Par Marie-Claude Thifault - 1er août 2015
À la lumière de ce qu’a été l’asile au tournant du XXe siècle, l’auteure propose une piste de réflexion sur la notion d’hospitalité. Elle évalue les intentions des Sœurs de la Providence, leur approche, leur expertise, leur ambition, en indiquant les grands axes dans leur manière propre de pratiquer l’hospitalité.
Encore aujourd’hui, on enseigne dans les universités québécoises l’idée qu’« au Québec, jusqu’en 1960, les soins dispensés aux malades mentaux étaient réservés exclusivement aux communautés religieuses et que les asiles étaient alors strictement des lieux d’hébergement1 »…des institutions de gardiennage. Un discours qui relève d’une historiographie fidèle aux analyses anti-institutionnelles captivées par le mythe de l’asile « curatif » en le définissant comme lieu de contrôle social et avant tout comme lieu d’abandon et de déshumanisation2. L’intérêt pour l’antipsychiatrie qui caractérise les années 1960 et 19703 a contribué à faire monter dans l’opinion publique un discrédit général envers l’œuvre des Sœurs de la Providence, propriétaires de l’Hospice Saint-Jean-de-Dieu. Celui-ci, rebaptisé hôpital psychiatrique en 1901, porte le lourd fardeau d’une image apparemment indélébile, d’un espace d’enfermement et de renfermement ne pouvant être considéré comme un lieu d’hospitalité.
Dans le cadre de ce numéro sur l’hospitalité, nous proposons de soulever une certaine perplexité relativement à ce qu’a été l’asile au tournant du XXe siècle, afin de mieux évaluer les intentions des Sœurs de la Providence qui ont porté le projet de fonder un hospice voué à accueillir et à entretenir les aliénés, les malades incurables et les infirmes. Pour ce faire, trois sujets sont brièvement développés. Il s’agit, premièrement, de l’approche thérapeutique au cœur des soins des hospitalières, deuxièmement, de leur expertise entourant le soin et l’entretien des malades mentaux et, troisièmement, de leur ambition à mieux former les religieuses de leur communauté. En guise de conclusion, nous présentons une piste de réflexion sur la notion même de l’hospitalité, afin de jauger s’il y a bel et bien eu « une ouverture bienveillante à l’autre4 » dans le cas de la prise en charge des aliénés à Saint-Jean-de-Dieu.
Le traitement moral
Dans les hôpitaux psychiatriques, bien avant de parler « d’occupation thérapie » ou de psychothérapie, se pratiquait le traitement moral. Cure par excellence à la fin du XIXe siècle, le traitement moral constitue avec l’isolement (l’internement des malades) la base même du traitement de la folie à Saint-Jean-de-Dieu. Les origines de cette approche thérapeutique sont incontestablement liées à l’aliéniste français Philippe Pinel et à la publication en 1801 de son Traité médico-psychologique de l’aliénation mentale, dans lequel est consignée la première référence au traitement moral5. Sinon, de ce côté de l’Atlantique, il revient aux communautés religieuses canadiennes-françaises d’être les premières maîtres d’œuvre de cette approche thérapeutique6. C’est bien auprès des patients aliénés que se pratique principalement l’approche morale, bien que cette thérapie connaisse également des adeptes dans d’autres institutions, telles que les sanatoriums pour tuberculeux. Selon le Traité élémentaire de matière médicale et guide pratique des Sœurs de la Charité de l’asile de la Providence (1890), le traitement moral favorise l’isolement, la discipline, la direction morale, les occupations ainsi que les distractions. Idéalement, cette approche thérapeutique est pratiquée avec douceur, affection et bienveillance dans un environnement convenable où règne une atmosphère agréable.
Saint-Jean-de-Dieu, comparativement aux asiles européens
L’idée d’aller vérifier les progrès européens dans le soin et l’entretien des malades mentaux revient à sœur Thérèse-de-Jésus, supérieure de Saint-Jean-de-Dieu (1875-1891). Son voyage entrepris en 1889 lui permet de visiter et d’étudier une quarantaine d’asiles d’Angleterre, d’Écosse, de la Belgique, de la France et de l’Italie7. Accompagnée de sœur Madeleine du Sacré-Cœur, elle passe tout l’été à parcourir les asiles d’État, de paroisses, de districts et privés les plus récents et les plus réputés d’Europe8. Le précieux carnet de voyage de sœur Madeleine du Sacré-Cœur permet de découvrir leur itinéraire, mais surtout les innovations les plus intéressantes qui ont retenu leur attention, leurs appréciations les plus positives et les asiles les ayant le moins impressionnées, dont celui de Bethlem où travaillait le Dr Daniel Hack Tuke – aliéniste anglais qui, lors d’un voyage au Québec quelques années plus tôt, avait vivement dénoncé l’erreur de confier le soin des aliénés à des religieuses. Apparemment, mieux connu sous le nom de Bedlam, il est le plus ancien asile anglais: peu éclairé, fenêtre aux barreaux de fer, portes fermées sur les préaux, fréquent usage des contraintes, aucune salle de jour pour les patients esseulés dans les corridors, quelques patients laissés sans vêtements, propreté des lieux laissant à désirer9. Ce voyage confirme que « pas plus sous le rapport des asiles d’aliénés que sous d’autres généralement, le Canada et la province de Québec en particulier, ne sont en arrière du reste du monde: loin de là…10 » Les détails observés dans les meilleurs asiles visités en Europe, particulièrement ceux d’Écosse, ont grandement inspiré les travaux de reconstruction après le tragique incendie de 1890 qui détruisit complètement l’institution.
École de gardes-malades
La volonté des Sœurs de la Providence d’offrir des soins de plus en plus spécialisés et de médicaliser l’institution se confirme de façon déterminante à Saint-Jean-de-Dieu, alors qu’en 1912, une école de gardes-malades y voit le jour. Sœur Augustine, fondatrice et âme dirigeante de l’École de gardes-malades de Saint-Jean-de-Dieu, participe à la métamorphose de l’asile en véritable hôpital. Cette première école spécialisée en soins infirmiers psychiatriques au Québec s’impose comme une manifestation d’avant-garde de la part des Sœurs de la Providence, soucieuses, d’une part, de donner à leurs hospitalières une formation scientifique et, d’autre part, de prodiguer des soins à la fine pointe des connaissances en médecine mentale. Les sœurs, responsables du service hospitalier, veillent à récuser l’ancienne image d’une garderie pour les « déshérités de l’esprit » en instaurant les standards d’une pratique professionnelle de soins infirmiers dans le traitement des maladies nerveuses et mentales. Cette transformation des soins oblige les Sœurs de la Providence à abandonner peu à peu leur fonction caritative et à offrir à leurs étudiantes une formation spécialisée. Les premières années permettent à sœur supérieure Amérine (1915-1921) et à sœur Augustine de peaufiner le programme d’étude, d’en faire valoir tout le potentiel et ainsi de le rendre conforme à ceux qui sont offerts dans les autres écoles de gardes-malades de la province.
L’hospitalité
En laissant de côté les préjugés qui ont décidément la vie dure concernant les soins psychiatriques au Québec – en particulier ceux qui sont prodigués avant le grand mouvement de désinstitutionnalisation qui caractérise les années 1960 – nous estimons que l’hôpital psychiatrique a été un lieu d’hospitalité. Selon Montandon, l’hôpital psychiatrique est un lieu d’accueil si sa structure et sa finalité sont d’offrir « un espace de repos, de ressourcement et de soins, un abri et un refuge contre les aspérités d’une vie à laquelle on s’adapte difficilement11 ». Ne s’agit-il pas là de termes définissant explicitement la mission des Sœurs de la Providence, au tournant du XXe siècle, auprès des aliénés de Saint-Jean-de-Dieu?
Le bref survol, jusqu’ici proposé, sur l’évolution des pratiques hospitalières – sur les plans de leur approche, de leur expertise et de leur formation – met en lumière le souci d’hospitalité des Sœurs de la Providence. Rappelons qu’en 1901 est inauguré l’hôpital psychiatrique né des cendres de l’Hospice Saint-Jean-de-Dieu. Les Sœurs de la Providence sont alors ravies de pouvoir offrir à leurs patients, en plus de leur expertise thérapeutique, un hôpital qui réunit « tout ce que l’art moderne a pu produire d’amélioration12 ». Les salles de jour, les réfectoires et les dortoirs sont bien ventilés et bien éclairés. Les lits en fer sont munis d’un sommier, d’un matelas, de couvertures et de draps. Il règne dans les appartements « un état de propreté sans reproche13 ». L’eau potable, disponible dans un grand nombre de pièces où elle s’avère nécessaire, des cabinets d’aisance du dernier modèle et un nombre suffisant de bains pour qu’il soit possible de baigner tous les patients sont quelques-unes des commodités qui assurent le confort des patients de l’hôpital. Toutes ces exigences d’hospitalité pour accueillir les malades, chers aux Sœurs de la Providence, se sont toutefois sérieusement dégradées au fil des décennies. Journalistes, politiciens, commissaires enquêteurs, religieuses, médecins et patients ont dénoncé haut et fort, par le biais de leur tribune respective, la situation alarmante d’encombrement et de sous-financement vécue à Saint-Jean-de-Dieu, et cela très tôt dans la première moitié du XXe siècle14. Dans les faits, l’écho à leurs revendications maintes fois réitérées a longuement tardé à se faire entendre. Force est d’admettre que seul le tintamarre médiatique pendant la Révolution tranquille a permis à la société québécoise et aux représentants de l’État de réaliser que « les fous cri[aient] au secours15 ».
Depuis, on a cherché à effacer de la mémoire collective que l’asile a été un lieu où une personne était à l’abri du danger et que l’hospice a été un établissement pour accueillir et entretenir les personnes âgées et malades. Par conséquent, la contribution des Sœurs de la Providence et le dynamisme institutionnel de leur œuvre, sur plus d’un siècle, dans les pratiques sociales de l’assistance, de l’accompagnement, de l’éducation et du soin sont, encore aujourd’hui, exagérément mésestimés. Néanmoins, l’historiographie récente ne fait plus l’objet de la même ferveur anticléricale et permet un discours plus nuancé, auquel nous souscrivons, sur les institutions psychiatriques dirigées par des communautés religieuses. Explicitement, nous soutenons l’idée que les Sœurs de la Providence ont érigé Saint-Jean-de-Dieu pour nourrir, entretenir, traiter et réhabiliter les malades mentaux dans l’espoir de participer à l’émergence d’un projet de société portant sur le souci des autres. Finalement, malgré les critiques les plus sceptiques, l’hospitalité chez les Sœurs de la Providence, au tournant du XXe siècle, émerge franchement de leur œuvre, tout comme de celles des Petites Franciscaines de Marie16 et des Sœurs de la Charité de Québec17.
Notes
1 Louise Blanchette et Mario Poirier, « De la maladie mentale à la santé mentale: le contexte québécois », Faculté de l’éducation permanente. Certificat en santé mentale, [en ligne] http://www.fep.umontreal.ca/santementale/historiquesm.html ( 23 avril 2015).
2 Françoise Boudreau, De l’asile à la santé mentale: les soins psychiatriques: histoire et institutions, 2e éd., Montréal, Éditions Saint-Martin, 2003; Henri Dorvil, « Nouveau plan d’action: quelques aspects médiaux, juridiques, sociologiques de la désinstitutionnalisation », Cahiers de recherche sociologique , nos 41-46, 2005, p. 209-235; Henri Dorvil, « La désinstitutionnalisation: du fou de village aux fous des villes », Bulletin d’histoire politique, vol.10, no 3, 2002, p. 88-104; Henri Dorvil, Histoire de la folie dans la communauté 1962-1987: de l’Annonciation à Montréal, Montréal, Éditions Émile-Nelligan, 1988; Henri Dorvil, « Les caractéristiques du syndrome de la porte tournante à l’Hôpital Louis-H. Lafontaine », Santé mentale au Québec, vol. 12, no 1, 1987 p. 79-89; Hubert Wallot, Peut-on guérir d’un passé asilaire? Survol de l’histoire socio-organisationnelle de l’hôpital Rivière-des-Prairies, Montréal, Publication HMH, 2006 et Hubert Wallot, La danse autour du fou: entre la compassion et l’oubli. Survol de l’histoire organisationnelle de la prise en charge de la folie au Québec depuis les origines jusqu’à nos jours [préface de Camille Laurin], Beauport, Publications HMH, 1998.
3 Jacques Hochmann, Les antipsychiatries. Une histoire, Paris, Odile Jacob, 2015.
4 Alain Montandon, Lieux d’hospitalité: hospices, hôpital, hostellerie, Clermont-Ferrand, Presse université Blaise-Pascal, 2001, p. 13.
5 L’histoire par l’image « Approche historique de la folie », [en ligne]. http://www.histoire-image.org/site/oeuvre/analyse.php?liste_analyse=897 (23 avril 2015); Helen P. LeVesconte, « Expanding Fields of Occupational Therapy », The Canadian Journal of Occupational Therapy, no 3 1935, p. 4-12.
6 Norman Burnette, « The Status of Occupational Therapy in Canada », The Canadian Journal of Occupational Therapy. Revue canadienne d’ergothérapie, no 53, novembre 1988, p. 6.
7 Archives Sœurs Providence de Montréal (ASPM), Sœur Thérèse-de-Jésus REPONSE (No 148-a.), 1890, p. 5-6.
8 ASPM, Sœur Thérèse-de-Jésus REPONSE (No 148-a.), 1890, p. 22.
9 ASPM, Voyage de Sr Madeleine du Sacré-Coeur, 1889, p. 42-44.
10 ASPM, Sœur Thérèse-de-Jésus, REPONSE (No 148-a.), 1890, p. 6.
11 Montandon, Op. cit., p. 14.
12 La Patrie, 19 juillet 1902, p. 8.
13 La Patrie, 4 juin 1903, p. 3.
14 Thifault, M.-C., « Où la charité règne, le succès est assuré! » Hôpital Saint-Jean-de-Dieu, 1901-1962 », RHAF, 65, 2-3, automne-hiver, p. 179-201.
15 Jean-Charles Pagé, Les fous crient au secours, Montréal, Édition du Jour, 1961.
16 Margaret Porter et Lucia Ferretti, Histoire de l’Hôpital Sainte-Anne de Baie-Saint-Paul. Dans Charlevoix, tout se berce, Québec, Septentrion, 2014.
17 Elles ont été à la direction de l’hôpital Saint-Michel-Archange jusque dans les années 1960.
Marie-Claude Thifault est historienne de formation et professeure agrégée à l’École des sciences infirmières de l’Université d’Ottawa. Elle est titulaire de la Chaire de recherche sur la francophonie canadienne en santé et directrice de l’Unité de recherche sur l’histoire des soins infirmiers (NHRU-URHN). Après les publications de L’incontournable caste des femmes. Histoire des services de santé au Québec et au Canada (PUO, 2012) et de Désinstitutionnalisation psychiatrique en Acadie, en Ontario francophone et au Québec, 1930-2013 (PUQ, 2014), elle pilote un nouveau projet sur l’évolution des soins infirmiers psychiatriques au Québec (1912-1974).