Accompagner ce qu’on n’a pas encore vécu

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Récit d’un rituel de fin de vie dans un contexte d’aide médicale à mourir



Par Claudine Papin – 1er avril 2025
 

« Ce ne sont pas tant des réponses que cherche l’homme confronté à l’imminence de sa mort qu’une proximité humaine qui l’aide à s’ouvrir à ce qui le transcende, au mystère de son existence, à l’amour qui relie entre eux les humains. » (De Hennezel, Marie, Leloup, Jean-Yves — quatrième de couverture) 

Ce récit touchant raconte l’accompagnement de Jean-Pierre, un homme ayant choisi l’aide médicale à mourir, à travers des rituels familiaux profondément symboliques, transformant le deuil et célébrant la vie jusqu’à son dernier souffle.

 
Il nous a appris que la mort pouvait être un acte communautaire. Il, c’est mon frère cadet Jean-Pierre, un homme simple, un menuisier, un ingénieux. Un homme mourant, ça enseigne beaucoup sur la vie, sa finitude et sa finalité. Voici une expérience personnelle — disons intime — de l’accompagnement d’un proche qui un jour demanda l’aide médicale à mourir (AMM). Faire le récit d’un rituel est une mission délicate. Ça ne se raconte pas bien. Les mots camouflent la dimension sacrée de cette expérience qui fusionne des univers à la fois domestique et symbolique. Au bout de cette histoire, je vous partagerai quelques réflexions faites a posteriori.
 

Tracer un cordon lumineux

 

Crédit : Marcel Arteau
 
Un premier rituel se passe quelques mois après qu’il ait reçu un pronostic de dix à quinze ans à vivre, ce qu’il appellera « connaître sa date de péremption ».
 
Pour son 50e anniversaire, en famille rapprochée, à la nuit tombée, nous avions tracé en forêt un chemin marqué par des lanternes : de simples sacs en papier brun, lestés de sable, dans lesquels nous avions déposé des lampions. 50 lanternes, une pour chaque année de son existence. Nous l’avions invité à reconnaître le chemin parcouru, à honorer sa vie sans jugement de valeur. « Ça faisait un long cordon lumineux que je devais suivre en marchant lentement. » (Arteau — p.74) C’est ainsi qu’il décrit son expérience dans un livre qui relate la dimension résiliente des 10 dernières années de sa vie.
 


Photo de la couverture du livre – Archives de Jean-Pierre Papin
 
Il était parti seul dans le noir, à rebrousse-poil de sa vie, avec l’invitation d’allumer la première bougie représentant la première année de son existence jusqu’à la 50e en se laissant habiter par des sensations, des images, des émotions, par ce qui allait se présenter sur son chemin. Nous, la famille, étions restés au point de départ, tranquilles, plutôt silencieux, à attendre son retour. Je ne me souviens pas de ce qu’il a dit, mais je me souviens de son attitude, d’une forme de plénitude qu’il dégageait. Il était devenu lumineux. Comme si remarcher sa vie dans un contexte de mort annoncée l’avait éclairé. Qui sait, avait-il marché un chemin lumineux porté par « un sentiment de présence absolue, une présence divine » comme le définit Rudolf Otto ?
 

Tenir un cercle de vérité

Dix ans plus tard, le jour de son 60e anniversaire, il réunit sa fratrie et ses grands enfants. Il est en soins palliatifs à domicile depuis quelques mois. Il tient à ce qu’on soit ensemble pour nous annoncer quelque chose.
 
Il nous annonce qu’il va demander l’aide médicale à mourir. Il ne sollicite pas notre accord ni notre opinion. Il veut savoir qui de nous souhaite être présent au moment venu. C’est une invitation, pas une obligation. Dehors sous le parasol, nous tenons un cercle de parole légèrement ritualisé : écouter et parler avec intégrité, chacun son tour, ralentir pour laisser exister simultanément nos forces et nos vulnérabilités. Un ours en peluche nous sert de bâton de parole, objet attendrissant pouvant induire le soin à prendre les uns pour les autres devant cette nouvelle-choc. Chacun se dit au mieux de sa vérité du moment. Sa force tranquille nourrit la nôtre. À la fois lentement et dans l’urgence, chacun trouve les motifs et les ressources pour acquiescer à sa demande.
 

Tension entre liberté et sécurité

Quelques semaines plus tard, de retour chez lui après un bref séjour à l’hôpital, il n’est plus autonome pour ses besoins de base et son état physique se détériore rapidement. Il demande à recevoir l’aide médicale à mourir un mois plus tôt que prévu. La fratrie est sous le choc. Nous sommes confrontés à l’écart immense entre ses besoins et les nôtres : entre son option pour la liberté de mourir chez lui entouré des siens et notre préférence pour la sécurité de soins palliatifs en continu à l’hôpital.
 
Forts de notre sens familial de la corvée, en quelques heures, nous mobilisons toutes les forces vives disponibles, dont celles du CLSC. Nous pourrons assurer une présence et des soins 24 heures sur 24 pour les quelques jours à venir de façon à ce qu’il puisse, comme il le souhaite, mourir chez lui. S’ensuit une déferlante de messages d’affection. « Toute ma vie, les gens m’ont dit que j’étais bon (compétent) ; maintenant, ils me disent qu’ils m’aiment, c’est ça qui me fait pleurer (…), ce sont des larmes de joie. » (Arteau — p.59)
 
La veille, je sonde ses besoins. Comment veut-il que ça se passe demain ? Au moment de recevoir les injections ? Il ne sait pas trop la forme, mais son idée est claire sur le fond : il ne veut pas mourir seul. Il nous veut là, proches de lui tout en nous laissant libres.
 

Mourir : un acte communautaire

Le matin même, la petite communauté familiale tourbillonne autour de lui. Il est installé au centre de son petit salon dans un fauteuil inclinable. On fait du ménage, du grand ménage. On épure le décor au maximum. Il est de plus en plus incommodé et affaibli. Il nous sourit. Il pleure en nous disant qu’il est content. Nous en sommes estomaqués. Sa sérénité non feinte nous donne le courage de rester attentifs à ce qui se présente pour lui et pour chacun de nous.
 
Puis, comme il le voulait, il partage un dernier repas avec ses enfants et un neveu : une pointe de pizza et un verre de Coke. Il mange à peine. Il sourit. Il se nourrit de la présence des gens qu’il aime.
 
L’heure décisive approche. Jean-Pierre a pris soin de boucler tout ce qu’il avait à boucler avec toutes ses relations. Toutes sauf une et il consent à cette limite. Pendant qu’il nous attend à l’intérieur de son logis, une petite communauté éphémère (famille et amis) s’est réunie dans sa cour autour d’un feu. Ce rassemblement est spontané et chaotique. Je décide d’animer un cercle de parole décontracté. J’invite les gens présents à exprimer ce qu’ils vivent à quelques minutes de la mort de Jean-Pierre. Cette prise de parole est aidante et ramène notre attention à l’essentiel de la relation que nous avons avec lui.
 
Au-delà de la définition légale de l’AMM, Jean-Pierre la considère comme un soin. Il est entendu que seuls sa fratrie, ses enfants et les soignants dédiés seront à son chevet. Son neveu fera office de gardien du seuil (concept exploré par le mythologue américain Joseph Campbell). Il veillera à l’hospitalité à l’extérieur autour du feu et gardera l’entrée de la maison pour garantir l’intimité à l’intérieur.
 

Offrir et honorer

Avant d’aller retrouver Jean-Pierre, la petite garde rapprochée (nous sommes 7) s’engage à se soutenir pendant le rituel. Si la tension est trop grande pour certains, il sera possible d’aller rejoindre ceux qui veillent autour du feu. Je rappelle l’intention du rituel : offrir notre assistance bienveillante pouvant aider Jean-Pierre à boucler sa vie, comme il a pris soin de le faire avec toutes ses relations. L’intention aussi d’honorer sa présence dans nos vies et de poursuivre notre deuil. Oui, il s’agit bien d’offrande et d’honneur. Je présente les étapes d’ouverture et de fermeture ainsi que les gestes possibles pour prendre part au rituel. Pour marquer à nouveau notre accord, chacun est invité à déposer une main sur son cœur. C’est le cœur dans la main que nous entrons à sa rencontre.
 

Marquer le passage

Un seuil délimite l’entrée dans le rituel : un bol transparent rempli d’eau et de fleurs apportées par sa fille. Au passage du seuil, chacun à sa manière pose un geste symbolique de purification. Une façon d’inviter la psyché à être au maximum de la présence à soi, à l’autre, à ce qui se passe et nous dépasse.
 
Un peu avant, nous avions aidé Jean-Pierre à faire sa toilette et il avait revêtu une chemise. Ça fait des mois qu’il est en pyjama ou en T-shirt ! Il est installé, calme et serein, dans son fauteuil au centre du salon. Il nous accueille. Les lumières sont tamisées. Il est chez lui. C’est sa vie. C’est lui la force centripète.
 
Assise à sa droite, lui tenant la main, notre sœur ainée. À sa gauche, le médecin et l’infirmière clinicienne en soutien à domicile qui accompagne Jean-Pierre depuis qu’il est en soins palliatifs. Est présent aussi un travailleur social venu confirmer, il y a deux jours, son aptitude à prendre une décision libre et éclairée. Les autres, nous sommes debout devant lui en demi-cercle. Le médecin expose le contexte, la teneur et l’ordre des gestes qui seront posés à la clôture du rituel.
 
Je servirai de guide. Je sais que le fond du rituel restera assurément le même, mais que la forme bougera de façon à considérer les sentiments et les émotions qui vont marquer le passage. Il nous faut aussi réaliser que Jean-Pierre est de plus en plus faible, somnolent, qu’il a du mal à parler et à respirer.
 

Faire apparaître une île lumineuse

J’invite Jean-Pierre à absorber sa vie. Devant lui, une petite table nappée de blanc a été installée avec 60 bougies. Je lui propose de faire un décompte de 1 à 60. Un décompte à haute voix en faisant des arrêts à des années en particulier, à des moments significatifs de sa vie qu’il aurait l’élan de partager. Lors des arrêts, ses enfants allument le nombre correspondant de bougies. Petit à petit, une île lumineuse apparaît. Quelque chose flotte. Son histoire nous éclaire. Les deux dernières, la 59e et la 60e sont des bougies votives à l’image de papa et maman décédés. Elles évoquent une ultime, mais accueillante porte de sortie. Quand ces deux dernières bougies sont allumées, une forme de soulagement est perceptible. Nous sommes avec lui. Il est allé jusqu’au bout. Il est prêt.
 
Il s’est produit un petit miracle : il a raconté sans réserve ses grandes joies, ses immenses peines, ses grosses erreurs pendant 30 minutes, avec clarté, humour et vérité, sans aucune difficulté respiratoire. La vitalité qu’il déploie me rappelle le titre d’un livre de Tanguy Chatel : « Vivants jusqu’à la mort ». Devant cette mort, la vie opère son œuvre de transformation à travers les différentes formes de vulnérabilité et de manifestations d’altérité qui ne manquent pas d’émerger et de nous submerger.
 

Le retour de l’ours

Puis nous entamons la fermeture du rituel par un espace d’expression. « Avez-vous quelque chose à exprimer ou à faire pour boucler le cœur en paix votre relation à Jean-Pierre ? » « Et toi, Jean-Pierre, as-tu quelque chose à dire ou à ajouter ? » L’ours en peluche ressert de médiateur à la parole. Ce qui restait sur le cœur trouve son chemin. Les pleurs, les accolades, côtoient les rires. Puis, je prends soin de vérifier si, pour chacun de nous, c’est complet. Jean-Pierre conclut en nous souhaitant d’avoir comme lui la chance de vivre le passage vers la mort en toute conscience.
 

Sa dernière signature

Puis le médecin convient avec Jean-Pierre d’amorcer le protocole d’AMM. Se succèderont trois pièces musicales qu’il a choisies. À la première injection, sur la chanson « My way » de Frank Sinatra, il nous envoie la main avant de perdre conscience. Le protocole suit son cours et la musique sert de contenant pour le crescendo d’émotions et de pleurs face à sa mort. Petit à petit, chacun en vient à quitter Jean-Pierre en quittant les lieux.
 
Le bol d’eau sert à nouveau de seuil. En passant vers la sortie, chacun y lave symboliquement ses mains. Un geste pour signaler à l’inconscient que c’est fini et que nous retournons dans le monde des vivants. Nous rejoignons les gens qui veillaient autour du feu. Nous rassembler nous fait du bien, nous redonne une nouvelle consistance. Nous pleurons dans les bras les uns des autres. Bien qu’habités par une immense tristesse, nous partageons une forme de soulagement, et même de contentement : il a signé la fin de sa vie en homme libre.
 

Tout le monde passe

J’ai pu observer que l’administration de l’AMM est surtout un enchainement de gestes techniques malgré la bienveillance des soignants présents. La ritualisation du passage (vie-mort-vie) nous a permis une forme d’achèvement, une opportunité de nous rendre compte que quelque chose est aussi en train de mourir en nous et du même coup, de continuer à vivre autrement. Le rituel devient un chemin narratif. Il recèle une histoire commune significative qui va influencer la traversée de nos deuils. À nos souvenirs d’incompréhension et d’impuissance, devant la douleur et la souffrance de Jean-Pierre, peuvent se superposer les images et les temps forts du rituel.
 
Le rituel marque un passage. Dans cet angle, il apparaît davantage comme un contenant que comme un contenu. Il peut permettre une expérience spirituelle ou existentielle significative, à la fois personnelle et universelle pour toutes les personnes le vivant. Tout le monde passe !
 

Répéter la présence

Ce qui semble avoir fait une immense différence dans la puissance, porteuse pour lui, transformatrice pour nous et suffisamment sécurisante pour tous, c’est l’univers symbolique utilisé. Un univers similaire au rituel de son 50e anniversaire, 10 ans plus tôt. Comme si la présence de repères personnels avait conféré plus de puissance au rituel. Comme si du connu, devant l’inconnu que représente la mort, avait produit du sens sans nous demander d’effort et si peu de consentement.
 

Dire oui à l’existence

Ce n’est pas facile de ritualiser les changements d’état ou de statut dans notre société post-moderne coupée de la sagesse, du sacré, de la transcendance et en exil des traditions qui marquaient les passages importants de la vie. En tant que citoyen ou comme membres d’une famille, nous n’avons pas été initiés et nous n’avons pas appris à mener des rituels. Mais il est possible de créer des évènements à échelle humaine, de marquer les grandes transitions en sortant du temps et de l’espace ordinaire, du type de relation ordinaire. En se rassemblant avec profondeur et simplicité. Malgré l’impuissance ou l’ignorance, en remettant en scène ce qui peut être significatif pour le groupe concerné. En faisant confiance à la dimension symbolique, ludique, poétique et sensible de l’existence. Car dire un grand oui à ce qui nous fait vivre peut aider l’autre à mourir.
 

Références

Arteau, Marcel, (2020) Résilience et aide médicale à mourir : une expérience « Signé Jean-Pierre », Les éditions Marcel Arteau, — www.marcelarteau.ca
De Hennezel, Marie et Jean-Yves Leloup, (1997) L’art de mourir, Traditions religieuses et spiritualité humaniste face à la mort, Éditions Robert Laffont
 



Claudine Papin est formée en récréologie, en oncomassothérapie et en soins spirituels en milieu de santé. Elle a dirigé « Ho Rites de passage » et y est formatrice. Sa posture ouverte devant le mystère décrit le mieux son approche spirituelle. Elle enseigne et explore la pratique rituelle dans une perspective citoyenne, d’empowerment et de réenchantement.


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