette intelligence émotionnelle avec du courage, de la détermination et de la persévérance.
À l’inverse, qu’est-ce qui peut limiter, dans l’univers de la gestion, cette ouverture à se rendre disponible et écouter l’autre?
A.J. : Quelle bonne question! Il faut être réaliste et conscient de l’univers dans lequel nous évoluons, des limites et des possibilités de son environnement de travail.
Dans une expérience de travail passée, j’ai vécu un contexte dans lequel les possibilités d’écoute ont malheureusement diminué pour toutes sortes de raisons comme le manque de temps, la charge de travail, les obligations, les structures de plus en plus lourdes, etc.
Comme gestionnaire, il est parfois difficile de trouver un sens avec tout ce qui se passe et de ressentir un mal-être. C’est alors tout un défi de pouvoir écouter l’autre dans un tel contexte...
Quelles sont les conditions favorables à l’écoute en gestion?
A.J. : Une maturité personnelle favorisant l’ouverture aux autres, une confiance en soi permettant une confiance aux autres. Le respect, l’accessibilité et l’ouverture. Offrir une constance : si notre attitude est négative ou distante, les gens ne seront pas portés à venir nous parler. De plus, comme nous ne sommes pas toujours bien disposés pour l’écoute (et c’est normal!) nous devons avoir l’honnêteté et la transparence d’expliquer que le moment n’est pas propice et qu’il serait mieux de reprendre la discussion plus tard. Ne l’oublions pas, l’écoute n’est pas un jeu et on ne peut pas tricher! De s’imposer lorsqu’on n’est ni prêt et ni disposé à l’écoute ou de faire semblant use et nous rattrape tôt ou tard puisque ça finit par paraître. Donc la franchise, l’authenticité et l’investissement personnel dans son développement forment les grandes lignes favorisant l’écoute.
Par ailleurs, il peut aussi y avoir une limite insidieuse à l’écoute, soit le titre ou la fonction occupée par le gestionnaire lui faisant croire de posséder le monopole du savoir et de le protéger envers et contre tous. Comme si c’était important d’avoir toujours raison et de se placer « au-dessus de ». L’écoute devient alors impossible. Le gestionnaire a un pouvoir et, selon l’utilisation qu’il en fait, l’écoute sera plus ou moins possible.
On entend parler d’usure de compassion auprès de la clientèle en santé, est-ce que le phénomène existe aussi pour l’écoute ? Une sorte d’usure d’écoute pour un gestionnaire?
A.J. : Oui et je l’ai vécu personnellement.
Je dis souvent qu’il faut aimer l’être humain et être proche de l’être humain. Lorsque cette valeur est importante et t’anime, les gens autour le savent et te reconnaissent ainsi. Comme gestionnaire, il arrive que les équipes augmentent, tout comme les tâches et les responsabilités. La qualité et le temps d’écoute peuvent alors en souffrir et on commence « à tourner les coins ronds » et s’éloigner de sa valeur première.
L’usure vient plus du fait que le gestionnaire ne peut plus écouter à cause de sa charge de travail et n’est plus en mesure de respecter ses valeurs. C’est comme nager à contre-courant et c’est extrêmement énergivore.
En même temps, il est super important de pouvoir mettre ses limites dans ses dispositions à écouter. Un équilibre est donc essentiel à trouver.
Est-ce qu’il y a une différence entre l’écoute du gestionnaire et l’écoute du coach?
A.J. : L’écoute demeure la même, mais le contexte diffère énormément. Beaucoup plus exigeante est l’écoute du gestionnaire compte tenu du nombre de personnes avec qui il est en relation : son équipe de travail, les autres gestionnaires du même niveau, ses supérieurs hiérarchiques, etc. La complexité de la tâche est énorme! Le défi du gestionnaire est de trouver un moment propice d’écoute au travers le tumulte de la gestion.
Le coach quant à lui est dans une relation d’un à un avec la personne et son rôle est bien différent du gestionnaire.
L’écoute ne vient-elle pas en contradiction avec la culture de performance autour d’un expert (ou de gestionnaire) qui doit fournir des résultats et des réponses?
A.J. : Tout à fait et la performance est plus que valorisée. À mon humble avis, il y a un déséquilibre organisationnel majeur entre les exigences de la tâche (à tous les niveaux hiérarchiques) et le volet humain. L’importance et l’accent sont tellement mis sur la performance qu’on risque de perdre l’essence même de toute organisation en santé et services sociaux : l’Humain. Il est très insécurisant et inconfortable pour toute organisation de changer sa vision, ses façons de faire et ses croyances. Une culture d’organisation basée sur la performance, de livrables, de respect de budgets, d’indicateurs et de meilleures pratiques néglige la dimension des relations humaines. J’ai la ferme conviction que, si on pouvait développer cet autre aspect de la vie organisationnelle qu’est la dimension relationnelle basée sur l’écoute, la force des équipes ferait en sorte d’améliorer la productivité et l’efficacité. Il s’agit bien sûr d’une conviction personnelle et d’un souhait tout en étant bien conscient que la mise en pratique ne serait sans doute pas facile.
S’il existait une façon d’aller chercher tout le potentiel humain et relationnel dans une organisation, imaginons tout ce que pourrait réaliser cette organisation...!
Est-ce qu’on serait à la croisée des chemins entre l’ère de la performance et l’ère de la dimension humaine à mettre de l’avant en gestion?
A.J. : Les acteurs de la santé s’investissent avec leur bagage et leur souci de performance naturellement afin de fournir des services de qualité aux usagers. C’est une partie qui doit demeurer.
Le problème vient du fait de la toute-puissance de la performance et de la productivité au détriment de l’humain et des relations dans les organisations. Pourrait-on modifier ce rapport de forces et encourager davantage les gens? Pourrait-on investir davantage dans le développement des personnes au niveau du savoir-être? Pourrait-on tenter de voir les organisations et les relations des personnes qui y œuvrent avec une vision différente?
Je fonde beaucoup d’espoir sur les nouvelles générations qui réagiront aux vieux paradigmes et pourront changer les choses : ils en sont capables!! La plupart des dirigeants encore en poste ont été modelés dans un cadre plutôt rigide alors que les gens de la relève font preuve de plus d’ouverture et de souplesse qui se manifeste, entre autres, par l’écoute!
Détenteur d’un baccalauréat en sciences de la santé (physiothérapie) et d’une maîtrise en administration publique, Alain Jutras a œuvré dans le domaine privé et public durant 40 ans, dont 38 à titre de gestionnaire d’équipes de professionnels en réadaptation physique et services sociaux. L’humain et le leadership ayant toujours été au cœur de son travail de gestionnaire, il s’est impliqué dans de nombreux comités et dossiers concernant la gestion des ressources humaines et la qualité de vie au travail tant au niveau local, régional que provincial. Au début des années 2000, M. Jutras a eu le privilège de suivre deux formations offertes par l’Université Laval, soit le programme Complexité, Conscience et Gestion et Pouvoir, Autorité, Leadership. Ces formations ont tracé la voie vers une nouvelle carrière, soit celle de coach professionnel. À la suite d' une formation en coaching intégral de New Venture West, il a pu contribuer à la mise en place ainsi qu’au développement d’un programme de coaching et de formation pour les gestionnaires de l’établissement. Actuellement, il contribue au programme LEADERS de la faculté des sciences de l’administration du professeur Charles Baron.
Pour en savoir plus sur le sujet (suggestion de lecture donnée par M.Jutras).