Par Mohamed Ourya - 1er août 2015
L’histoire de l’hospitalité dans la culture arabe relate des pratiques bien précises d’accueil s’enracinant dans la période préislamique. Ces pratiques se trouvent entre autres dans le Coran comme normes de conduite et d’éthique. L’auteur propose un survol historique de cette importante notion dans l’Islam.
L’islam est une religion monothéiste qui se définit elle-même comme globale et encadrant tous les aspects de la vie, même les plus intimes. Ayant pris naissance en Arabie du VIIe siècle, cette religion allait opérer une certaine rupture avec la morale de l’époque préislamique répandue dans cette région du monde. Une rupture qui n’était en fait ni totale ni révolutionnaire, mais plutôt sélective, tenant en compte le constant à préserver et le variable à délaisser dans l’éthique sociale préislamique. En effet, l’islam allait garder les aspects de la morale qu’il jugea opérationnels pour son nouveau crédo, notamment les valeurs sociales telles que l’amitié, l’honneur, le courage, la générosité et certainement l’hospitalité, une valeur centrale de l’époque préislamique, dont la présence et l’impact ont été relevés en islam jusqu’à aujourd’hui, au moins d’un point de vue normatif.
En effet, l’hospitalité, désignée généralement en arabe par le terme Diyafa, constituait déjà une vertu courante de la société arabe préislamique et mettait en évidence la générosité (Karam) de l’Arabe. Elle constituait un comportement social loué et basé sur le respect de ce qui est souhaitable par la société arabe préislamique. En fait, elle était une des valeurs principales dans l’éthique du mondain (adab ad-dunia) chez les Arabes, et comme l’aristocratie tribale était fière de son arabité, elle a fait de la Diyafa un héritage reflétant les valeurs arabes avant et après l’avènement de l’islam.
La Diyafa dans la période préislamique
L’histoire arabe retient le nom de Hatem at-Ta’i (mort autour de 579), poète arabe de la période préislamique, qui est devenu un symbole de la Diyafa et du Karam. Sa générosité est retenue comme légendaire dans l’imaginaire arabe, et plusieurs proverbes arabes font référence à celle-ci par l’expression « plus généreux que Hatem! »
Cela étant dit, une des traditions marquantes des tribus arabes préislamiques relatées avec ferveur par les poètes de l’époque, c’est l’allumage du feu devant les demeures des tribus durant la nuit. Cette pratique avait cours pour que les voyageurs puissent les rejoindre et partager avec elles leurs nourritures et leurs foyers pour le repos. En agissant ainsi, le voyageur jouissait aussi et principalement de la protection de la tribu, qui serait dans l’obligation de l’assurer, quitte à entrer dans des guerres afin d’assumer cette responsabilité. En hiver, où on ne peut allumer du feu, elles attachaient les chiens autour du domaine tribal. Leurs aboiements servaient aussi à attirer les voyageurs de la nuit pour les mêmes raisons.
Cette tradition s’est perpétuée jusqu’à aujourd’hui. Le Bédouin est reconnu comme généreux et hospitalier. Cette tradition ancestrale de l’hospitalité lui impose en tant qu’hôte (Modif), et en dépit de sa pauvreté, de partager son repas et son foyer avec son invité (Dayf).
En fait, l’hospitalité arabe peut être expliquée par plusieurs raisons. La première est la nature géographique de l’Arabie, qui était et reste désertique. Sa population constituée principalement de Bédouins nomades était constamment en voyage à la recherche des ressources en eau et des pâturages. Cet environnement a permis à l’Arabe bédouin de prendre conscience de l’importance d’une valeur telle que la Diyafa envers des voyageurs, des faibles et des nécessiteux. La seconde raison est la nature de la vie sociale de l’Arabie. Dans cet environnement, la glorification des qualités d’hospitalité et de générosité était très répandue, surtout dans la poésie. Une tribu dont le feu reste allumé pendant plusieurs nuits successives afin de guider les voyageurs vers elle est célébrée par ses poètes et enviée par les autres tribus, qui essaient de la surpasser pour mériter le qualificatif d’hospitalières et de généreuses.
La Diyafa dans le corpus religieux
La Diyafa comme valeur sociale noble et recherchée allait être récupérée par le discours de l’islam, dans le Coran1 et la Sunna2 du prophète Mahomet. Plus encore, l’hospitalité allait dorénavant faire partie des bonnes actions, telles la charité et la générosité, rétribuées par Dieu. Plusieurs versets attestent de la relation établie entre de telles actions et le Salut dans l’au-delà: « La bonté pieuse ne consiste pas à tourner vos visages vers le Levant ou le Couchant. Mais la bonté pieuse est de croire en Dieu, au Jour dernier, aux Anges, au Livre et aux prophètes, de donner de son bien, quelqu’amour qu’on en ait, aux proches, aux orphelins, aux nécessiteux, aux voyageurs indigents… » (La Vache, 177); « Vous n’atteindriez la (vraie) piété que si vous faites largesses de ce que vous chérissez. Tout ce dont vous faites largesses, Dieu le sait certainement bien » (La Famille d’Imran, 92) et aussi « Et si l’un des associateurs te demande asile, accorde-le-lui, afin qu’il entende la parole de Dieu, puis fais-le parvenir à son lieu de sécurité » (Le repentir, 5), en plus de plusieurs hadiths dont celui-ci, qui fait le lien entre la foi et la Diyafa: « Celui qui croit en Dieu et au Jour dernier, qu’il honore son invité. »
En fait, dans la tradition musulmane, un épisode de la vie du Prophète rapporté sous forme de hadith3, considéré comme authentique, honore l’hospitalité avec exaltation: un homme serait venu demander à manger au Prophète. À son tour, celui-ci aurait demandé à ses femmes de donner à manger à l’étranger. Mais leur réponse fut négative. Elles n’avaient rien chez elles. Le Prophète aurait demandé ensuite aux gens qui l’entouraient: « Qui donc veut bien donner l’hospitalité à cet homme? » C’est ainsi qu’un habitant de la ville de Médine aurait proposé ses services. En arrivant chez lui, l’hôte n’aurait trouvé de disponible que le repas de ses enfants. Il aurait dit à son épouse: « Fais-les patienter par quelque prétexte et, s’ils demandent à dîner, fais-les dormir. Puis quand notre invité entrera à la maison, éteins la lampe et fais-lui croire que nous mangeons avec lui. » Plusieurs exégètes du Coran rapportent que cet évènement serait la cause de la révélation du verset suivant: « Ils leur donnent la préférence sur eux-mêmes, même s’il y a pénurie chez eux. Quiconque se prémunit contre sa propre avarice, ceux-là sont ceux qui réussissent. » (L’exode, 9)
Au-delà de la véracité du fait ou de la manière avec laquelle il est rapporté, ce qui retient l’attention est que l’hospitalité incarne ici une vertu fondamentale, à un tel point que Dieu lui-même réagit par le Coran en faveur de l’agir des deux hôtes indigents, mais bienfaisants.
Les normes de la Diyafa en islam
D’un autre côté, le fiqh4 a établi des normes pour l’hospitalité en islam, pour que celle-ci soit une action méritoire et valable d’un point de vue religieux. Il s’agit principalement de l’intention sincère envers Dieu dans l’accomplissement d’une action d’hospitalité. Autrement dit, celle-ci doit être effectuée sans attendre des louanges ou des avantages d’autrui, principalement de l’invité, en vertu du verset coranique. C’est en ce sens qu’il faut comprendre pourquoi les Ulémas5 de l’islam n’ont guère pris en considération un personnage comme Hatem at-Ta’i, vénéré pourtant dans la littérature arabe. En effet, les actions d’hospitalité d’at-Ta’i seraient considérées par l’orthodoxie islamique comme étant à la recherche des éloges d’autrui et n’étant guère sincères envers Dieu. En ce sens, l’hôte est tenu de ne pas se vanter devant la communauté ni de rappeler ultérieurement son action à son invité, en aucun cas. Cette norme puise son fondement religieux, en particulier, du verset coranique suivant: « Ô les croyants! N’annulez pas vos aumônes par un rappel ou un tort, comme celui qui dépense son bien par ostentation devant les gens sans croire en Dieu et au Jour dernier. Il ressemble à un rocher recouvert de terre; qu’une averse l’atteigne, elle le laisse dénué. De pareils hommes ne tireront aucun profit de leurs actes. » (La vache, 264)
En plus, la Shari’a6 impose à l’hôte que tout ce qui est dépensé pour honorer son invité doive être licite (halal), bon et le meilleur possible, en vertu du verset coranique suivant: « Ô les croyants ! Dépensez des meilleures choses que vous avez gagnées et des récoltes que Nous avons fait sortir de la terre pour vous. Et ne vous tournez pas vers ce qui est vil pour en faire dépense. Ne donnez pas ce que vous-mêmes n’accepteriez qu’en fermant les yeux ! » (La Vache, 267)
En dépit du discours égalitaire de l’islam, l’hospitalité a parfois servi à différencier les musulmans sur une base ethnique. En effet, la Diyafa, en tant que valeur sociale arabe préislamique ayant persisté au sein de l’islam tout en se soumettant à son crédo, a été un des enjeux principaux dans le conflit éthique et social qui opposait les Arabes et les Persans dans la culture musulmane médiale. C’est en ce sens que le prosateur arabe al-Jahiz (776-869) a écrit son célèbre ouvrage, Le livre des avares, une sorte d’encyclopédie sociale, historique, géographique, littéraire et scientifique qui raconte des histoires d’avares de son temps. Al-Jahiz visait principalement les Persans, d’une manière intentionnelle ou non, en montrant l’attitude présumée hospitalière et généreuse de l’Arabe par opposition à celle qui est supposément radine des Persans.
L’éthique musulmane de la Diyafa
Par ailleurs, la littérature propre à l’éthique musulmane a proposé un code éthique relatif à l’hôte et à l’invité aussi. Celui-ci ne doit nullement s’imposer chez son hôte aux temps des repas en vertu du verset coranique « Ô vous qui croyez ! N’entrez pas dans les demeures du Prophète, à moins qu’invitation ne vous soit faite à un repas, sans être là à attendre sa cuisson. Mais lorsqu’on vous appelle, alors, entrez. Puis, quand vous aurez mangé, dispersez-vous… » (Les Coalisés, 53) L’éthique musulmane, en tant qu’éthique globalisante, impose aussi à l’invité d’être modeste devant son hôte et de ne pas lui imposer ses propres choix gastronomiques ni sa manière de vivre. Il ne devrait pas non plus parler à haute voix ni laisser son regard planer dans la demeure de son hôte. En plus, sa visite devrait être brève et sans embarras pour l’hôte.
De son côté, l’hôte ne devrait pas être agacé par la présence de son invité. La générosité, dans ce cas, prend une allure d’obligation religieuse. Il doit agir en tant que serviteur de son invité, indépendamment de leurs rangs sociaux. En effet, dans la même foulée, l’éthique musulmane a imposé à l’hôte certaines règles de conduite à suivre vis-à-vis de son invité. Entre autres, ne pas retarder le repas, éviter tout ce qui peut être interprété comme de la radinerie, comme ne pas insister sur l’invité ou lui demander s’il a besoin de manger, ou même finir avant lui son repas, etc. De même, pendant le séjour de l’invité chez l’hôte, celui-ci ne doit pas montrer ses difficultés financières, si elles existent, ni se lamenter sur son sort. Enfin, l’attitude de l’hôte doit être accueillante durant tout le séjour de l’invité chez lui.
Notes
1 Le livre saint de l’islam.
2 Qui signifie «règle de conduite» du Prophète, c’est-à-dire ses paroles et ses actes exemplaires dispensés pendant sa vie.
3 Hadith (récit, propos). Ce terme désigne les paroles et les actes du prophète Mahomet rapportés par ses compagnons, dans le but de constituer le modèle à suivre par tous les musulmans.
4 Science du droit islamique constitué à partir du 8e siècle. Il comporte deux grandes branches: Al-’ibâdât (pratiques religieuses) et Al-mou’âmalât (affaires sociales). Ses sources primordiales sont le Coran, la Sunna, en plus des sources principales et d’autres, accessoires.
5 Ulémas, pluriel de ‘Alim (sage, érudit). Savants et juristes religieux. Les Ulémas sont les garants de l’application méticuleuse de la Shari’a (la loi religieuse). Le terme Ulémas est souvent associé à Fouqahas (spécialiste du fiqh).
6 Littéralement, voie ou chemin. nmElle désigne l’ensemble des préceptes islamiques, qui codifient et orientent le comportement du musulman.
Mohamed Ourya, diplômé en Sciences politiques, Études religieuses et Droit public. Enseignant universitaire (Sherbrooke et Ottawa). Chercheur associé à l’Observatoire sur le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord (Chaire Raoul-Dandurand [UQAM]). Auteur en 2012 du livre Le Complot dans l’imaginaire arabo-musulman. Antécédents historico-religieux et persistance dans le discours actuel, chez Dictus Publishing et, en 2014, de Religieux dans les citadelles du politique, chez L’Harmattan.