Par Daniel La Roche - 1er décembre 2015
Le défi d’entendre la souffrance morale des patients reste entier malgré les moyens de plus en plus sophistiqués dont nous disposons pour bien contrôler les douleurs physiques. En effet, il faut parfois prêter l’oreille avec beaucoup d’attention pour entendre la souffrance. L’auteur expose, dans cet article, une initiative prometteuse au sein du CHU de Québec: une nouvelle manière de voir « l’expérience vécue du patient » au sein de la trajectoire de soins!
Les discours sur la place du patient dans le système de soins se sont multipliés ces dernières années. Comme si l’ancien « malade », devenu « usager » ou « patient », s’était égaré au détour d’une réforme, s’était perdu entre le don de soi des religieuses fondatrices de nos maisons de soins et une professionnalisation parfois outrancière de nos hôpitaux modernes. Comme s’il fallait à tout rompre en parler et tonner, haut et fort, combien le patient est important pour nous.
C’est un véritable parcours du combattant qu’il a fallu suivre et qui nous a fait passer graduellement du malade passif, « subissant » les soins dans le silence de sa rédemption, à un usager au bénéfice duquel il fallait réaliser un plan d’intervention. Puis, d’un patient autour de qui on articule un plan de soins ou de services, nous avons migré vers un patient partenaire de ses soins, responsable d’une partie d’un « contrat » thérapeutique établi entre lui et ses soignants : médecins, infirmières et autres professionnels confondus. Mais dans ces migrations intellectuelles, qu’en est-il vraiment de l’humain?
C’est en grande partie en réaction à la désappropriation du corps et de l’esprit que naissent, ici et là, de nouveaux discours qui remettent en question les paradigmes du rapport entre les patients et les soignants, dont je ne ferai pas le tour ici, me contentant de souligner que l’expérience patient, dont il sera question plus avant, se situe dans cette foulée.
La souffrance | Comprendre l’incompréhensible
On la qualifie de physique, psychologique, morale et plus rarement de spirituelle, mais la souffrance est là, bien présente chez nos patients. Sans être soignant, je réalise régulièrement des gembas1 – visites aux patients, une sorte de promenade qui m’amène à rencontrer le plus souvent possible des patients dans leur chambre ou dans les salles d’attente, en fait là où ils reçoivent des services. Je le fais afin de m’enquérir de la qualité de leur séjour, de leurs préoccupations, de leurs suggestions pour améliorer les choses pour eux et pour ceux qui vont les suivre.
Je ne suis pas un spécialiste de la souffrance et ce que j’en connais est intimement lié à mon propre corps et à l’accompagnement que j’ai pu faire d’amis, de proches et, plus récemment, de mes parents, dans la souffrance et la mort. C’est sur cette souffrance expérientielle que s’appuie ma réflexion et que je pose un regard, parfois troublé, mais résolument tourné vers la recherche de sens.
De façon générale, nous arrivons face à la souffrance plutôt désarmés. Elle n’était pas là hier, nous habite tout à coup et prend, de façon sournoise, une place de plus en plus grande en nous. Heureusement, la pharmacopée et les techniques de contrôle de la douleur ont grandement évolué, mais au-delà de la science et des technologies, si la douleur physique est relativement bien soulagée, la souffrance morale, elle, demeure souvent entière. Comme des vases communicants, la douleur peut créer la souffrance et la souffrance mine la résistance à la douleur. Bien au-delà, la souffrance fait des ravages encore plus profonds que la douleur, allant même jusqu’à ébranler nos convictions, voire notre foi.
Combien de fois ai-je entendu ma mère, profonde croyante, confrontée à des douleurs intenables liées à son cancer, se questionner et dire : « Qu’est-ce que j’ai fait au Bon Dieu? » ou pester contre la démence qui ravageait l’esprit de mon père petit à petit : « J’peux pas croire que Notre Seigneur veut ça pour lui, après tout le bien qu’il a fait! » Elle qui m’a appris à aimer un Dieu d’amour, miséricordieux et généreux, m’opposait tout à coup, torturée par la douleur et la souffrance, l’image déformée d’un vieux dieu vengeur sorti d’une caverne ancienne, le dieu déformé par les amis de Job. Pauvre maman, comme si le mal répondait à des règles de justice, elle-même aveugle!
La douleur, et par elle la souffrance, sont des phénomènes de plus en plus fréquents qui s’inscrivent dans notre quotidienneté, car selon certaines études du Réseau québécois de recherche sur la douleur, 20 % de la population québécoise devra vivre, pendant une période plus ou moins longue de sa vie, avec une douleur chronique non cancéreuse liée à une maladie, un accident ou une chirurgie. L’âge, malgré qu’il ne soit pas un facteur prédictif absolu, n’est pas étranger à cette situation qui risque d’augmenter au fur et à mesure que la proportion des plus de 65 ans va passer de 16 % (2011), à 25 % (2031), à 28 % (2061). Ces quelques chiffres nous amènent à mesurer l’ampleur du défi auquel nous sommes confrontés et à réfléchir à nos stratégies pour y faire face.
Quand je rencontre nos patients, ils sont pleins d’éloges face aux efforts déployés par nos intervenants et médecins pour les soigner et, espèrent-ils, les guérir. Mais lorsqu’on prend le temps de questionner, de s’intéresser à ce qu’il y a sous ces compliments et ces espoirs, on découvre souvent de l’inquiétude, parfois des craintes justifiées ou pas face à l’avenir, des doutes, des remises en question, de l’anxiété face à la continuité et la capacité à se maintenir, à être aidé, à aider l’autre… En fait, lorsqu’on y prête bien l’oreille, on peut souvent entendre la souffrance.
Et pour peu que l’on jette un regard autour, on entendra aussi la souffrance de ceux qui accompagnent nos patients, amoureusement, filialement ou par amitié. Et celle des intervenants. Ils souffrent eux aussi par personnes interposées.
Il faudra aussi apprendre à entendre cette souffrance dans la différence de l’autre, qu’elle soit culturelle ou spirituelle. Le moule judéo-chrétien n’est plus monolithique et la perception de la souffrance et du discours qui l’entoure sera différente que l’on soit islamiste, hindouiste, que l’on soit athée ou qu’on ait adopté une pensée du Nouvel Âge!
Loin de moi de dire qu’on ne veut pas l’entendre ou qu’on ne l’entend pas, mais je crois que malgré notre arsenal de moyens pour contrer la douleur, nous sommes désarmés, tout comme nos patients, face à la souffrance.
L’expérience patient
Henri X aurait dit que « La souffrance en soi est une absurdité, c’est seulement l’homme dans la souffrance qui peut prendre de la valeur ou se défaire. » Je ne sais pas si c’est pleinement vrai, mais j’ai l’intuition que l’expérience que nous vivons face à la souffrance peut, si ce n’est lui donner un sens, nous permettre d’y trouver des éléments plus constructifs. Au-delà de la colère ou des sentiments négatifs, elle peut contribuer à nous renforcer pour la suite des choses, pour la continuité de nos vies.
C’est, notamment, ce qui a amené l’équipe du Bureau d’expertise en expérience patient2 du CHU de Québec – Université Laval, à remettre en question les anciennes façons d’évaluer la satisfaction de la clientèle, profondément subjectives, pour questionner l’expérience vécue par nos patients dans leurs relations avec nos intervenants, nos médecins, notre environnement. Puis, au fil de travaux et de réflexions, il nous est rapidement apparu que la seule évaluation n’était pas suffisante et qu’il fallait poser des gestes pour soutenir le changement, pour aider les gens à adopter une nouvelle vision.
Chez nous, à l’image des grandes institutions internationales3, nous avons défini l’expérience patient comme étant : « L’ensemble des perceptions, des interactions et des faits vécus par les patients et leurs proches tout au long de leur trajectoire de soins et de services ». C’est ce cadre que nous tentons de construire et pour lequel nous développons, depuis quelques années, une expertise que nous voulons mettre au profit de la communauté hospitalière.
C’est un changement important de paradigme qui oblige des transformations majeures dans notre façon de voir et surtout de vivre nos relations avec nos patients. Oser une nouvelle façon d’appréhender leur expérience comme patient qui pourrait contribuer à une nouvelle lecture de la souffrance.
Des initiatives
Pour passer des paroles aux actes, notre établissement a convenu d’inscrire dans ses orientations stratégiques une priorisation de l’expérience patient : « Faire vivre à nos patients, partenaires de leurs soins et services, et à leurs proches, une expérience empreinte d’humanisme, centrée sur leurs besoins spécifiques et respectueuse de leurs attentes. » De nombreuses initiatives fleurissent un peu partout. Elles sont d’ampleur et de portées très différentes, mais elles sont toutes animées par l’esprit de la définition que nous nous sommes donnée de l’expérience patient.
Nous ne sommes pas seuls; la Faculté de médecine de l’Université Laval a mis en place une Direction de l’imputabilité sociale et du professionnalisme. Elle a à cœur le développement d’une relation empreinte de professionnalisme, qu’elle définit « comme la démonstration dans un savoir-être et un savoir-faire du sens du devoir et des responsabilités, du respect de l’autre et de l’altruisme ainsi que du souci de justice. »4
Parmi les initiatives mises de l’avant par notre équipe, nous avons dû faire des choix stratégiques pour nous permettre d’obtenir un maximum de retombées en mettant à profit des ressources très limitées. Nous avons entrepris une campagne empreinte d’humilité et d’humanisme centrée sur l’empathie, sur notre capacité d’identifier les émotions vécues par la personne que nous avons devant nous et de lui communiquer notre compréhension de ce qu’elle vit.
En effet, de récentes études tendent à démontrer l’importance des petits gestes qui mettent l’empathie en action (sourire, toucher, s’intéresser à l’autre et à ceux qui l’entourent, poser un geste pour améliorer le confort, etc.) pour la personne qui les reçoit. Dans ces marques d’empathie, le patient perçoit que sa souffrance est entendue, comprise et que nous n’y sommes pas insensibles. Plus globalement, ces gestes influent la perception du patient sur la qualité des soins et services qu’il reçoit et, in extenso, sur sa compliance aux traitements et conseils pendant son séjour et lors du retour à la maison.
Tout ça semble simple, mais cela appelle à une vigilance au quotidien et surtout à contrer les deux plus grandes entraves à l’empathie active : les perceptions combinées qu’on n’a pas le temps et que ce n’est pas dans notre rôle. En fait, l’humanité n’est réservée à personne; tous ceux et celles qui travaillent en milieu hospitalier sont interpellés à contribuer à améliorer l’expérience patient. Un peu d’empathie ne demande pas plus de temps, il s’agit bien plus d’une question d’attitude.
Perspective de l’humain | La personne dans sa globalité
Notre réflexion sur l’expérience patient se veut comme un dialogue sur l’humain qui nous confie sa santé, parfois même sa vie et qui cherche, dans notre attitude, une confirmation du bien-fondé de la confiance qu’il nous accorde. Que trouvera-t-il en face de lui?
Cette confiance, je crois qu’elle s’épanouira pleinement dans la capacité que nous aurons à dépasser la blessure, le symptôme, le diagnostic, pour embrasser la personne dans sa globalité, dans ses espoirs, dans ses limites et dans ses choix. Elle devra, pour ce faire, dépasser la médicalisation du vieillissement, de la fragilité et de la mort et se pencher avec humilité vers des mots qui résonnent profondément en moi : autonomie, dignité et joie!
Récemment, je visitais une amie admise aux soins palliatifs d’un de nos hôpitaux. Elle me confiait qu’elle discutait beaucoup avec son médecin pour lui faire comprendre la différence qu’elle faisait entre une vie agréable, pleine et entière et une mort douce et sans douleur… Elle fera son choix le temps venu.
Dans un certain sens, nous sommes tous meurtris, nous ne faisons que nous habituer à passer outre à cette réalité trop délicate qui au quotidien ne peut être tolérée et qui, par conséquent, ne doit pas exister. Robert Walser, Retour dans la neige
Notes
1 Gemba ou genba, est un mot japonais qui signifie, terrain, lieu où se trouve la valeur. La réalisation d’un gemba est donc une marche sur un département ou service pour aller constater ce qui se fait.
2 Principalement, Martin Coulombe et Lynda Bélanger, qui sont membres du module évaluation et expérience patient de la Direction de l’évaluation, de la qualité, de l’éthique, de la planification et des affaires juridiques.
3 Notamment le Beryl Institute, dont nous avons adapté la définition de l’expérience patient pour lui donner une saveur québécoise.
4 Extrait du cadre de référence de la Faculté de médecine de l’Université Laval portant sur l’imputabilité sociale et le professionnalisme (2013).
Amoureux fou de la vie, chroniqueur amusé d’un réseau qui se construit tant bien que mal, Daniel La Roche est directeur de l’évaluation, de la qualité, de l’éthique, de la planification et des affaires juridiques au CHU de Québec – Université Laval. Au fil d’une carrière de près de quarante années, qui l’a amené dans toutes les catégories d’établissements du réseau socio sanitaire, il a choisi avec bonheur de consacrer la fin de sa carrière au milieu hospitalier, auquel il voue une véritable passion. Touche-à-tout entouré d’une équipe jeune, dynamique et créatrice, il cherche à ébranler les mythes et paradigmes autour desquels nos systèmes s’accrochent et à encourager leur remise en question, notamment en ce qui a trait à la relation du patient avec son milieu de soins et services.