Entretien avec Jocelyne Bernier

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Photo de gauche à droite : Jocelyne Bernier, lauréate • David Hay, président du Conseil d’administration de Nexus Santé • Sid Frankel, finaliste • Suzanne Schwenger, Nexus Santé, Carla McFarlane, 3M Canada; Victor Willis, finaliste • D’Arcy Farlow, finaliste.
 

Changer le monde un geste à la fois




Propos recueillis par Claudette Lambert – 1er août 2014

En décembre dernier, Jocelyne Bernier, chercheure communautaire et défenseur de l’égalité en santé à Montréal, recevait le Prix 3M de leadership en santé pour l’année 2013. Attribué par Nexus Santé, ce prix souligne l’apport de leaders qui ont une influence considérable sur la santé et le bien-être de leur communauté.


Claudette Lambert : Ce prix que vous avez reçu est une belle consécration de votre travail, juste au moment où vous terminez un mandat comme coordonnatrice de la Chaire Approches communautaires et inégalités de santé à l’Université de Montréal.
Jocelyne Bernier : C’est une Chaire que j’ai montée avec la titulaire Louise Potvin, qui regroupe, autour du développement collectif, à la fois des partenaires institutionnels comme la Ville de Montréal, Centraide, la Direction de santé publique et des tables intersectorielles de quartiers. Il y en a une trentaine à Montréal : Centre-Sud, Hochelaga-Maisonneuve, Saint-Michel, Montréal-Nord, etc.

J’aimerais faire un petit survol de votre parcours professionnel. Vous avez commencé comme chercheure, mais vous êtes sociologue?
J. B. : Oui, j’ai étudié à l’Université Laval, et mon premier emploi a été avec la Commission d’étude sur les laïques et l’Église qui était présidée par Fernand Dumont. Quand j’étais plus jeune, Fernand Dumont a été un professeur assez marquant dans ma réflexion. Avec la Commission Dumont, je faisais des recherches sur des organismes sociaux liés à l’Église dans des paroisses du Bas-St-Laurent.

Liés à l’Église, mais de quelle façon?
J. B. : Il y avait le Bureau d’aménagement de l’Est du Québec qui faisait de la planification un peu à la soviétique, c’est-à-dire une « planification d’en haut », qui décidait par exemple de fermer un village. À l’époque, quand il y avait une paroisse pauvre, éloignée, où il n’y avait pas d’entreprise, on la fermait, et on déplaçait les gens. C’était la vision planificatrice de l’époque. Et les gens disaient non, car ils étaient attachés à leur milieu. Appuyés par les curés de paroisse, mais aussi par la population, certains villages ont résisté, d’autres ont créé des coopératives d’exploitation forestière, des initiatives de développement collectif issues de la base, en opposition à une planification descendante. Ce type d’expérience où les populations se prennent en mains, même si elles n’ont pas beaucoup de moyens et qu’elles se sentent exclues des centres de décision, m’a toujours inspirée.

Ont-ils servi d’éléments déclencheurs dans vos choix de carrière?
J. B. : J’avais déjà une préoccupation sociale. J’étais intéressée par la recherche scientifique, oui, mais j’ai finalement choisi la sociologie. On était en pleine Révolution tranquille…

Tout devenait possible!
J. B. : Pour moi, ces initiatives-là étaient des leçons de vie. J’ai travaillé ensuite à l’Université de Montréal sur des programmes de formation de la main-d’œuvre, mais ça a été une grande déception, car ces programmes servaient beaucoup plus au financement d’entreprises plutôt qu’aux gens qui devaient se replacer ou se former pour avoir des emplois décents et de meilleure qualité. J’ai donc décidé de quitter la recherche pour aller travailler dans le réseau des garderies populaires qui commençait alors à se développer. 

C’est un changement assez radical! Pourquoi les garderies populaires?
J. B. : Je viens d’une famille où mon père avait une sixième année de scolarité, il a commencé à travailler à 16 ans sur les bateaux. Mes frères faisaient leur cours classique, mais moi, rendue en septième année, on m’a demandé : « Veux-tu être maîtresse d’école ou infirmière? » En boutade, parce que ma mère était la fille du docteur du village, j’ai dit : « Tant qu’à être infirmière, je vais être médecin. » Alors mes parents ont dit : « Oh, on n’avait jamais envisagé ça. » Mes parents étaient ouverts, et c’est comme ça que j’ai fait mon cours classique, qui était le chemin normal pour entrer à l’université. Je vous raconte tout ça pour vous dire que quand j’ai décidé de quitter la recherche pour aller travailler au réseau des garderies populaires, ces garderies représentaient un outil pour donner aux femmes l’accès au marché du travail. C’était dans les années 1970. Mon action s’est concentrée beaucoup autour de la question des femmes.

Le mouvement féministe était alors très vivant, très militant.
J. B. : Oui, et il y avait beaucoup d’enjeux… Bien sûr, toute la question de l’accès à l’avortement, mais au plan de la loi, les femmes ne faisaient même pas partie des jurys. Je me suis donc impliquée dans le réseau des garderies qui m’apparaissait être le meilleur chemin pour aider les femmes à sortir de la pauvreté, leur donner accès au travail et leur permettre d’élever leur famille dans la dignité. Il n’y avait pas encore autant de familles monoparentales, mais c’était quand même une période où les ménages étaient plus instables. À Pointe-Saint-Charles où je travaillais, je voyais beaucoup de femmes monoparentales qui occupaient des petits emplois, mais qui avaient une volonté de s’assumer et d’assurer l’avenir de leurs enfants. C’est donc par là que je suis revenue sur le terrain.

Et le travail sur le terrain permet d’amorcer un changement social!
J. B. : J’avais l’impression que la recherche nommait des choses, mais n’atteignait pas vraiment les centres de décision. Donc, il fallait agir. Et agir signifiait pour moi retourner dans la pratique pour développer des projets. Suite à mon implication à la garderie, je suis arrivée à la clinique communautaire de Pointe-Saint-Charles, qui a été l’une des ancêtres des CLSC. La clinique est née en 1967 et les premiers CLSC datent de 1974. Le milieu communautaire a développé de nombreuses innovations sociales. À cette époque-là, il y avait des cliniques populaires dans les quartiers centraux, pauvres, de Montréal. Celle de Pointe-Saint-Charles a été formée par des médecins de l’Université McGill, mais elle était dirigée par un conseil d’administration composé uniquement de citoyens. Les gens venaient consulter pour des problèmes de santé, des problèmes sociaux. Encore là, je voyais une limite à l’intervention individuelle, donc j’ai travaillé à développer des interventions de groupe. Un groupe de mères adolescentes, un café pour les jeunes qu’on appelait le café sans mur – parce qu’au début on n’avait pas de local –  qui maintenant est devenu le café Paradoxe, une entreprise d’insertion sociale pour les jeunes. Le groupe de jeunes mères s’est stabilisé. Avec les plus âgées d’entre elles, on a mis au point un système de parrainage et d’entraide qui a permis un développement vraiment intéressant. Ces femmes, qui à 20 ans avaient déjà trois enfants, sont devenues avec le temps des aidantes, un peu comme on parle des aidantes naturelles, un autre domaine où j’ai aussi été impliquée. Je suis donc devenue organisatrice communautaire, travaillant davantage au niveau collectif du développement.

Votre structure intellectuelle de chercheure vous permettait d’établir des paramètres pour guider l’action.
J. B. : Pour aller dans la bonne direction, il fallait réfléchir aux limites des actions entreprises et se demander comment les dépasser. Comme il y a toujours des crises de croissance dans ces organismes-là, avec Lorraine Guay, une autre militante très active, nous avons dû prendre en charge la clinique avec le conseil d’administration. On m’a demandé de prendre la direction de la clinique et j’ai été là pendant dix ans. Pendant ce temps, dans les CLSC, les conseils d’administration se transformaient, il y avait de moins en moins de place pour les citoyens. Je réalisais que cette clinique était une institution dans le milieu, un milieu qui a bénéficié de l’intervention des premiers organisateurs communautaires qui venaient du monde religieux. Depuis les années 1960, elle avait une longue tradition d’auto-organisation, de prise en charge, qui perdure encore. Le ministre voulait forcer l’intégration. Alors on a mobilisé les gens, car un organisme qui existait depuis 1967, qui arrivait donc à ses vingt-cinq ans, me semblait être un outil de développement précieux pour le milieu, un outil de prise en charge.

Qui appartenait en quelque sorte aux citoyens et sur lequel ils avaient un certain contrôle.
J. B. : Un outil de valorisation également. Dans le conseil d’administration, il y avait des gens sur l’aide sociale, et je vous dirais que c’est un défi énorme, car nous devions négocier les conventions collectives des professionnels. Je ne sais pas si vous avez une idée, mais quand vous êtes sur l’aide sociale, et que vous négociez un salaire d’infirmière qui est deux à trois fois votre revenu annuel... Il nous fallait faire de l’éducation, former constamment les gens, prendre beaucoup de temps pour expliquer les dossiers et préparer ces personnes à prendre des décisions. La sélection du personnel se faisait avec des professionnels sur le plan des compétences, mais aussi avec les gens du quartier sur le plan des valeurs. Le conseil d’administration a été un outil incroyable d’éducation populaire. Et à chacune des réformes du système de santé, la clinique a été remise en question, mais elle survit; elle va avoir bientôt 50 ans. Et c’est toujours un conseil d’administration composé de citoyens qui est à la direction de la clinique. Alors ça pour moi, ça a été une implication importante dans ma carrière.

Pourtant, vous avez encore une fois changé de cap en 1997!
J. B. : Je m’étais donné dix ans! Quand on est dans l’action, on a l’impression de manquer de recul pour porter un regard critique sur notre action. Alors j’ai décidé de retourner en recherche pour prendre le temps de pousser la réflexion et aller voir d’autres expériences. J’ai travaillé à des recherches ponctuelles avec Centraide sur des projets comme 1,2,3 Go, autour du développement des enfants, et je me suis retrouvée au Centre d’excellence pour la santé des femmes. Vous allez me dire, c’est circulaire, on revient au point de départ… J’ai travaillé beaucoup sur le dossier des proches aidants, qui sont majoritairement des femmes prises entre deux générations, les parents et les enfants. J’ai aussi travaillé en lien avec un réseau pancanadien sur l’impact du système de santé pour les femmes.

En 2001, le Centre fermait et j’ai été engagée à la Chaire Approches communautaires et inégalités de santé. Mais il fallait bâtir ce centre à partir de zéro. J’ai proposé d’impliquer les praticiens dans nos démarches et d’avoir des partenariats de recherche. Nous avons travaillé sur le développement local et les inégalités de santé. Par exemple, comment se fait-il que l’espérance de vie à Saint-Henri et à Westmount, à un ou deux kilomètres de distance, soit si différente. Et pas un peu! Huit ans d’écart! Il nous fallait analyser les facteurs liés à la santé, les facteurs génétiques, les habitudes de vie, les ressources du milieu. Plus on est pauvre, plus les ressources de proximité sont importantes. Cette problématique m’interpellait aussi. Alors on a rejoint les trente tables de quartiers pour discuter avec elles et les intéresser au programme de recherche, on a rejoint la Ville de Montréal, Centraide, la Direction de santé publique... J’ai monté un partenariat et on a développé des questions de recherche de manière à pouvoir les documenter de façon systématique. Cette chaire était financée pour dix ans, jusqu’en 2011. Je pensais prendre ma retraite, mais on m’a demandé de faire une transition vers une chaire de recherche du Canada, qui porte le même nom. Et là, j’arrive au terme de la démarche.

Cette Chaire de recherche du Canada a-t-elle rayonné hors du pays?
J. B. : On a développé des projets avec le Brésil, j’ai travaillé avec le Réseau francophone international sur la promotion de la santé pour développer des outils sur les inégalités de santé, des outils qui sont disponibles sur le Web, entre autres, pour l’Afrique francophone. On a des collaborations assez étroites avec l’Union internationale de promotion et d’éducation pour la santé, qui travaille avec l’Amérique latine, l’Afrique et l’Europe.

Comment définiriez-vous le rôle d’un leader communautaire?
J. B. : Le leader doit à la fois être à l’écoute des personnes, voir le potentiel des gens, et mettre en commun les différentes potentialités pour ouvrir des perspectives. Je n’ai pas un style de leadership où je prends le devant de la scène. Bien sûr, je vais intervenir dans certaines circonstances, quand il faut argumenter et développer un dossier, mais dans toutes les batailles, j’ai tenté d’amener les gens à se mettre de l’avant. Vous savez, quand on n’a pas de formation de type universitaire, on apprend par la pratique, et on gagne confiance par la pratique. Actuellement, je suis impliquée dans l’organisation populaire d’aménagement. Intervenir dans un arrondissement, ce n’est pas toujours évident. On doit négocier, parfois rencontrer le maire et les fonctionnaires responsables d’un certain nombre de dossiers sur la qualité de vie, par exemple le transport en commun, les parcs et espaces verts, la sécurité des déplacements, l’accès aux magasins d’alimentation, aux services de proximité.

Tout ce qui fait le quotidien des individus quoi!
J. B. : Les gens qui ont moins de ressources utilisent davantage les services de proximité. Ils vont à la bibliothèque ou au centre sportif du quartier, mais ils ne vont pas au Centre Bell ou à la Grande Bibliothèque. Les écarts d’espérance de vie traduisent aussi des écarts de ressources.

Quand les forces vives de la base affrontent les mégaprojets, ce sont deux philosophies différentes qui se rencontrent. L’une est axée sur le progrès, la rentabilité, l’efficacité, et l’autre sur la qualité de la vie.

Un langage commun est-il possible?
J. B. : Les deux points de vue devraient converger, sauf que c’est rarement le cas. À Pointe-Saint-Charles, on a mené une bataille sur le déménagement du casino qui a été très publicisée. Parfois, les promoteurs nous présentent des beaux projets bien ficelés, mais qui ne reposent pas toujours sur des analyses très sérieuses. Le casino est un bel exemple. On parlait de placer Montréal sur la scène internationale, d’amener la fréquentation de touristes étrangers, mais quand on y regardait de plus près, on découvrait que le casino était surtout fréquenté par les gens du Québec. Or on sait que la problématique du jeu est néfaste, d’abord sur les familles, et sur les plus pauvres. On a peut-être réduit les machines dans les bars, mais on amène le casino en plein centre-ville, autour d’un quartier pauvre. Dans ce dossier, on a travaillé, par exemple, avec la communauté chinoise, qui avait une importante problématique de jeu. D’une part nous avons analysé le projet, et d’autre part, mobilisé la population. Nous avons fait signer des pétitions et cherché des appuis extérieurs. La Direction de santé publique de Montréal a fait un avis sur les inconvénients au niveau du transport et de la hausse du coût de logement. Souvent, les projets planifiés d’en haut ne tiennent pas compte de tous les impacts au plan local. Parfois, on s’affronte. Dans le cas du casino, on s’est affrontés.

C’est éminemment politique ce que vous faites…
J. B. : On n’a pas le choix, le politique domine nos vies. C’est ce qui influence le développement. Et je vous dirais qu’en santé, pour développer des politiques publiques saines, il faut agir sur tous les fronts : développer des environnements favorables, soutenir l’action communautaire et revoir l’organisation du système de santé pour travailler en intersectorialité. Les populations ont des choses à dire. 

Un autre exemple négatif : le développement du quartier Griffintown, dans le sud-ouest de Montréal. On a oublié de réserver des terrains pour une école et pour des parcs. L’arrondissement est maintenant obligé d’acheter à prix fort des terrains pour assurer ces services de base. Si la population locale avait été impliquée, probablement que ces problématiques auraient été soulevées bien avant.

C’est dire qu’à la fois, nous avons besoin des promoteurs, des financiers, des leaders politiques et des créateurs, mais nous avons aussi besoin de la base pour ajuster cet élan aux attentes réelles de la population.
J. B. : Il faut que la logique descendante et ascendante négocie le développement des milieux, si on veut que les gens qui habitent la ville où un quartier puissent apporter leur vision et contribuer à la réalisation d’un projet.

Vous avez été chercheure, praticienne, engagée, militante, autant de facettes différentes de votre métier, mais tout se tient. Quel regard portez-vous sur l’évolution de votre carrière?
J. B. : Je pense qu’on ne fait jamais un changement social en travaillant seul. Je me suis intéressée d’abord à la société, aux collectivités, mais il faut des leaders inspirants, qui sont à l’avant-scène. Il faut mettre en mouvement les populations, sinon, on crée de l’exclusion. C’est une vision que j’ai développée à travers le temps. D’une part, il faut refuser les inégalités, ensuite, essayer de transformer ces inégalités. C’est un grand défi dans une société. Il est important de développer une approche globale, et de compter avec une multiplicité d’acteurs. Je me retrouve actuellement à la présidence du conseil d’administration d’une organisation qui s’appelle Communagir. Ce qui me passionne, c’est qu’elle soutient des processus collectifs à travers le Québec – en Gaspésie et sur la Côte-Nord – des activités d’accompagnement des collectivités qui impliquent des élus et des fonctionnaires.

Et vous voilà repartie sur un autre champ de bataille!
J. B. : C’est en continuité tout ça. C’est important de « faire avec », et non pas de « faire pour ». « Faire avec », c’est vraiment l’axe du développement collectif.

L’être humain d’abord!
J. B. : Oui, et la vie en solidarité. On n’est pas seul. L’humain s’est développé parce qu’il était solidaire. Si on remonte très loin dans le temps, il était impossible pour un individu isolé de survivre. Le collectif peut être quelque chose de contraignant, mais peut aussi offrir un grand potentiel. Il s’agit de voir comment utiliser la vie en collectivité pour assurer le développement des personnes.
 



Nexus Santé est un organisme sans but lucratif qui renforce la capacité des collectivités à promouvoir la santé en favorisant l’inclusion, le développement de la petite enfance et la prévention des maladies chroniques. Depuis 25 ans, Nexus Santé aide des organismes et des individus à élaborer et à mettre en œuvre des stratégies de prévention et de promotion de la santé afin d’accroître le bien-être de la communauté et de réduire la demande de soins de santé et de services sociaux.


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