Témoignages d’infirmiers étudiants
Par Nicolas Vonarx - 1er avril 2019
Des soins avec de la négligence! N’est-ce pas là un paradoxe dans la mesure où le soin semble toujours salutaire. Mais l’évaluation du soin par un système n’est pas forcément celle qui vient des bénéficiaires et de ceux qui pourraient être un jour entre les mains des soignants. La réception des gestes et des services du côté des personnes qui doivent être soignées montre parfois un écart magistral entre ces deux évaluations. Dans ce texte, des soignants, infirmières et infirmiers, livrent quelques bribes d’histoires vécues et montrent combien il importe encore d’humaniser le monde des services pour qu’il devienne le lieu du prendre soin.
Alors que l’on pourrait croire que le monde des services de santé est le lieu d’une promesse de soins et d’attention toujours tenue, il reste que de tristes événements médiatisés nous rappellent qu’il faut travailler encore et toujours à développer une perspective d’humanisation dans les soins. Des malades, des personnes vulnérables, des personnes institutionnalisées, hospitalisées, des familles, des personnes en fin de vie, souffrent non seulement de leurs conditions d’existence, mais parfois aussi d’une organisation de services, de gestes, de manques, d’erreurs et d’accidents au sein d’institutions de santé.
C’est entre autres pour cette raison qu’une partie d’un cours de premier cycle en sciences infirmières porte sur une analyse critique des offres de soins, sur les facteurs qui participent à la déshumanisation dans les milieux, et sur les moyens qu’on peut prendre pour aller dans un sens contraire en profitant notamment des sciences humaines et sociales. Faire exister l’Homme dans les soins, lui reconnaître sa complexité, sa profondeur, et penser le soin en correspondance avec son vécu est la ligne centrale de ce cours. Mais pour apprécier la valeur et l’importance de cette humanisation, un détour par des formes de déshumanisation et par une analyse de facteurs qui y contribuent est nécessaire. C’est dans ce cadre que les étudiants, déjà professionnels infirmiers, analysent des situations dont ils ont été témoins et dans lesquelles ils ont parfois été impliqués. Ils ont à comprendre ces situations, doivent aller au-delà de la singularité des cas et comprendre que les acteurs en cause sont souvent pris dans des logiques et des perspectives institutionnelles contemporaines dommageables. Sans vouloir les déresponsabiliser de ce qui arrive, il est question de rendre compte d’une articulation entre les acteurs du soin et les structures.
Mais que racontent ces infirmiers et quelles situations les font réagir? Quelle déshumanisation constatent-ils et qu’arrive-t-il parfois dans ces services où nous attendons tous que l’on prenne soin de nous? Dans les lignes qui suivent, j’ai recopié de manière presque littérale une partie de leurs travaux. Ils m’ont autorisé à le faire, sachant qu’il était question de produire un texte pour la revue Spiritualitésanté dans le cadre d’un numéro sur le thème de la violence dans l’univers de la santé. Tout a été fait pour qu’on ne puisse pas reconnaître les lieux et les personnes dont on parle. J’ai choisi quelques extraits et mis chaque fois un titre illustrant leur contenu.
Des tâches chronométrées sans pouvoir prendre soin
« C’était une journée où l’une d’entre nous avait quatre patients et les tâches s’accumulaient sur son plan de travail. Elle était débordée. En allant donner un bolus de potassium à une patiente en hypokaliémie grave, elle remarqua qu’elle était silencieuse alors que cela ne lui ressemblait pas. L’étudiante la questionna pour savoir si elle allait bien, ce à quoi elle répondait non de la tête. Les larmes coulaient sur son visage et l’étudiante lui prit la main. Au moment où elle allait écouter la patiente, son enseignante se présenta et lui dit “Dépêche-toi! Tu as un patient qui part en examen.” Sous la pression de son enseignante, elle dut quitter immédiatement la chambre et procéder à la suite des tâches. Son enseignante lui dit qu’elle était trop lente et qu’elle devait apprendre à arrêter de “jaser” avec ses patients. Ébranlée par la situation, l’étudiante expliqua à son enseignante qu’elle n’était pas à l’aise de devoir quitter la chambre en laissant une personne dans cet état de souffrance. L’enseignante répondit : “Ta patiente n’a pas de douleur… si tu arrêtes chaque fois qu’un patient te le demande, tu ne réussiras jamais à faire tes soins à temps et au complet. Tu dois comprendre qu’on est à l’hôpital et que ta ‘job’ c’est de soigner les patients. Oui, tu dois les écouter, mais tu dois apprendre à mettre des limites.” »
De la négligence en raison de la charge de travail et du manque de personnel
« Il est 7 h dans un CHSLD. L’infirmière de l’étage mentionne au rapport qu’il manque une préposée aux bénéficiaires et qu’il n’y a personne de disponible pour la remplacer. Par conséquent, des résidents devront rester au lit pour déjeuner. Ils devront être lavés et levés plus tard qu’à l’habitude. Ce matin, la préposée qui servira le déjeuner dans les chambres est surchargée. Elle doit préparer huit plateaux et alimenter trois patients non autonomes, alors que normalement elle n’en a qu’un. Il est 8 h 15, elle prépare ses plateaux et elle part avec son chariot. Après avoir distribué les plateaux dans les chambres, elle s’installe pour alimenter le premier résident. Elle doit accélérer la cadence. Elle mélange rapidement le gruau au yogourt en y ajoutant une banane écrasée. Elle ne prend pas le temps de se présenter et d’annoncer le déjeuner au résident qui se trouve devant elle. Le patient a les yeux fermés et elle approche la cuillère pleine de nourriture sans se préoccuper des désirs de celui qui se trouve au centre du soin. Il ouvre la bouche de force. La préposée le gave… »
Des contentions sans autres considérations
« Un homme de 96 ans, opéré en orthopédie pour le remplacement total d’une hanche était déjà dément. Le délirium prit place sur son état de démence en le plongeant dans un état de stupeur. Celui-ci était entouré de ses enfants et de ses petits-enfants. Connaissant les effets sur l’état cognitif et mental d’un délirium en post-opératoire, sa famille se relayait tous les jours, afin d’assurer une sécurité psychologique chez le grand-père. Malheureusement, ils sont arrivés un soir et l’ont retrouvé complètement nu comme un ver, pendouillant, semi-inanimé dans ses contentions abdominales et aux poignets. C’est le teint bleuté et les yeux révulsés qu’ils l’ont découvert. Ils étaient arrivés juste à temps pour le sortir de cette situation. C’est en criant de panique qu’ils ont remarqué que personne n’était encore venu sur les lieux, malgré la proximité de sa chambre en face du poste de garde où cinq employés se trouvaient en train de bavarder. Avec la demande de justifications du personnel présent et bien sûr de l’assistante-chef, ils n’ont eu droit qu’à de simples : “…, et bien c’est la procédure si nous avons un patient agité”. Ils ont demandé les documents légaux supposés être mis en application lors de l’instauration de contentions physiques chez un patient âgé. Ces derniers documents permettraient d’assurer une surveillance étroite. Toutefois, aucun de ces documents n’était dans son dossier; l’infirmière responsable ne semblait aucunement savoir à quelle documentation ils faisaient allusion. »
Le corps défunt et la souffrance de proches banalisés
« À l’hôpital, une patiente âgée de plus de 80 ans se met à faire de la tachycardie ventriculaire à un rythme de 220 à 250 battements /minute. Après 20 secondes d’arythmie intense, le code bleu est lancé. Au même moment, la patiente devient asystolique. Plus rien ne va. La cliente ayant un niveau de soin A, le massage cardiaque est lancé. L’équipe arrive sur les lieux. Une multitude de médicaments sont administrés par voie intraveineuse, mais la réanimation est sans succès. Le décès est confirmé par le médecin après avoir tenté pendant plus d’une heure la réanimation. Le médecin en charge appelle alors la famille pour leur annoncer la mauvaise nouvelle. Ils l’informent qu’ils seront présents dans deux heures puisqu’ils habitent en région éloignée. Quinze minutes plus tard, le téléphone sonne au poste. Nous attendons une nouvelle admission. Par contre, le département n’a plus de place disponible pour accueillir ce nouveau patient. En se consultant, les assistantes infirmières prennent la décision de déplacer la dame décédée de sa chambre, malgré l’absence de la famille. Le corps fut alors déplacé dans la cuisine réservée au personnel de l’étage, le temps que la famille arrive à l’hôpital pour faire leur deuil. Le corps fut placé tout près du réfrigérateur, là où le va-et-vient est fréquent. La famille fut obligée de faire ses derniers adieux dans ces conditions, et ce, sans aucune intimité. »
Mettez une couche même si vous n’en avez pas besoin
« Une infirmière avait terminé tous ses soins et ses tâches respectives lorsqu’elle a décidé de donner un coup de main aux préposés. Elle était venue en aide à une personne âgée d’environ une soixantaine d’années, admise pour une pneumonie. Elle était autonome dans ses activités de la vie quotidienne et son départ était prévu sous peu. La dame avait légèrement souillé les sous-vêtements qu’elle avait depuis son admission. On devait donc lui offrir des sous-vêtements propres puisqu’elle n’avait pas une seconde paire personnelle. Il est important de noter qu’au centre hospitalier, les produits hygiéniques sont habituellement dans les corridors à la portée de tout un chacun pour favoriser leur accès lorsque le besoin est nécessaire. Ce soir-là, l’infirmière responsable est donc sortie de la chambre pour aller chercher les culottes filets, un dessous que l’on donne aux patients continents. Notre collègue avait opté pour ce choix plutôt qu’une autre option non adaptée à sa condition. Il a été troublant d’apprendre que maintenant les culottes-filets étaient non seulement gardées sous clef dû à des restrictions budgétaires, mais aussi en quantité insuffisante et comptée. Elle a donc été voir l’infirmière-chef qui lui a répondu qu’elle devait utiliser une culotte d’incontinence ou “couche” pour cette patiente vu son âge et l’inventaire restreint. Après une discussion houleuse, la patiente a dû, malgré les efforts de l’infirmière, porter une culotte d’incontinence durant le reste de son hospitalisation. »
Répondre aux demandes incessantes par l’absence
« Une patiente d’un certain âge était connue pour une démence frontale. Elle était difficile à évaluer, connue comme une personne agressive lors des soins, souvent de mauvaise humeur et également incontinente. Elle était dépendante des soignants et demandait qu’on s’occupe beaucoup d’elle. L’équipe avait peur de la soigner. Pendant trois jours consécutifs lors de l’arrivée de l’infirmière du quart de soir sur l’étage, cette patiente dégageait une odeur nauséabonde. Elle criait et demandait de l’aide. L’infirmière demanda alors à un des préposés de jour s’il était allé la voir pendant la journée. La réponse de celui-ci fut frappante. “Cette dame crie comme ça depuis une semaine, elle chiale toujours pour rien et en plus, elle ne fait pas partie de ma section donc non, je ne suis pas allé la voir. Et de toute façon, avec les quotas de culottes du gouvernement, on ne peut rien faire pour eux.” En arrivant dans la chambre, l’infirmière retrouva la patiente au fauteuil, la toile du lève-personne imbibée d’urine. Demandant de l’aide au préposé de soir, l’infirmière et lui firent le changement de culotte d’incontinence et ce qu’ils y retrouvèrent les choqua au plus haut point. La patiente avait des selles allant du nombril jusqu’au milieu de son dos d’une quantité épouvantable. Après l’avoir nettoyée, l’infirmière remarqua une rougeur importante située au sacrum de la patiente. »
Soigner sans établir de lien : une habitude
Un homme étranger, blessé, accueilli au Québec, allophone, hémiplégie droite, une image par résonnance magnétique confirme l’accident vasculaire cérébral. Ne sachant pas ce qu’il comprend et pour le contenir au lit, une contention est installée, ridelles montées. Après un accident vasculaire cérébral sylvien gauche, l’aire motrice du langage est atteinte, la personne comprend, veut s’exprimer, mais en est incapable. L’intervenant questionne et la personne répond oui ou non par des signes de tête. Un traducteur a été demandé. Une liste de mots utiles pour les besoins fondamentaux a été traduite. Elle a été plastifiée et placée au chevet… le patient est installé dans un fauteuil adapté le matin pour le déjeuner. Son cabaret lui est servi sans considérer son hémiplégie droite. Une serviette accrochée autour du cou, les plats ouverts et bon appétit Monsieur… À midi idem. Le cabaret est ramassé, le repas est éparpillé, le visage est barbouillé, les employés sont débordés. Le pigment orange des carottes a coloré le menton de monsieur, la texture a séché, mais il est 13 h, l’heure d’installer les incontinents au lit pour une bonne partie de l’après-midi… En fin d’après-midi, il est temps d’être réinstallé au fauteuil pour le souper. Monsieur a le menton orange. Il n’a pas reçu l’ombre d’un geste affectueux. Sachant qu’il va être placé en CHSLD, il est levé et couché deux fois par jour, toujours attaché…
Pour conclure
Qu’on se le dise, les situations de ce type ne sont pas rares. Elles sont tout simplement banalisées et acceptées comme si elles allaient de soi et qu’on n’avait à leur endroit aucun pouvoir. Toutes ne sont pas forcément dénoncées, repérées, répertoriées parce qu’elles ne sont pas des événements indésirables à déclaration obligatoire. Mais il suffit de donner la parole aux soignants pour constater que leur quotidien fourmille de situations identiques, de formes de négligence. Celles-ci sont trop souvent terrées dans des histoires personnelles où elles font là leurs effets. Car avec ces témoignages viennent des vécus d’infirmiers et de soignants où le sens du soin fait défaut, où les valeurs qu’ils cultivent dans leur jeunesse et dans le cadre de leur formation sont mises à mal.
Formé comme infirmier diplômé d’État en France, Nicolas Vonarx s’est impliqué dans le champ de la santé publique internationale avant de comprendre que les approches anthropologiques étaient incontournables pour s’engager intelligemment dans la transformation des réalités sociales. Détenteur d’une maîtrise et d’un doctorat en anthropologie, il est actuellement professeur à la Faculté des sciences infirmières de l’Université Laval. Il aborde, dans ses enseignements, les dimensions anthroposociales des expériences de maladie et la santé mondiale. Ses recherches et ses réflexions portent sur l’articulation entre la religion/spiritualité et la maladie grave, sur les soins et les médecines du monde.