
Par Jean-Marc Barreau – Le 1er avril 2025
La pandémie a bouleversé les rituels funéraires, révélant leur rôle clé dans le deuil et le lien social. Jean-Marc Barreau explore les conséquences de leur absence et les solutions innovantes, comme le numérique, qui ont recréé des espaces de mémoire et de réconfort.
L’une des raisons pour lesquelles les termes « rite » et « rituel » sont difficiles à définir provient sans aucun doute de leur nature « transdisciplinaire » (Maisonneuve, 1995)1. En ce sens, les apports de la philosophie et de la théologie sont précieux pour non seulement répondre à cette indigence mais aussi pour en souligner la qualité performative qui est absolument unique. C’est ainsi que cet article veut tenter de montrer la manière dont ces deux disciplines participent à mettre en évidence le rôle essentiel des rites et des rituels « au cœur du monde » tout en s’associant le monde du « sensible ». Nous pensons notamment aux personnes endeuillées et à la tristesse qui marque leur quotidien à la pensée de l’être cher décédé2. Pour répondre à un tel objectif d’écriture, nous reprendrons certains points d’orgue du projet de recherche que nous avons mené au service de la corporation des thanatologues du Québec (CTQ) en pleine pandémie à la COVID-19 et que nous continuons à conduire en étroite collaboration avec la Maison funéraire Magnus Poirier (Montréal)3. L’intérêt d’un tel exercice est double : souligner la place capitale des rites et rituels dans la vie de toute personne, surtout dans les moments névralgiques de la vie ; considérer a posteriori certains effets que la pandémie à la COVID-19 a eus au sujet de l’usage de ces rites et de ces rituels. La première partie de ce texte présentera donc les points d’orgue de notre travail réalisé auprès de la CTQ, la seconde théorisera, quant à elle, la matière retenue pour que la troisième partie puisse mettre en lumière la vertu que porte tout rite et tout rituel.
Un « monde à l’arrêt »
Quand en novembre 2019, la première éclosion de COVID-19 a frappé la ville de Wuhan, en Chine, il était difficile d’envisager l’impact déshumanisant vers lequel la pandémie nous conduirait. Pour ce qui est du Québec, la date du 9 janvier 2022 restera dans la mémoire de tous4 : un couvre-feu à partir de 20h00 ! Si ce « monde à l’arrêt » fascinait par son silence extérieur, il effrayait tout autant par sa violence. À l’extérieur, certes, la Voie lactée offrait généreusement son ruban d’étoiles scintillantes et les congères habituellement souillées par la pollution retrouvaient leur blancheur incandescente. Mais à l’intérieur, les mesures sanitaires gouvernementales visant à stopper la propagation du virus étranglaient nombre d’institutions.
C’est dans ce contexte que la CTQ me sollicita. Il s’agissait de conduire une étude visant à trouver des moyens concrets qui permettraient, dans de telles circonstances, de continuer à accompagner les personnes endeuillées. Si notre étude a souligné le fait qu’une telle crise devait provoquer des « deuils compliqués » (Ben-Cheikh, Rachédi, et Rousseau, 2020), dans ce « monde à l’arrêt », elle s’est surtout engagée sur deux terrains directement fragilisés par ces vagues pandémiques à répétition. En ce qui regarde les soins palliatifs et de fin de vie (SPFV), en mesurant, à partir d’une analyse auto-ethnographique, les effets mortifères que la suppression des rites et des rituels pouvait provoquer sur la personne devenue vulnérable (Barreau et Cara, 2020). Puis, en ce qui concerne les maisons funéraires, en suggérant l’exercice de rites et de rituels qualifiés d’un certain support numérique (Barreau, 2021). À noter que pour montrer l’impact clinique de notre projet de recherche, nous nous réfèrerons au contenu clinique de notre article de 2020 où, en SPFV et dans ce contexte de pandémie, étranglé par une solitude systémique, monsieur Conti s’était vu refuser un rituel de fin de vie.
Un « monde à penser »
Les entrevues téléphoniques que nous avons réalisées dans le cadre de notre projet de recherche au service de la CTQ avaient mis en relief trois éléments qui, absents à cause de la pandémie, rendaient compliquée la résolution du deuil : absence ou fragilité du support affectif offert habituellement par les proches (les réunions de groupe étant partiellement interdites), absence ou rareté des condoléances offertes en de telles circonstances et absence quasi systématique de la dépouille en faveur d’une crémation. En de telles circonstances, comment donc répondre à cette situation indigente ? Peut-être notamment en allant puiser dans le monde numérique la possibilité de s’affranchir et du temps et de l’espace (Barreau, 2021). Mais pour quelles conséquences ? À court terme ? À long terme ? Répondre à ces questions autoriserait d’appliquer l’apport du numérique aux rites et aux rituels dans d’autres contextes culturels et sociétaux. Nous pensons par exemple au contexte d’un immigré où un adulte loin de ses proches pourrait participer à distance aux funérailles d’un parent resté au pays (Halsouet et Rachédi, 2018). Nous pensons également à la réalité de nos vies surchargées où il serait impossible de participer en présentiel à tel ou tel rite ou rituel.
Dans le cadre de notre projet de recherche pour la CTQ, nous l’avons dit, les personnes endeuillées interrogées par téléphone nous ont rappelé que pour vivre un deuil, trois éléments au minima s’imposent aux rites et aux rituels : le support affectif (1), l’échange de paroles (2) et un certain vis-à-vis avec l’objet perdu (3). Dans le contexte de notre étude vécue en SPFV, l’histoire bouleversante de monsieur Conti, se voyant refuser un rituel de fin de vie pour raison sanitaire, nous rappelle la vocation socialisante et spirituelle du rite et du rituel. Qu’en dit la tradition théologique ? Qu’en dit la tradition philosophique ?
Une certaine tradition théologique insistera sur le lien qui existe entre rite/rituel et l’anthropologie sous-jacente. Puisque « l’homme a besoin de signes et de symboles pour communiquer avec autrui par le langage (a), par des gestes (b), par des actions (c) […] et qu’il en est de même pour sa relation à Dieu5 », le rite et le rituel usent régulièrement de ce triptyque pour — grâce aux signes et aux symboles — enrichir la relation de l’homme à son semblable, la relation de l’homme au spirituel voire à Dieu. À noter le parallèle éloquent entre le témoignage de ces personnes interrogées par téléphone et ce triptyque théologique. Le langage (a) fait écho à l’échange de paroles (2) ; le geste (b) fait référence au support affectif (1) ; l’action (c) renvoie à ce vis-à-vis avec la dépouille (3). Les rites et les rituels qualifient donc ce soubassement anthropologique de signes et de symboles afin d’offrir un sens humain et spirituel au deuil vécu. Ils deviennent donc des générateurs d’espérance.
Une certaine tradition philosophique va nous rappeler, quant à elle, la manière dont les rites et rituels s’associent avec justesse les émotions humaines, ici celles liées au deuil. Dans un premier temps, en rappelant le lien qui existe entre toute émotion et l’imaginaire humain, mais aussi entre cet imaginaire et la raison humaine dans sa capacité à vouloir donner sens à ce qui se vit à partir des signes et des symboles —, l’image. Dans un deuxième temps, en rappelant le basculement qui s’impose si le sens veut émerger entre le monde de l’imaginaire et celui de la raison : de la représentation à la signification6. En linguistique, nous dirions que le monde de la représentation sensible (les signes et les symboles) est le « signifiant » quand la fonction des rites et des rituels sert le « signifié ». C’est ici que l’on comprend que le monde de l’imaginaire — la représentation — a une accointance toute particulière avec les sensibles communs (SC7), lorsque la raison humaine a une affinité toute spéciale avec les sensibles propres (SP8). Et c’est encore ici que l’on saisit combien les rites et les rituels dans leur ancrage décomplexé au monde du sensible sont nourriciers de sens.
Dès lors, puisque le monde du numérique est prioritairement celui de l’image et donc des SC, on voit poindre la pertinence de l’appliquer à la structure des rites et des rituels. On parle alors de « cyber-thanatologie » (Cherblanc et al., 2022). Toute la nuance provient de l’importance d’équilibrer le rapport en SC/SP, ce que seuls les rites et rituels bimodaux autorisent. Ce fut là notre première proposition à la CTQ : un « monde à penser ».
Un « monde à accompagner »
Si cette nouvelle science offre « la possibilité, à travers des plateformes en ligne, de poursuivre le lien entre la vie et la mort, en transcendant les limites physiques du temps et de l’espace […] certaines pratiques numériques ne sont pas sans poser des questions existentielles, alors que certains conçoivent Internet comme une manifestation de l’éternité et du sacré » (Cherblanc et al., 2022). Pour bien comprendre que nous sommes là sur une crête fragile, revenons à l’exemple de monsieur Conti, patient malheureusement acculé à une solitude systémique (Barreau et Cara, 2020) jusqu’à décéder dans une tristesse inhumaine (Barreau 2023).
Les mesures sanitaires liées à la COVID-19 ne nous ont pas permis d’offrir à cet homme le rituel sollicité. Il est donc décédé non seulement sans pouvoir bénéficier de ce vecteur d’espérance, mais aussi sans pouvoir serrer dans ses bras ses proches restés à Milan, en Italie. Si nous avions pu anticiper une telle crise sanitaire, il eût été possible d’installer une tablette numérique à partir de laquelle la famille aurait pu « voir » leur frère, lui « parler », lui susurrer l’ultime « adieu » à l’occasion de cet ultime rituel. Le support numérique privilégiant les SC — mouvement, figura, volume (SC) — aurait probablement permis à cet homme d’être « arraché » à la pesanteur de la maladie. Seul, l’intervenant en soins spirituels (ISS) sur place aurait pu qualifier le moment grâce aux SP : le toucher, le parler et le regard (SP). Cette bimodalité du rituel aurait donc pu apaiser l’émotion de la tristesse en la « reliant » de manière holistique à sa fratrie (SC/SP) tout en l’ouvrant à l’au-delà. En ce sens, cette amputation convoque ISS et professionnels de la santé à développer urgemment une culture de l’accompagnement, car elle seule a le secret de l’anticipation, épiphénomène de la vertu de prudence. Décidément, « Un monde à accompagner ».
Références
Barreau, Jean Marc. (2021). « Study of the Changing Relationship between Religion and the Digital Continent—In the Context of a COVID-19 Pandemic ». Religions 12 (9) : 736. https://doi.org/10.3390/rel12090736.
Barreau, Jean-Marc. (2023). « Considérations sur l’émotion de la tristesse en vue d’un meilleur accompagnement des personnes endeuillées » Études sur la mort n° 159 (1) : 207-22. https://doi.org/10.3917/eslm.159.0207.
Barreau, Jean-Marc, et Chantal Cara. (2020). « L’accompagnement spirituel en soins palliatifs, en contexte de COVID-19 : analyse de la signification d’une expérience vécue ». Théologiques 28 (1) : 43-74. https://doi.org/10.7202/1074675ar.
Ben-Cheikh, Imen, Lilyane Rachédi, et Cécile Rousseau. (2020). « Deuil compliqué selon les cultures : défis diagnostiques et limites des classifications internationales ». Frontières 32 (1). https://doi.org/10.7202/1072750ar.
Cherblanc, Jacques, Chantale Simard, Chantal Verdon, Geneviève Gauthier, Danielle Maltais, Josée Grenier, Christiane Bergeron-Leclerc, et al. (2022). « Pratiques rituelles numériques en temps de pandémie » Études sur la mort n° 157 (1) 75-96. https://doi.org/10.3917/eslm.157.0075.
Halsouet, Béatrice, et Lilyane Rachédi, éd. (2018). Quand la mort frappe l’immigrant : défis et adaptations. Pluralismes. Montréal : Presses de l’Université de Montréal. https://doi.org/10.4000/books.pum.11574.
Lories, Danielle. (1991). « Des sensibles communs dans le “De anima” d’Aristote ». Revue Philosophique de Louvain, no 3, 401-20. https://doi.org/10.2143/RPL.89.3.556142.
Maisonneuve, Jean. (1995). Les conduites rituelles. 2. éd. corr. Que sais-je ? 2425. Paris : Presses Université de France.
Notes
1 En ethnologie et en sociologie, ils renvoient « à un ensemble de pratiques prescrites ou interdites, liées à des croyances magiques et/ou religieuses, à des cérémonies et à des fêtes, selon les dichotomies du sacré et du profane, du pur et de l’impur » (Maisonneuve, 1995). En psychologie sociale, l’accent est mis sur « la dimension interactionnelle d’une ritualité qui concerne certains aspects de la vie quotidienne » (ibid.). En psychanalyse, l’emphase est surtout mise sur « leurs formes et leurs fonctions privées » quand l’éthologie vise, quant à elle, le « processus d’évolution des espèces et concerne l’adaptation des schèmes archaïques de comportement à une fonction spécifique de communication, notamment pour les parades de séduction ou d’intimidation chez plusieurs espèces (ibid.) ».
2 Il s’agit là du « nous » de modestie. Les adjectifs et les participes passés restant ici au singulier.
3 Ce projet de recherche ayant reçu une subvention du Fonds de Recherche du Québec — Société et culture (FRQSC), nous sommes tenus à un certain droit de réserve tant que les résultats de la recherche ne sont pas finaux.
4 L’utilisation exclusive du masculin a pour seul but d’alléger le texte.
5 Cette référence est issue du numéro 1146 du Catéchisme de l’Église catholique (CÉC).
6 Trois traités produits par Aristote introduisent la distinction entre « sensibles communs » et « sensibles propres » (Lories, Danielle, 1991).
7 Par SC, il faut comprendre qu’il s’agit de la réalité sensible qui est appréhendée par plusieurs sens à la fois. Notons : mouvement, silhouette et quantité.
8 Par SP, il faut comprendre qu’il est question de la même réalité sensible, mais saisissable par un seul sens. Notons : l’odeur, la couleur, le son, etc.
Jean-Marc Barreau, Ph. D., D.Th., est responsable du programme Spiritualité et santé aux cycles supérieurs de l’Institut d’études religieuses (IÉR) à l’Université de Montréal. À ce titre, il coordonne les stages formant les futurs intervenants en soins spirituels (ISS) du Grand Montréal. Professeur adjoint, son enseignement se porte tout particulièrement sur les anthropologies spirituelles tout en puisant dans les soins palliatifs et de fin de vie (SPFV) un riche ancrage clinique.