Quand la musique devient une clé vers notre intériorité



Par Gérard Kurkdjian — 1er avril 2024

Auteur, directeur artistique, musicien, poète et romancier, Gérard Kurkdjian offre une nouvelle forme d’écoute qui est pure contemplation, une méditation dont la musique est le centre. Avec cette méditation musicale, la musique est présentée comme une voie royale vers notre intériorité. Cette pratique pourrait être une avenue pour le bien-être intérieur et spirituel des patients.

 

Musique et sacré

Parmi tous les arts, la musique est la forme la plus à même de générer quasi instantanément plaisir et émotions. Dès les toutes premières notes d’une mélodie, les paroles d’une chanson, les accords d’un piano ou d’un orchestre, nous pouvons être littéralement transportés, émus, joyeux ou mélancoliques. La musique a, au plus haut degré, la capacité d’émouvoir, c’est-à-dire comme nous le dit l’étymologie latine, « ex — movere », de mettre en mouvement les âmes et les cœurs. Plus encore, elle a la faculté de charmer, d’envouter, de transporter l’auditeur comme hors de lui-même.
 
Cette puissance singulière réside au cœur de toutes les musiques1 de notre planète, qu’elles soient sacrées ou profanes, savantes ou populaires. Certaines d’entre elles, qu’elles soient de nature religieuse ou même dites « profanes », ont la capacité de nous ouvrir à des réalités « supérieures », à des états intérieurs très profonds. À leur écoute, le monde dans lequel nous avons l’habitude d’évoluer est perçu comme plus vaste, plus beau, plus harmonieux, plein d’une douce, ample et mystérieuse présence, d’une forme de plénitude qui n’est pas sans rappeler certains des états spirituels, dont ont témoigné au long des siècles tant de voies mystiques.
 
Ces chants et ces musiques, par-delà même leurs trésors esthétiques et les émotions qu’ils peuvent susciter, touchent par eux même et profondément, au sacré, un sacré à leur image : singulier, mouvant, ductile, labile, polymorphe, évanescent, excédant codes et dogmes, dont l’énergie est puisée à des sources qui ne sont pas que religieuses, mais touchent aux flux les plus profonds de la vie. Flux incroyablement variés de formes mélodiques et de rythmes, ces musiques expriment l’essence même de la vie dans son inépuisable foisonnement.
 
Ainsi conçues, ainsi perçues, elles m’ont semblé tout à fait « dignes » de devenir les foyers, les supports, d’une véritable pratique de méditation que j’ai nommée : méditation musicale.
 

La méditation musicale

De manière générale, la méditation, dans ses formes traditionnelles, est bien plus qu’une simple méthode de relaxation mentale, de technique antistress ou de voie d’accès au bien-être, à laquelle elle est souvent assimilée de nos jours en Occident. Pratique de recueillement très ancienne, qui englobe toutes les dimensions de l’être dans sa totalité, dans sa relation à la transcendance et à l’universel, elle est présente dans toutes les traditions religieuses et mystiques sans exception, selon des modalités diverses.
 
En se tenant à distance de l’agitation du monde et en usant de diverses techniques et méthodes, se recentrer vers sa part la plus profonde et « céleste », pour réaliser, en soi, les potentialités spirituelles les plus élevées de l’être : telle est la fonction générique de la méditation dans son essence et ses formes traditionnelles.
 
C’est à ce type de méditation, qui est donc une pratique de recentrage intérieur, que se réfère la méditation musicale.
 
Après avoir créé le cadre intérieur propice et s’être affranchie de la pression du mental, cette forme de méditation particulière prend appui sur des pièces musicales qui vont devenir de véritables objets de contemplation, des mandalas mélodiques rayonnants. Ces musiques, avec leurs saveurs et leurs couleurs propres, et bien au-delà d’une simple écoute esthétique, se révèlent alors comme des médiums susceptibles de nous mettre en relation avec les dimensions les plus profondes de l’être, celles qui se situent au-delà de nos couches émotionnelles, vers le calme et vaste espace de notre Soi profond. Elles sont ainsi à même de faire de cette méditation musicale une véritable expérience de recentrage spirituel.
 
Il nous est tous arrivé de vivre avec la musique des moments d’effusion de haute intensité, mais ces temps de ravissement, de durées plus ou moins longues, survenaient de manière inattendue, inopinée, surprenante. Cela est dû au fait que nous écoutons le plus souvent la musique au gré fluctuant de notre plaisir et de notre fantaisie, au hasard d’impulsions ou d’envies plus ou moins fugaces.
 
La méditation musicale que je propose change radicalement cette perspective. Elle invite à une pratique réglée, délibérément choisie, intégrée dans un cadre, un dispositif et un protocole d’intériorisation précis qui permet d’accueillir au plus profond de notre être, l’esprit vivant qui palpite au cœur de ces musiques, de le recevoir dans cette part mystérieuse de nous-même qui nous relie à l’immensité.
 
Après une phase préparatoire où les postures, la concentration, et le contrôle du souffle créent les conditions propices, vient le temps de la contemplation musicale proprement dite, qui ne prend son essor qu’à partir du moment où cet état intérieur préalable est bien en place, où nos « paraboles » secrètes sont bien orientées vers notre « Ciel » intérieur.
 
Plus précisément, la méditation musicale comporte cinq phases qui se déroulent comme suit :

  1. Un premier temps, calqué sur le modèle de la méditation Zen, nous aide à évacuer les pensées et faire place au silence ;
  2. Dans un second temps et depuis ce silence et la vacuité qui s’installe avec elle, pratiquer une concentration subtile sur le souffle, les lentes successions des inspirations et des expirations. Cette concentration sur le souffle a pour but d’entraver, voire d’empêcher, le retour de pensées parasites (penser au souffle, souffle les pensées !) et de freiner la force centrifuge de la musique, afin d’éviter de se laisser « emporter » par elle. Ne pas oublier que toute méditation, et celle-ci aussi bien, est avant tout une pratique de recentrage intérieur ;
  3. Ce 3e temps est celui de la musique. À partir de cet état de vacuité silencieuse traversée par nos souffles, on laisse alors venir la musique que l’on accueille dans et depuis son Soi profond, son temple intérieur. Il est important d’accueillir la musique comme une fleur qui s’ouvre devant nous, un flux vivant qui vient irriguer, féconder la part la plus profonde de notre être ;
  4. À la fin de la musique, que nous laissions filer comme un oiseau qui s’éloigne ou une mer qui se retire, on revient à la concentration sur le souffle seul, les lents inspirs et expirs, qui sont les mouvements fondamentaux de la vie ;
  5. Et pour finir, on abandonne aussi la concentration sur les souffles, pour faire retour à la seule présence silencieuse et à la vacuité, les éléments fondamentaux qui ont ouvert la séance.

 

Quelles musiques pour la méditation musicale ?

Les séances de méditations musicales peuvent être organisées à partir des répertoires des grandes traditions des musiques liturgiques et rituelles des mondes chrétiens, juifs, musulmans, hindous, bouddhiques, animistes, mais aussi, et tout autant, depuis le champ « profane » de toutes les musiques de notre planète, qu’elles soient classiques, savantes ou populaires, sans oublier certaines formes de jazz ou de musiques contemporaines.
 
Ainsi, Jean-Sébastien Bach, Erik Satie, John Coltrane, Arvo Pärt, Marin Marais, un prélude de Chopin, les musiques traditionnelles d’Inde, d’Iran, des mondes arabo-ottomans, la flûte shakuhachi du Japon, le doudouk d’Arménie, la kora d’Afrique de l’Ouest et tant d’autres répertoires que je ne peux évidemment citer ici, deviennent, avec la méditation musicale, des mandalas mélodiques qui vont véritablement féconder, en musique, la pure conscience d’être présente dans les cœurs et les âmes.
 
Ces musiques sont porteuses de beauté et d’harmonie certes, mais aussi et pour cela, vit en elles une forme de sagesse qui est au-delà des mots. Les contempler en silence depuis la part la plus profonde de notre être fait que mystérieusement, nous devenons nous même, durant ce temps béni de la méditation. Beauté, harmonie et sagesse. Là réside, ce que j’appelle la puissance d’enseignement de ces musiques, cette faculté mystérieuse que la méditation musicale libère et rend opérative.
 
Les musiques qui servent de supports de méditation ne sont donc pas, comme on le voit dans les exemples cités plus haut, de simples fonds sonores « agréables » et « relaxants », mais de riches et véritables musiques, soigneusement choisies en fonction de leur beauté, de leur profondeur, de leur résonance émotionnelle, de leur capacité à recentrer et de leur potentiel spirituel.
 
Au passage, il n’est pas superflu de préciser que dans cette perspective, il semble naturel d’éviter les musiques dissonantes, trop rythmées, bruyantes, saccadées.
 

Le cadre

Il est important que l’environnement soit silencieux et calme, à l’abri des nuisances sonores extérieures pour qu’aucun son parasite ne vienne altérer l’audition musicale et le recueillement intérieur. Avant de débuter la séance, on peut commencer à faire le calme en soi et préparer la mise en place de son espace de méditation dans une atmosphère sereine et paisible. Une relative pénombre, une bougie, une baguette d’encens pourront favoriser la concentration et l’écoute. Des petites cymbales pourront aussi agréablement et utilement ponctuer les transitions entre les diverses phases de la méditation.
 
Si la session de méditation musicale se déroule de façon collective, sous l’impulsion d’un animateur qui officiera comme « maître de cérémonie » et s’occupera de gérer l’enchainement des diverses phases, l’espace et le cadre pourront être organisés de manière adéquate pour favoriser la concentration et l’écoute. La salle choisie sera suffisamment vaste, calme et silencieuse, le sol pourra être équipé de tapis de méditation et de coussins, des chaises seront disposées pour ceux qui en éprouveraient le besoin.
 
Je conseille de ne pas pratiquer la méditation musicale avec des écouteurs ou des casques. Il est important que la musique ne nous « envahisse » pas. Je rappelle que la méditation musicale est une forme de contemplation et que l’on ne peut contempler ce qui nous submerge. Pour cela, il est bon que la musique nous vienne depuis une source extérieure identifiée.
 

Postures

La méditation musicale est une pratique de concentration et de recentrage. Il sera donc conseillé d’éviter certaines positions « relâchées » que l’on peut parfois avoir, lorsqu’on est assis sur une chaise, un fauteuil ou un canapé. Ceci étant précisé, elle ne requiert pas de posture ni de mouvement particulier. Les positions du lotus, du semi-lotus, la position assise, sur les talons ou sur une simple chaise, et même debout, conviennent tout à fait à la pratique. Il est par contre recommandé d’éviter la position allongée ou couchée, qui peut favoriser un assoupissement imprévu et transformer la méditation en une rêverie, une sieste musicale, voire même en sieste tout court, la détournant complètement de son objectif.
 
Quelle que soit la posture, le dos reste droit, les épaules et les mâchoires sont relâchées, le menton est légèrement rentré vers l’avant, le corps tout entier est détendu, de façon à laisser circuler les souffles et les énergies avec aisance. Les yeux clos, ou mi-clos, fixent l’espace entre les sourcils, la langue est posée contre la voûte palatine, juste au-dessus des incisives supérieures. En position assise, les mains sont posées sur les genoux. Si l’on médite debout, l’ensemble des indications que je viens de donner restent bien sûr valables, les jambes sont légèrement écartées et les bras pendent le long du corps.
 

À qui s’adresse la méditation musicale ?

La méditation musicale s’adresse à tous. Elle peut se pratiquer seul, en groupe et même dans le cadre d’un concert public, dans la mesure où elle est une pratique de pure écoute intérieure, invisible de l’extérieur.
 
Elle n’est exclusive d’aucune autre forme d’écoute musicale ou de méditation et ne prétend se substituer à aucune voie de recherche et d’accomplissement. Elle est une option nouvelle, offerte à qui veut découvrir et goûter la charge spirituelle tout à fait singulière que véhicule et transmet la musique, et cela à travers une pratique structurée et régulée. Ceux qui s’adonnent déjà à un mode de méditation relié aux diverses traditions spirituelles du monde, comme ceux qui ont déjà pratiqué les diverses expérimentations de notre monde contemporain en ce domaine, pourront y trouver matière à enrichissement, sans abandonner pour autant leurs pratiques favorites. Les débutants eux-mêmes, ceux qui n’ont jamais franchi le pas de la méditation, parce qu’ils craignent d’être rebutés par un univers supposé un peu austère et contraignant, y découvriront ici, grâce à la présence centrale de la musique, une forme d’entrée d’un abord plus « séduisant ».
 
Et de manière évidente, la méditation « musicale », comme son nom l’indique, s’adresse aussi à tous les amateurs de musique, à tous les mélomanes, sans exception. Les esthètes, comme les consommateurs compulsionnels de musique à tout crin, pourront pousser la porte de ce nouvel univers et y entrer avec profit et plaisir. Ils y approfondiront leur écoute, leur sensibilité artistique, leur compréhension de la musique et pourquoi ne pas y trouver aussi un nouveau mode d’accès à leur intériorité.
 

Notes 

1 Dans le terme de « musiques », nous incluons évidemment aussi les chants. 
 



Gérard Kurkdjian est musicien, directeur artistique, auteur, conférencier, producteur d’émissions de radio et organisateur de colloques. Ses nombreuses créations, toujours traversées par une intense fibre spirituelle, croisent musiques, poésies et textes des grandes voies mystiques d’Occident et d’Orient. Parmi les nombreux festivals de musique qu’il a dirigés, il a été l’un des fondateurs du Festival de Fès des Musiques Sacrées du Monde et son directeur artistique de sa création en 1994 à 2009.
 



Les Méditations musicales de Gérard Kurkdjian : https://www.youtube.com/@lesmeditationsmusicalesdeg7887/videos
 






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