Par Serena Buchter, membre du comité de rédaction, - 1er décembre 2023
(…)
Avant de partir
il a vomi son présent
et s’est offert en sacrifice
à l’avenir.
Extrait du poème Migrant de Kamal Zerdoumi, 2021
Temps
À quel temps faut-il conjuguer l’immigration? Pour le philosophe Martin Steffens, « le migrant (participe présent substantivé), n’est pas l’immigré (participe passé) (…) il est comme possédé par sa mobilité : où qu’il soit, il n’est plus jamais chez lui. »
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Dans le monde du soin, cette nuance est importante à bien des égards. Le migrant et l’immigré auront un rapport différent à la temporalité, résumé caricaturalement par l’écart entre la survie et la vie. De ce fait, leur réaction à des traitements, à des propositions d’aide peut en être profondément modifiée.
Leurs espoirs pour le futur se situent dans une dynamique différente et l’accompagnement, dont l’accompagnement spirituel, s’adaptera à ce mouvement tant extérieur qu’intérieur.
Espace
Pour le migrant, la vie spirituelle, inscrite le plus souvent dans une tradition religieuse, est fréquemment devenue sa seule patrie. Certains récits de mineurs non accompagnés en transit décrivent de manière saisissante cet attachement à leur patrie céleste. Leur religion est alors la seule boussole qui leur procure une référence stable et sûre pour le quotidien. Tant de choses se bousculent et changent sans cesse d’un pays à un autre : règles juridiques, démarches administratives, habitudes de vie sociale… Dans ce tumulte qui s’énonce habituellement pour eux dans une langue étrangère, la religion permet de jeter l’ancre. Pour quelques instants, elle apaise une âme sursollicitée, avec des mots de langue maternelle.
Lorsqu’ils se retrouvent en milieu de soins pour des soucis de santé, cette manière de vivre leur spiritualité et de s’y ancrer est d’autant plus essentielle à protéger.
Tous migrants!
Voici une interpellation, « Tous migrants », adressée par les fondateurs d’une maison d’accueil à Bruxelles pour des personnes fragilisées par la migration
2. De manière prophétique, cette maison leur offre, en pleine cité, un hébergement, mais aussi des espaces magnifiques de ressourcement spirituel et de silence. Ces espaces sont ouverts à tous, habitants du quartier et résidents de la maison d’accueil.
Les concepteurs de ces espaces nous incitent à réfléchir à la frontière, aux frontières, entre nous et eux, entre chez nous et chez eux. Tôt ou tard dans nos vies, nous avons presque tous migré d’un endroit à un autre, d’une culture locale à une autre. Nous sommes tous et toutes frères et sœurs dans la migration et cette condition devrait pouvoir nous rapprocher.
Personne ne quitte sa maison
Tous migrants oui, mais il y existe une différence fondamentale entre ces formes de migration. Elle se situe au cœur de la liberté et au creux de la cruauté de certains environnements.
Personne ne quitte sa maison
À moins d’habiter dans la gueule d’un requin. (…) 3
Extrait du poème Home de Warsan Shire, une jeune femme britannique d’origine somalienne.
Il y a comme deux extrêmes, d’un côté les migrations des chanceux et de l’autre les migrations de ceux qu’on nommera les survivants. Certains de ces derniers ont vécu des traumatismes innommables.
Nous invitons les lecteurs à aborder ce numéro portant sur l’immigration dans une posture très personnelle: d’une position d’extériorité vers une posture d’intériorité et de relation à ces frères et sœurs en mouvement. Le monde dans lequel toutes ces injustices arrivent, est-il notre monde ou leur monde à eux, les migrants?
Et pour ceux qui sont croyants parmi eux, lorsqu’ils se sentent abandonnés par Dieu ou missionnés pour venir ici, est-ce notre Dieu ou leur Dieu?
Nous voyons combien la tâche est subtile ici pour tous ceux qui font de l’accompagnement spirituel et pour les professionnels de la santé. Combien le risque est élevé de se réfugier alors du côté des
connaissants, en surplomb, dans une attitude rassurante : « Mais non, mais non, votre Dieu ne vous abandonne pas, il vous aime… ». Nous nous désolidarisons alors du vécu de non-sens, d’abandon que ces personnes traversent, en leur faisant comprendre qu’ils ont tort
4.
Nous répugnons à concevoir un monde où l’injustice met toute chose en énigme et souhaitons nous rassurer, ne pas être contaminés par celle-ci. Ces quelques articles nous portent pourtant là au cœur du mystère.
(…)
Notre mer qui n’es pas aux cieux,
tu es plus juste que la terre ferme
même à soulever des murs de vagues
que tu abats en tapis.
Garde les vies, les visites tombées
comme des feuilles sur une allée,
sois-leur un automne,
une caresse, des bras, un baiser sur le front,
de père et mère avant de partir.?
Prière laïque (extrait), Erri de Luca, 2015, traduite de l’italien par Olivier Favie, récitée par l’auteur sur une chaîne de télévision italienne, au lendemain du naufrage du 19 avril 2015, qui a fait entre 800 et 900 morts en mer méditerranée.
Renouvellement du comité de rédaction
Le comité de la revue a été tout récemment renouvelé et ce numéro a été préparé par d’autres avant nous. Nous l’avons accueilli en cours de route et espérons être une terre féconde pour susciter les prochains numéros.
C’est pour nous, les nouveaux arrivés, l’occasion de nous présenter. Nous le ferons en épousant le slogan
tous migrants, à notre mesure c’est-à-dire celle des chanceux, mais aussi attentifs, comme ce numéro veut nous rendre, à celles et ceux qui vivent cette migration en souffrance.
Jean-Marc Barreau est professeur à l’Université de Montréal (UdeM) en anthropologie spirituelle. Il est titulaire de la chaire Jean Mombourquette sur le soutien social des personnes endeuillées. Il est aussi responsable du programme Spiritualité et santé de l’Institut d’Études religieuses de l’Université de Montréal.
Jean-Marc a immigré au Canada depuis la France.
Serena Buchter est infirmière en santé publique, responsable scientifique du Réseau Santé, Soins et Spiritualités RESSPIR à l’Université Catholique de Louvain-La-Neuve, et chargée de recherche à l’Institut des humanités en médecine de l’Université de Lausanne.
Serena a immigré en Belgique depuis la Suisse.
Marine El Hajj, immigrée du Liban au Canada, assure la continuité éditoriale accompagnée de toute l’équipe fidèle au poste!
Marine, détentrice d’un doctorat en théologie, est agente de planification de programmation et de recherche ainsi qu’agente de développement des pratiques professionnelles en soins spirituels au CHU de Québec – Université Laval. Marine assure également la coordination à l’édition de la revue.
Notes
1 Extrait d’une chronique de Martin Steffens intitulée Pèlerin, le 22 juin 2023 dans le journal La Croix. Citant les travaux de William Cavanaugh dans Migration du sacré.
2 Annabelle et Gilbert Grandjon, co-fondateurs de la Maison Josefa, à Bruxelles. https://www.josefa-foundation.org/fr/ et https://resspir.org/module/migration-vulnerabilites-et-spiritualites/chapitre-2-rapport-a-la-culture/pour-aller-plus-loin/
3 https://resspir.org/module/migration-vulnerabilites-et-spiritualites/chapitre-6-temporalite-et-sentiment-dimpuissance/
4 Voir les chapitres sur les récits de vie de personnes ayant vécu un traumatisme dans Ganzevoort, R. R., & Nadeau, J. G. (2015).
Raconter pour vivre : les significations spirituelles de nos récits de vie. Novalis.