Depuis la parution de cet article, M. Vanier a été reconnu coupable de crimes à caractère sexuel. Cependant, parce que sa contribution conserve sa valeur, Spiritualitésanté a choisi de ne pas retirer cette publication.
Par Marie-Hélène Carette - 1er août 2015
Jean Vanier a toujours démontré un leadership inspirant qu’il a mis au service des plus démunis, les personnes nées avec un handicap mental. La source de son charisme de fondateur est bien son attitude de s’effacer pour que l’autre grandisse, ce qu’il a magnifiquement mis en œuvre dans Les Foyers de l’Arche, tant auprès des personnes accueillies que pour celles qui les assistent et s’engagent au quotidien. Quelques semaines après la présente entrevue, Jean Vanier recevait le prix Templeton en reconnaissance de son engagement exemplaire auprès des personnes handicapées mentalement et pour la fondation de l’œuvre des Foyers de l’Arche. Il a accordé à Marie-Hélène Carette une entrevue inspirante sur le thème de l’hospitalité depuis le village de Trosly-Breuil où il habite toujours. C’est avec une grande générosité et une présence d’esprit admirable qu’il nous livre ici l’essentiel de ce qui le tient en éveil et bien vivant.
Marie-Hélène Carette : Lorsque vous pensez à l’« hospitalité », qu’est-ce qui monte en vous spontanément?
Jean Vanier : Je dirais que l’hospitalité est une qualité d’accueil des gens différents et que dans cet accueil, on leur révèle qu’ils sont importants et qu’ils ont un don à apporter. Dans l’hospitalité, il y a une qualité du « recevoir », une qualité d’accueil et de reconnaissance, d’humilité aussi: recevoir l’autre, c’est en quelque sorte lui révéler qu’il est beau et qu’il a une valeur.
Voilà un ancrage qui a son impact à petite comme à grande échelle... Quel est l’impact pour la société, justement, lorsque cette force d’hospitalité, d’accueil de l’autre prend de l’expansion?
J.V. : C’est évident que nous sommes dans une société qui, très souvent, se définit par le succès individuel, la promotion, le désir de gagner et, par le fait même, si l’on désire gagner, par une tendance à rabaisser l’autre. Mais c’est aussi une société où l’on se met en petits groupes, ça peut être des groupes religieux, des groupes professionnels, des groupes politiques, très souvent fermés, et alors le groupe devient plutôt une prison au lieu de s’ouvrir à l’autre « différent » qui peut apporter quelque chose; on a une tendance bien naturelle à trouver qu’on porte les meilleures solutions dans notre petit groupe et qu’on est les seuls à voir la vérité, les seuls à réussir.
Il est donc plus fréquent de bâtir des murs et des prisons plutôt que des ponts. Comment en arriver à ouvrir des portes, des chemins vers l’autre?
J.V. : Oui, alors c’est exactement cela: la prison crée des murs. C’est comme lorsque je me suis rendu au Chili, il y a quelques années. On m’a accueilli à l’aéroport et un ami m’a conduit vers Santiago. Sur la route, il ralentit et me dit: « Voilà, à gauche, tous les bidonvilles de Santiago et, à droite, toutes les maisons riches protégées par la police et les militaires. » Puis, il ajoute: « Et personne ne traverse cette route. » Ainsi, le danger de nos sociétés consiste à créer une culture de la peur: peur du manque et de l’insécurité, peur de ne pas être dans le bon groupe et, finalement, peu à peu, cela se transforme en peur de l’autre, peur de sa différence et c’est ainsi qu’on construit des murs.
Et le chemin est long... d’abord, pour réaliser qu’il y a des murs, non pas seulement dans mon groupe, mais aussi dans mon cœur, mes idées, mes valeurs et, ainsi, pour prendre conscience que j’éprouve des peurs devant l’autre et les autres... Voilà une entrave qui empêche souvent la possibilité d’hospitalité et d’accueil de celui ou de celle qui est « différent ».
Mais alors, ces peurs qu’on porte en soi, même si on les reconnaît et les accueille: tant sur le plan personnel qu’à l’échelle d’un groupe: il semble que l’hospitalité n’aille pas de soi pour autant...
J.V. : En effet, c’est vrai. Ce qui se passe quand il y a la peur, c’est que surgit la difficulté d’en arriver à prendre du recul pour développer une vision élargie, qui fait que j’ai non seulement la possibilité de découvrir la peur qui est en moi, mais également d’essayer de la dépasser.
Comment y arriver? Il n’est pas toujours possible de le faire tout seul, on a souvent besoin d’être à plusieurs, et un groupe nous aide lorsqu’on parle, on discute: ainsi, lorsque je suis reçu, entendu, cela devient très aidant, libérant!
Et en même temps, quelle occasion de découvrir une force, et cette force ne peut venir que si on porte en soi le pressentiment que le plus grand danger pour l’humanité aujourd’hui, c’est finalement la guerre et tout ce qui amène à des conflits.
Et alors, du même coup, peut surgir et monter en soi un désir profond, le désir de la paix. Cette paix qui déjà peut advenir lorsque, par exemple, dans les familles, on réalise ensemble qu’on veut s’en sortir, qu’on ne peut laisser aller les choses comme ça.
Et encore, le désir de la paix peut creuser en nous son chemin jusqu’à nous éveiller au fait que, dans son propre groupe, il y a là aussi des conflits et de la violence qui sont présents et font qu’on empêche les gens de parler: la parole est muselée, elle ne circule plus. C’est une autre forme de violence subtile.
Somme toute, la découverte du simple fait d’être humain consiste d’abord à reconnaître que nous faisons partie d’une famille humaine et, ensuite, que la famille s’étend à tout le monde, à tout l’univers, et que cette réalité-là implique des gens de toutes cultures, de tous âges, de toutes formes et titres, dans des cadres visibles ou invisibles, de toutes religions...
En définitive, dans toute cette question de l’hospitalité, il importe de reconnaître et d’admettre que par-delà nos différences de culture, de races, de religions, nous sommes avant tout des êtres humains... des êtres humains qui ont chacun un cœur. Or lorsque le cœur est fermé, on arrive très vite à un monde de peur, parce qu’on a peur de l’autre... La peur engendre finalement un effet paralysant qui nous empêche de risquer de passer derrière des barrières, lesquelles empêchent l’autre d’être et d’advenir...
Alors, comment trouver cette force pour abattre les murs, cet élan qui me pousse à me rendre de l’autre côté des murs... ou qui me porte à croire qu’il y ait un souffle puissant et que cette force puisse aussi être un cri qui jaillit de la paix; ou encore, cette force viscérale montrant des expériences de conflit qu’on estime insupportables. Cette force peut aussi venir de la découverte de Jésus qui veut être « Prince de la Paix » et nous apprend à aimer l’ennemi. En somme, il s’agit de découvrir une force nouvelle qui nous aide à transcender les murs et, par le fait même, les peurs.
Et alors, cette force nouvelle au moment des débuts de l’Arche, c’était l’accueil de la personne vulnérable, non seulement en soi, mais aussi en allant à l’hôpital chercher Philippe et Raphaël, il y a 50 ans, pour les accueillir, les inviter à partager la vie en Foyer...
J.V. : En effet, le commencement a été si petit, si fragile et en même temps si heureux, puisque Raphaël et Philippe sortaient d’une véritable prison, d’une institution violente. Alors, pour eux, sortir de là, c’était une libération et une joie. Et de mon côté, il se passait quelque chose de très profond, je contactais une autre partie de moi-même.
J’avais été officier de la marine, j’avais accompli toutes sortes de choses où souvent l’enjeu était l’ambition, la réussite, l’obtention de promotions, la considération qui s’y rattache; en somme, le pouvoir, être applaudi, se retrouver au sommet ou quoi d’autre encore.
Mais alors là, avec Raphaël et Philippe, ce que je découvrais, c’était quelque chose de tellement simple et serein... La beauté des personnes avec un handicap, c’est qu’elles sont libres et j’ose dire libres d’être un peu folles! La plupart d’entre nous sont contraints par mille et une conformités, les « il faut »... être comme tout le monde veut qu’on soit, par les vêtements, le clan, la tribu d’appartenance...
Mais alors, avec Raphaël et Philippe, on ne discutait pas d’économie ou de politique: nous étions simplement heureux!
Dès lors, la vie devenait une vie où l’on décide de réalités toutes simples; le cœur de l’Arche, c’est de célébrer, de célébrer le fait que nous sommes des gens très différents, qu’on est heureux d’être ensemble parce qu’on est en train de vivre une libération.
La libération des assistants à l’Arche, c’est qu’ils découvrent que la culture du gain, du pouvoir, de l’individualisme, bref que tout cela écrase certaines dimensions de l’être humain, et surtout le cœur. Or à l’inverse, le cœur s’épanouit dans la relation simple et vivante. C’est ainsi que bon nombre de gens sont venus aider à l’Arche....
Venant d’abord pour aider, pour « faire du bien », ils découvrent peu à peu qu’en vivant avec des gens comme Raphaël et Philippe, c’est Raphaël et Philippe qui leur font du bien en les aidant à devenir plus simples, plus vrais et à découvrir ce que signifie devenir humains! Je dirais que les communautés de l’Arche sont des lieux guérissants et humanisants pour tout le monde.
Ce qui nous fait découvrir et peu à peu nommer que le véritable drame de l’humanité, c’est bien l’individualisme, la recherche de promotions et le désir d’être applaudi. Alors que la joie de l’humanité, c’est d’être ensemble et de célébrer notre humanité commune.
Il semble qu’une fois reconnus les obstacles dans son propre jardin, on puisse changer les choses, apaiser les conflits à petite échelle d’abord, en commençant par son propre cœur. Vous affirmez volontiers: « On change le monde, un cœur à la fois. »
J.V. : Voilà, voilà. Et puis, parfois, ça prend du temps parce que pour de jeunes assistants, venir vivre avec des personnes fragiles, ça va à l’encontre de ce que leurs parents auraient désiré pour eux, puisque ces parents ont payé des études... Et puis, on entend parfois des parents dire, lorsqu’un jeune veut s’engager à l’Arche: « Après toutes tes études, qu’est-ce que tu fais en vivant avec des gens comme ça? »
Alors, il y a aussi ce drame dans l’humanité de considérer qu’il y a des gens « bien » et des gens « pas bien », alors qu’en réalité, nous sommes tous des êtres humains avec nos qualités et nos fragilités, nos forces et nos faiblesses.
Et voilà ce drame des gens qui créent une société où il y a de prétendus paliers de réussite; alors que la seule chose qui importe, c’est d’apprendre à aimer l’autre différent avec un cœur accueillant et un regard qui ne juge pas; un regard et un accueil cherchant à découvrir qui tu es, toi, derrière ta culture, ta religion, tes handicaps visibles ou invisibles.
C’est si étonnant et fécond, ce fruit qu’est devenue l’Arche aujourd’hui, qui a surgi d’un projet tout simple d’accueil de deux personnes... Et voilà 50 ans plus tard, des Foyers de l’Arche ont jailli partout dans le monde... Tout un « fertilisant » que ce geste d’hospitalité de l’été 1964!
J.V. : Oui, c’est étonnant! Mais plus étonnant encore, c’est le fait que ce sont les personnes fragiles elles-mêmes qui nous aident à accueillir notre propre fragilité, et que la faiblesse n’est pas une honte. Ma faiblesse, c’est comme un socle à partir duquel je dis aux autres « j’ai besoin de toi », et c’est ainsi qu’on crée des liens d’humanité. C’est parce que j’accueille ma faiblesse que je peux dire « j’ai besoin de toi » et « nous avons besoin d’être ensemble pour faire quelque chose de beau ensemble ».
Que serait notre monde s’il n’y avait pas l’hospitalité? Tant de jeunes aujourd’hui se trouvent en perte de repères…
J.V. : Au fond, le grand problème des jeunes, c’est qu’il n’y a plus d’idéal pour eux, rien auquel ils désirent donner leur vie, une cause qui vaille la peine de s’y engager. Alors, les seules choses qui restent sont de passer les examens, de trouver du travail, et pourquoi? Pour gagner plus d’argent, pour se marier, avoir des enfants, mais après, très vite, on voit que la vie familiale, c’est pas si simple que ça, et les conflits commencent à monter.
Et on ne sait pas pourquoi il y a une vie familiale, et on ne sait plus que la communauté est la famille, qu’elle est un lieu où l’on peut apprendre à grandir, à changer, à être transformé... pour que nos cœurs transformés vivent ainsi dans une société encore plus profondément humaine.
Comment rebâtir l’hospitalité lorsque les repères sont dilués?
J.V. : Alors, comment rebâtir ou réinventer l’hospitalité? Je crois que c’est en fait, pour chacun de nous, de prendre conscience de plusieurs aspects. Nous vivons dans un monde en mutation; le monde des jeunes nous révèle la crise, voilà la beauté des jeunes: par leur colère, par leur attraction à l’alcool ou aux drogues, ils révèlent quelque chose à propos de la société, et je dirais qu’un grand nombre de personnes aujourd’hui commencent à découvrir que notre humanité est en train de glisser vers une humanité cassée et qu’il faut donc trouver des moyens de vivre autrement.
Et aussi à découvrir qu’en elles-mêmes, il y a des violences, des peurs. Il devient donc impérieux de travailler sur ces questions. Alors, quelles seront les façons?
Bon, il y a de grands modèles, et des modèles comme Nelson Mandela, Martin Luther King, Mahatma Gandhi, Jésus, Jean Paul II, le pape François. Enfin, il y a des modèles dont on sent qu’ils ont touché le mal ou la maladie de notre société.
Ainsi, il y a des gens inspirants, et je crois qu’à notre époque, on a peut-être beaucoup perdu l’aspect de la religion comme rituel; cependant, il y a quand même une recherche de quelque chose de différent, d’une spiritualité qui nous rend plus humains et plus ouverts.
Et dans une telle recherche de l’infini, non pas l’infini pour posséder plus, avoir plus, avoir plus de pouvoir mais plutôt l’infini qui rejoint l’universel. Tous les êtres humains ne se retrouvent-ils pas dans cette même quête?
Toutefois, il semble qu’on ait peur; et parce qu’on a peur, on s’enferme dans des groupes qui deviennent très vite des prisons.
Voilà des propos qui ouvrent le chemin et dressent la table d’un « vivre-ensemble » possible et inspirant... Avez-vous une dernière piste bien concrète pour vivre l’hospitalité?
J.V. : Au fond, lorsque je donne un tel conseil à quelqu’un, je lui dis: « J’ai l’impression qu’il y a sans doute quelqu’un dans ton entourage qui se sent seul parce qu’il se retrouve dans une maison de gens âgés, ou des personnes qui se sentent seules parce qu’elles sont en prison, ou d’autres parce qu’elles ne sont pas considérées dans leur famille...
Enfin, il y a toujours la solitude... et si tu découvres une personne qui se sent seule, vas la voir toutes les semaines pour parler avec elle; quand tu arrives avec des fleurs ou des chocolats ou peut-être bien une bonne bière, peu importe, tu seras comme le messie: ces personnes t’attendent. Qui sont les gens qui t’attendent simplement pour une rencontre? »
C’est ce que je conseille beaucoup aux gens: « Il doit y avoir dans le village, la ville ou l’entourage, une personne âgée ou une jeune personne qui se sent seule, qui est peut-être enfermée dans une addiction, l’alcool, ceci ou cela, et qui a été abandonnée par sa famille, son époux ou son épouse. Bref, trouve les gens qui te verront arriver comme le messie, c’est-à-dire qui vient apporter libération et amour. »
Merci pour cette « boucle », parce qu’on commence toujours par changer un par un, un cœur à la fois, et ensuite, plusieurs... Ainsi, le monde peut changer, retrouver son visage d’humanité... Merci, Jean Vanier, pour vos propos lumineux qui font reculer la peur et nous convient à l’hospitalité.
Jean Vanier a fondé les Foyers de l’Arche en 1964, alors âgé de 36 ans, après qu’il eut quitté la marine, puis l’enseignement dans une université prestigieuse. Il venait de s’établir pour l’été dans une petite maison à Trosly, avec deux amis handicapés mentaux; un geste d’hospitalité au fondement de ce Foyer qui, plus tard, allait devenir « l’Arche », le premier d’une « multinationale » de l’accueil et de la compassion au nom évocateur. Au fil des cinquante dernières années, les Foyers de l’Arche ont jailli dans plusieurs pays du monde. Un simple geste d’hospitalité aura contribué à changer pour toujours le regard que l’on porte sur les personnes fragiles et handicapées mentalement.
Marie-Hélène Carette a vécu à l’Arche de Trosly-Breuil en France alors que celle-ci en était à sa huitième année de fondation. Ce fut pour elle une expérience fondatrice et inspirante qu’elle poursuivit avec bonheur durant ses vacances d’été des années 1970 alors qu’elle enseignait auprès des jeunes. Elle éprouve toujours pour l’Arche amitié profonde et loyauté. Marie-Hélène est maintenant retraitée de l’Université Laval où elle a enseigné pendant près de 25 ans.