Les rituels comme vecteurs de sens en contexte d’aide médicale à mourir

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Par Martine Fortin — 1er avril 2025

Quand la mort est planifiée, les gestes symboliques apaisent les vivants et honorent les défunts. À travers des récits cliniques saisissants, Martine Fortin explore comment les rituels peuvent ouvrir des espaces d’humanité, de réconciliation et de paix.

 
Dans un premier temps, cet article tentera d’identifier quelques similitudes et différences entre la fin de vie en soins palliatifs et celle choisie avec l’aide médicale à mourir (AMM). Nous illustrerons, à travers une pratique clinique et expérientielle, comment ce changement de paradigme dans la façon de mourir invite à revisiter et renouveler la posture d’accompagnement, dans une perspective bienveillante et respectueuse. Ensuite, nous examinerons l’apport du rituel adapté comme un moyen favorisant l’émergence de sens dans le contexte d’une mort planifiée.
 

Quand le temps laisse le temps faire son temps

Lorsque je suis arrivée en 2003 à l’Hôtel-Dieu de Québec, ma pratique était essentiellement centrée sur les soins palliatifs. J’ai accompagné des centaines de personnes de tous âges, portant des pratiques, valeurs et croyances variées. À cette époque, il n’y avait qu’une seule façon de mourir : laisser le temps faire son temps. Mais que se passe-t-il dans ce temps où l’impuissance et le dépouillement atteignent leur paroxysme ?
 
Chez la personne malade, les peurs les plus fréquemment exprimées concernaient la douleur et la crainte de devenir un fardeau pour leurs proches. Du côté des proches, je notais surtout un sentiment d’impuissance. Que faire, que dire lorsque l’être aimé mute tout doucement vers un passage où seule la confiance favorise l’ouverture au sens ? (De Souzenelle, 2024)
 
En soins palliatifs, durant les dernières semaines, les derniers jours et les dernières heures, la communication se transforme souvent en une présence silencieuse. Il est vrai que j’ai régulièrement entendu des réflexions telles que : « On ne laisse pas mourir son animal de compagnie comme ça », même lorsque la personne malade, inconsciente, était médicalement confortable.
 

Voici un exemple clinique illustrant comment le facteur temps peut parfois contribuer à des transformations insoupçonnées

Un jour, j’ai accompagné une femme dans la cinquantaine, mariée et mère de deux fils. Elle m’a confié que sa crainte n’était pas de mourir, mais de laisser son cadet qui lui causait de l’inquiétude. Ce fils ne parlait plus ni à son père ni à son frère depuis de nombreuses années. Pendant une sortie temporaire, son état s’est soudainement aggravé, et elle a été réadmise à l’hôpital. La famille a été appelée à son chevet, car un décès imminent était prévu.
 
Avec le consentement de la famille, que j’avais déjà rencontrée lors d’hospitalisations précédentes, j’ai proposé un rituel adapté aux valeurs et croyances de cette femme. Pendant le rituel, à l’étape où j’invitais les membres de la famille à venir dire un mot — au revoir, merci, pardon, etc. — à l’oreille de la patiente, le fils cadet a amorcé la démarche. Prenant sa mère dans ses bras, il a exprimé sa tristesse mêlée de colère. Plus tard dans la journée, il m’a remerciée pour ce moment qu’il a décrit comme une libération. C’était un vendredi. Lorsque je suis revenue au travail le lundi, la patiente était toujours vivante et elle est décédée le vendredi suivant.
 
Pendant cette semaine où d’un œil extérieur rien ne semblait se passer, une transformation était à l’œuvre. Plus les jours avançaient, plus un climat de calme régnait dans la chambre. Au moment du décès, le père et les deux fils étaient réconciliés. Vous me direz : cela ne se passe pas toujours ainsi ! Vous avez raison, nous ne voyons pas toujours les transformations qui s’opèrent dans le temps, mais le temps ne favorise-t-il pas ces transformations, si invisibles soient-elles ?
 

Quand l’injection va plus vite que la compréhension

En 2016, j’ai accompagné ma première personne ayant demandé l’AMM. Une femme, ayant peu de fratrie, m’avait demandé de l’accompagner et de lui tenir la main lorsqu’elle recevrait l’injection létale. Juste avant la procédure, je lui ai demandé ce qu’elle souhaitait pour ses derniers instants. Elle m’a répondu : « Je veux me maquiller et partir en écoutant l’Ave Maria de Schubert. »
 
À l’heure prévue, deux de ses amies étaient assises à une certaine distance, au pied du lit. Le médecin était présent, tout comme moi, tenant sa main. En quelques secondes, elle était décédée. La première réaction que j’ai entendue de ses amies fut : « Est-ce qu’elle est déjà partie ? Elle parlait il y a deux minutes. » Elles ont quitté la chambre, complètement dévastées et dépassées par cette expérience.
 
Moi-même, habituée à accompagner marchant vers l’Ultime à travers un processus qui laisse place au temps et aux étapes, cette façon si rapide de partir m’a profondément déstabilisée. Je dirais même qu’elle m’a confrontée à revisiter ma posture d’accompagnement.
 
Avec le temps, j’ai reçu plusieurs demandes pour évaluer si la personne ayant demandé l’AMM souhaitait un rituel religieux, mixte ou adapté à ses pratiques, ses valeurs et ses croyances. Le plus grand défi était de créer rapidement une alliance, car l’AMM était souvent prévue dans les 24 ou 48 heures. Cette nouvelle façon de mourir a transformé ma posture d’accompagnement. En soins palliatifs, celle-ci était principalement non directive ; elle est devenue plus directive dans le cadre de l’AMM, où il fallait agir avec rapidité et efficacité.
 
Depuis 2003, j’avais été témoin des transformations que permettait l’espace-temps des soins palliatifs. Cet espace préparait doucement la personne malade et ses proches à un autre type de présence, qui se transformait et pouvait favoriser le deuil de ceux qui restent.
 

Tableau des similitudes et différences

Voici un tableau sommaire des similitudes et différences entre une mort en soins palliatifs et une mort planifiée (tableau que vous pourrez compléter)



Ancrer le temps dans un contexte de rapidité

Au fil des années, j’ai été témoin d’une évolution significative dans l’expression de la foi. J’ai observé un changement de paradigme chez les personnes que j’accompagnais ; elles se détournaient des pratiques institutionnelles pour se tourner vers une spiritualité personnelle, souvent qualifiée de laïque. Dans son ouvrage « L’Odyssée du sacré », Frédéric Lenoir illustre ce mouvement des nouvelles quêtes spirituelles, qui s’expriment en dehors des chemins balisés (Lenoir, 2023).
 
À cette évolution s’ajoute un autre constat : dans le contexte d’une mort planifiée, le facteur temps est souvent absent, remplacé par un contrôle du temps. C’est pourquoi, ayant porté un intérêt précoce aux rituels de passage, il m’est apparu essentiel d’adapter l’espace-rituel à ces nouvelles réalités sociétales. À mon sens, revoir ma posture d’accompagnement est devenu impératif, tout en reconnaissant que le choix de planifier sa mort peut avoir un impact sur le processus de deuil de ceux qui restent.
 

Le rôle essentiel du rituel

Quelques mots sur les fonctions du rituel s’imposent :
« Le rite est une structure de signalisation. Il s’ancre dans le mythe et le sacré. C’est la transcendance qui dépasse et rejoint tous les humains. Il est social et sert le groupe plus que l’individu » (Bacqué, 2002).
J’ajouterais que l’espace-rituel ouvre à la parole ; une parole souvent absente dans les contextes marqués par de fortes émotions. Qu’ils soient religieux ou laïcs, les rituels ont des constituants et une structure bien définis. La présence d’un témoin qualifié, capable de les animer, favorise l’intégration de l’héritage spirituel et de sens pour ceux qui restent.
 

Un exemple en contexte d’AMM

Un médecin et un travailleur social ont demandé à un homme, qui devait recevoir l’AMM le lendemain, s’il souhaitait rencontrer une intervenante en soins spirituels (ISS) pour évaluer la possibilité de vivre un rituel adapté à ses valeurs et croyances. Se disant athée, cet homme a accepté de me rencontrer, bien qu’un peu perplexe face à mon rôle. Pour lui, la mort représentait le vide et le néant. Après lui avoir expliqué le rôle, l’importance et les bienfaits potentiels du rituel, notamment pour le processus de deuil des proches, il s’est montré ouvert à l’idée.
 
Compte tenu du peu de temps avant l’administration de l’AMM, mon accompagnement, habituellement non directif et qui se vivait dans l’espace-temps, est devenu plus directif. Nous avons exploré ce qui animait le plus cet homme : ses valeurs, ses croyances, ses réalisations, ses rêves ou ses regrets. La valeur la plus importante pour lui était la famille. Ensemble, nous avons donc préparé un rituel centré sur ce qui donnait du sens à sa vie. Le lendemain, peu avant l’injection létale, le préposé aux bénéficiaires a eu la délicatesse de tourner le lit vers une fenêtre, offrant à cet homme une vue sur un magnifique ciel bleu.
 
Pendant le rituel, mon rôle de témoin consistait à faire circuler la parole, à entendre la gratitude et à refléter l’héritage qu’il souhaitait laisser. Ce moment a permis de valider des empreintes de sens qui, dans les minutes suivantes, deviendraient précieuses pour ses proches.
 
Quelques minutes avant son dernier souffle, cet homme, originaire d’Algérie, a regardé ses proches avec un regard apaisé et leur a dit : « Je retourne vers mon Algérie ». Cet apaisement a trouvé un écho chez ses proches, qui, malgré leur douleur, ont pu ressentir et s’imprégner de la paix qui émanait de l’être aimé.
 
Cet exemple illustre à quel point le travail en interdisciplinarité est essentiel et met en lumière la puissance du rituel au moment du passage, tant pour la personne que pour les proches.
 

Mourir dans la dignité | l’espace sacré de la dignité

En septembre 2024, Alain Gravel, journaliste à Radio-Canada, a produit quatre balados sur l’AMM (Gravel, 2024). Nous y apprenons qu’avec près de 7 % des décès liés à l’AMM, le Québec est devenu un leader mondial en la matière. Certains médecins y soulignent qu’éventuellement, ce « soin » pourrait devenir la manière dominante de mourir.
 
Cependant, ces balados ont donné peu d’espace aux membres des équipes interdisciplinaires, pourtant essentiels dans l’accompagnement global de la personne. De plus, l’opportunité de présenter au public les bienfaits des rituels de fin de vie n’a pas été saisie. Une grande proportion des demandes d’AMM sont motivées non pas par des douleurs physiques, mais par des souffrances psychiques ou spirituelles. Comment alors entendre et accompagner ces personnes qui n’ont pas les mots pour exprimer leur mal-être, leur peur ou leur angoisse face à une souffrance globale ? Comment être attentif à ce que Christian Bobin appelle « un nouvel alphabet », souvent dissimulé dans ce silence mortifère que le malade porte et qui se traduit dans son désir de mourir ?
 
En définitive, la dignité ne réside-t-elle pas également dans la création, grâce au rituel, d’un espace sacré ouvrant au sens pour ceux qui restent ?
 

Références

Bacqué, M-F. (2002). Apprivoiser la mort : psychologie du deuil et de la perte, Paris, Odile Jacob, pp. 283.

Bobin, C. (2008). La Présence pure et autres textes, Paris, Poésie/Gallimard, pp. 206.

De Souzennelle, A. (2023) Méditation sur la mort, Paris, Le Relié, pp. 91.
 
Gravel, A. (2024) Radio-Canada Ohdio — Balado « La mort libre : 10 ans d’aide médicale à mourir en 4 épisodes » https://ici.radio-canada.ca/ohdio/balados/11803/la-mort-libre

Lenoir, F. (2023). L’Odyssée du sacré. La grande histoire des croyances et des spiritualités des origines à nos jours, Paris, Albin Michel, pp. 528.
 



Depuis de nombreuses années, Martine Fortin s’intéresse à l’expression de la dimension spirituelle chez l’être humain, particulièrement en contexte de maladie et de fin de vie. Elle a œuvré pendant plus de 20 ans comme intervenante en soins spirituels en oncologie et en soins palliatifs au CHU de Québec — Université Laval. Jusqu’en 2024, année de sa retraite, elle a accompagné des dizaines de personnes ayant demandé et reçu l’aide médicale à mourir (AMM). Elle est actuellement formatrice et conférencière dans divers congrès ainsi que dans plusieurs maisons de soins palliatifs à travers le Québec.


Commentaires



 

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5 avril 2025

Très beau texte Martine!!!
Félicitations!!

Et merci!!❤️😘

Par Marie-Josee Denis


Dernière révision du contenu : le 26 mars 2025

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