Quand le remède contre la COVID-19 devient poison

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Par Nicolas Vonarx – 1er avril 2021

Comment comprendre la gestion de la COVID-19 au Québec au-delà des résultats épidémiologiques à atteindre et des personnes à sauver? Quelles sont les vérités et les valeurs qui animent les choix et les discours sur le problème et les solutions ? Et qu’est-ce qui est là contestable et discutable au-delà des interventions posées? Ce texte propose des repères dans cette gestion en levant le voile sur des non-dits et des silences, sur ce qui devrait faire débat et alimenter aussi nos réflexions en dehors d’un masque à porter, d’un deux mètres à respecter ou de sanctions à infliger. 


Le remède prescrit en temps de coronavirus est devenu poison et produit progressivement un grand nombre d’effets secondaires et indésirables. Voici le constat que l’on fait après plusieurs mois de gestion de crise relativement à la pandémie de la COVID-19. Avec Paracelse, on savait que la « dose faisait le poison ». Les mesures de santé publique ne sont pas exemptes de ce principe, même si le médecin du 16e siècle se préoccupait de compositions et de remèdes chimiques. Avec Illich (1975), on comprend encore que le déploiement d’interventions, de logiques et de discours médicaux produit à un moment des effets pervers, quand ceux-là occupent une place trop importante, voire exclusive, dans les réponses et les services donnés à des préoccupations de santé. L’omniprésence de la médecine et de ses ramifications met dans l’ombre notamment  des œuvres culturelles et sociales dédiées à la gestion et l’apaisement de la souffrance, de la maladie et de la mort. Dans le cas de la pandémie, qui pourrait prétendre qu’en dehors de mesures économiques d’urgence, on trouve d’autres services et logiques soignants que ceux pensés dans un cadre biomédical et de santé publique qui véhicule une conception très réduite de l’événement? 
 

Le mal en expansion

Convenons qu’il existe une nuance entre une crise induite par la présence d’un virus dans un organisme bio-physiologique et celle qui est relative à des choix, des décisions et des interventions (politiques et de santé publique) fondées sur des valeurs, des vérités et un ensemble de ressources dont on dispose ou ne dispose pas. Tout ce qu’on rencontre aujourd’hui comme problèmes de santé n’est donc pas à mettre exclusivement sur les ailes d’un virus qui agit de son côté en dialogue avec les constituants, forces, faiblesses et capacités immunitaires d’un individu. Le confinement et d’autres mesures préventives, d’hier et d’aujourd’hui, font leur part et l’on entrevoit dorénavant leurs effets sur la santé. À l'international, on avance maintenant des catastrophes en matière de malnutrition. Les mesures ont les mêmes effets ici que les conflits armés, les guerres civiles ou les catastrophes environnementales qui affectent l’agriculture et l’accès aux denrées. Dans les pays riches préservés en partie de la malnutrition, la proportion de personnes pauvres augmente et les services d’aide alimentaire rencontrent de nouveaux visages. Les violences domestiques sont en hausse et les services à leur endroit en baisse. Des personnes âgées ont été préservées de la COVID-19, mais développent des troubles et des manifestations de dépendance plus graves encore qu’avant la pandémie. On note chez certaines des syndromes de glissement ou des tentatives de suicide subtiles. Des couples se déchirent d’avoir été trop ensemble. Les conflits ont grandi. Trop loin des yeux et du cœur, des amoureux se sont séparés. Des personnes marginalisées ont été enfermées dehors sans aide, sans douche, sans lit, sans soutien et sans pouvoir dépenser les rares pièces obtenues à l’arrache dans des rues vides. Les problèmes d’apprentissage chez des enfants sont à craindre et ceux qui étaient vulnérables à ce titre sont les premières victimes. Des pertes d’emploi et l’économie en déroute font germer des crises individuelles et familiales. Bientôt, on apprendra que les troubles musculo-squelettiques augmentent en raison d’installations inadéquates durant des mois de télétravail. L’anxiété grandit sous les coups des campagnes de sensibilisation envahissantes. Et puis aussi, la hausse des dépendances aux écrans et à internet! L’obésité et la sédentarité devraient encore grandir en prévalence chez les enfants et les adultes. Les deuils sont plus douloureux en raison de départs et d’accompagnements de parents très mal négociés. Les retards dans les traitements, dans les chirurgies sont notables, et des décès plus précoces viendront avec … Finalement, ça va mal, et tout cela ne ferait que commencer, n’en déplaise aux centuples messages répétés, qui veulent nous faire croire qu’on va s’en sortir si on respecte les règles, les lois et qu’on se comporte selon les indications ou les ordonnances. Il semble que les conséquences à moyen et long termes, soulignées brièvement ici, soient le prix à payer pour que le virus ne tue pas un certain nombre de personnes de plus de 70 ans qui l’auraient contracté. 
 

Une gestion qui déplace la responsabilité

Le remède servi semble légitime et le seul possible et raisonné. C’est un remède d’expert dans la mesure où aucune consultation avec la population n’est à l’œuvre et qu’aucun débat éthique n’est vraiment médiatisé. Les valeurs et les logiques sous-jacentes à l’intervention ne sont même pas exposées ou soumises à délibération. Le remède apparait des plus salutaires et non discutable dans un temps où les médias n’ont cessé d’entretenir l’idée de menace, qu’ils ont grandi les sentiments de risque, et qu’un seul type de science a eu droit de cité dans l’espace public. L’expertise a progressivement défini les contours du problème et de la solution. Le sens du mal s’est replié sur le micro-organisme et les mécanismes de transmission. Le sens prend forme dans la métaphore guerrière et du combat largement déployé sur la scène médiatique et politique. Le virus est l’ennemi à abattre. Il a ses armes, appelle une course aux armements, une mobilisation de troupes, une reconnaissance nationale des soignants-soldats qui sont aux fronts, un effort de guerre chez les civils et un esprit de sacrifice pour la Nation. Et s’il y a de la « collaboration », une « police médicale » s’en charge sous les motifs de la raison d’État et de la raison sanitaire. 

Le contexte, l’environnement, la généalogie, les facteurs multiples en cause dans cette présence virale ont été progressivement exclus d’un ordre de discours dominant. Qui débat et qui aborde encore l’origine sociopolitique et économique quant au développement d’une globalisation et une exagération de flux d’objets divers (humains y compris); les choix nationaux et les politiques ultralibérales qui ont conduit à des réformes délibérées de systèmes de santé qui ont appauvri les services; les logiques inhérentes à la place qu’on réserve aux personnes âgées dans la société et la famille; les imaginaires socialement entretenus en regard d’une négation de la mort et de la finitude; les quêtes d’assurance en tout genre qui se nourrissent d’un sentiment de risque toujours plus cultivé dans des sociétés anxieuses et hypocondriaques ? Si on n’évitait pas ces sujets et d’autres qui leur sont liés, on pourrait faire le point sur un événement anthropologique et sur sa complexité, et pourrait encore s’interroger sur un nouvel horizon. On pourrait convenir que les victimes de la COVID-19 sont aussi mortes en raison d’un paradigme de santé mondiale qu’on a ignoré et qui voyait pourtant venir ce type de problèmes mondiaux (Vonarx, 2020a), en raison d’un système de santé incapable d’assurer un minimum dans un temps de crise, d’un prendre soin complètement délaissé et mis dans l’ombre des services à gérer, planifier et standardiser, à une idée de la vieillesse entièrement soumise à un paradigme gériatrique (Vonarx, 2020b), à un silence et une omerta sur les violences et la déshumanisation ambiantes dans beaucoup d’institutions hospitalières. Bref, donner une épaisseur de sens à ce qui nous arrive aujourd’hui, c’est analyser aussi ce qui cloche sur le terrain de la santé, et chercher à assumer une responsabilité pour changer bien des pans des structures sociales échafaudées par nos prédécesseurs de la seconde moitié du 20e siècle et héritées dans ce début du 21e siècle.

L’autocritique et la responsabilité en regard des conséquences et des actions à planifier devraient ainsi accompagner les autres interventions qui ont pignon sur rue et qui correspondent, quant à elles, au virus et à sa transmission, à savoir : toutes ces mesures en prévention des infections, ces connaissances en bactériologie/virologie à discuter et développer, toutes ces recherches pharmaceutiques à mettre en œuvre pour élaborer des médicaments et des vaccins. Or, tout comme le sens du mal, la responsabilité est éludée en partie et fortement raccourcie. Plutôt que de cultiver une responsabilité éthique afin de juger et revoir des normes en vigueur qui impliquent des styles d’existence et qui guident notre agir et vie du quotidien, tout comme nos réalisations individuelles et collectives, la responsabilité est complètement repliée sur l’individu à l’aide d’une certaine santé publique mise au-devant de tout. Cette dernière a d’ailleurs laissé de côté (volontairement ou non) toutes ses expertises et tous ses savoirs à l’endroit des représentations multiples de la santé, des environnements et des déterminants sociaux de la santé, pour donner préséance à la maladie, à ses fonctions de surveillance et à sa politique de contrôle des comportements individuels, en nous inondant de moyennes et de données épidémiologiques. 

En colonisant la scène médiatique et sociale de cette manière, en cherchant à conduire nos conduites à l’aide des notions de risque, de comportements à risque et d’individus à risque (comme on pourrait le montrer en usant des concepts de gouvernementalité et de pouvoir élaborés par Michel Foucault, 1978, 1982), cette santé publique raccourcie aide à situer la responsabilité chez l’individu en lui rappelant ses obligations quand on ne le sanctionne pas pour ses écarts aux règles prescrites, ses fautes et ses résistances. Il semble effectivement qu’on ait à se convaincre que l’issue positive de cette « guerre » contre la COVID-19 et les batailles menées sur divers fronts relèvent de notre responsabilité individuelle. Chacun d’entre nous doit obéir et partager ce régime de vérités. Chacun doit se sentir responsable de la vie de personnes âgées parquées pour beaucoup dans des mouroirs en manque d’humanité. Les enfants doivent collaborer, porter bientôt la dette engendrée par cet événement, être privés éventuellement d’école, d’amis, d’activités socialisantes et d’activités sportives et créatives favorables à leur santé. Ils doivent limiter alors la transmission afin de ne pas alourdir la demande de services médicaux et soignants déjà carencés et appauvris avant la crise. Le monde des arts et du spectacle, les universités, les lieux de culte, les restaurants, les bars et d’autres lieux de vie sociale ont à porter leur croix même s’ils sont importants pour entretenir un rapport à d’autres, nourrir le sentiment d’exister et la construction de soi. 

Les accusations directes, accompagnées parfois de procès-verbaux, sont aussi utiles pour renforcer cette attribution de responsabilité. On accuse les jeunes qui se rencontrent dans les parcs, ceux qui contestent les ordonnances ou qui les questionnent, ceux qui cultivent les théories du complot pour qui la cause du mal ne tient pas seulement sur un virus, une poignée de main ou un éternuement, et qui croient la science et des laboratoires à l’origine du problème. Finalement, cette manière de penser la responsabilité, dans le sillon des messages, des voix, des discours et du langage qui encapsulent la crise de la COVID-19, exclut bien trop d’autres mesures qui renvoient à une santé durable au service d’un grand nombre et de générations : qui n’ont peut-être rien à craindre du virus et de sa virulence; qui cultivent le courage d’affronter des moments éprouvants; qui préfèrent peut-être la qualité de vie à la quantité; qui ne sont pas prêts à sacrifier la dignité de la fin de la vie pour prévenir la mort; qui acceptent leur fragilité et leur vulnérabilité; qui cultivent des valeurs soignantes, d’entraide et de proximité au péril de leur propre vie; qui jugent une santé mentale aussi importante que l’absence d’une maladie; …
 

Sortir d’un paradigme dominant

S’il y a un manque de considérations pour le fond et la complexité du problème qu’on rencontre aujourd’hui, certains pourraient penser qu’il relève de l’urgence. Le moment ne serait pas à l’analyse et à la mobilisation de perspectives critiques utiles à déconstruire ce dispositif engagé dans la définition du problème, dans le jeu des acteurs sur scène, le scénario qui les porte et les actions qu’ils planifient. Il faut néanmoins convenir que ce manque relève plutôt d’une gestion médico-centrée du problème, soucieuse avant tout de la vie biologique, d’un taux de mortalité et de l’espérance de vie, quels que soient les effets secondaires du traitement. On fait avec la société ou le « corps social » comme on fait habituellement avec le corps anatomobiologique; comme si l’un et l’autre étaient de même nature! 

On inhibe des espaces sociaux comme on inhibe des productions biologiques. On met la société sur pause comme on apaise un corps par sédation. On excite la production de ressources humaines et matérielles comme on active un système immunitaire. On isole ou enferme une population comme on alite des corps. On développe une approche coercitive et policière contre des individus comme on lutte de manière allopathique contre une bestiole infectieuse. On se prive ou se défait de pratiques sociales, comme si elles étaient des pièces non nécessaires dont on peut se priver, comme dans le cas de soustractions chirurgicales. Les logiques thérapeutiques de la médecine servent en toile de fond décisionnelle. Les mesures de variables épidémiologiques servent de données biologiques, comme le font une saturation en oxygène, une pression artérielle, une température ou d’autres indicateurs qui signent un retour à la normalité ou qui caractérisent le pathologique dans une physiologie du corps. 

On a l’impression d’être de retour en plein 19e siècle, quand on empruntait le langage de l’anatomie et de la physiologie pour définir et analyser les sociétés humaines. Saint Simon (1965) avançait à ce sujet que les sociétés étaient comme des êtres animés, composés d’organes qui s’acquittent de leur fonction, que « l’économie politique, la législation, la moralité publique et tout ce qui constitue l’administration des intérêts généraux de la société, n'est qu’une collection de règles hygiéniques dont la nature doit varier suivant l’état de la civilisation ». On indiquait dès lors que la gouvernance politique était une pratique médicale. La métaphore d’antan sert encore de boussole et les dirigeants portent le stéthoscope et le sarrau. 

Les logiques d’action contre la COVID-19 découlent de cette confusion des corps. La gestion médico-politique de la pandémie appelle dorénavant à mettre de l’avant de nombreux médecins, infectiologues, spécialistes en micro-bio bactériologie, virologie, en prévention des infections, en soins intensifs et en réanimation. Leur conception de la maladie, du bien, du mal et de l’humain s’est imposée sans contestation ni alternative. Les médias nous les ont servis et nous les servent encore, midi et soir, en boucle, les accompagnant de recherches scientifiques en cours, de certitudes et de résultats scientifiques obtenus essentiellement dans des sciences de laboratoire et dans des protocoles de recherche expérimentaux. Mais où étaient donc ces autres scientifiques, ceux du soin, de la promotion de la santé, ceux qui abordent les enjeux éthiques de la présence médicale dans nos vies, ceux qui réfléchissent la souffrance et le deuil, ceux qui font l’analyse critique de la santé publique, qui posent des questions à saveur éthique sur les choix du moment, ceux qui abordent le régime de peur que les médias ont cultivé pour rendre une population docile et obéissante ? Où sont les tribunes de juristes, spécialistes en éthique, en sciences infirmières, en santé communautaire, sociologues, anthropologues, philosophes et politicologues?

Quand on en croise parfois, ils nous expliquent les comportements qui ne vont pas dans le bon sens pour mieux sensibiliser la population et faire voir des facteurs sur lesquels agir. Ils abordent les modes explicatifs de la maladie en dénonçant des représentations, des croyances ou des idées fausses à l’endroit des vérités sur les virus, sur les courbes, les traitements et les vaccins. Bref, beaucoup de chercheurs en sciences humaines et sociales désépaississent les apports potentiels de ces sciences pour être à la solde du dispositif de santé publique. Quant aux autres, moins enclins à jouer le jeu de l’action prescrite, ces lanceurs d’alerte, penseurs de la complexité, éclaireurs de l’ombre, on peut se demander si on ne les a pas doublement confinés ou s’ils ne prennent pas des précautions pour ne pas se mettre dans l’eau chaude. 

Le temps faisant, ils auront néanmoins l’occasion de revenir sur certains points, et notamment sur toute cette violence symbolique qui accompagne l’érection de mille et une frontières dépliées dans la lutte contre la transmission du virus; sur des privations et un isolement sociaux et sensoriels ; sur les effets des palliatifs et les préjudices occasionnés par des mesures fondées sur une certaine vérité du corps, de l’Homme et de la santé.
 

Références

Foucault, M, (1978). La gouvernementalité, in Defert D. et Ewald F. (eds), Dits et écrits 1954-1988, volume III 1976-1979. Paris, Gallimard, 1994 : 635-657.

Foucault M, (1982), Le sujet et le pouvoir, in Defert D. et Ewald F. (eds), Dits et écrits 1954-1988, volume IV 1980-1988. Paris, Gallimard, 1994 : 222-243.

Illich, I (1975), Némésis Médicale. L’expropriation de la santé. Parie Éditions du Seuil.

Saint-Simon C.H. (1965), La physiologie sociale. Œuvres choisies par G. Gurvitch, Paris, PUF.

Vonarx,  N., (2020a), Coronavirus : une histoire de frontières. Pratiques, 90, 36-38.

Vonarx,  N., (2020b), Le corps malmené des personnes âgées : réhabiliter le sensible pour humaniser le prendre soin (pp 29-45), in Labreque C.A (dir.) La beauté, les arts et le vieillissement, PUL, Québec.
 



Formé comme infirmier diplômé d’État en France, Nicolas Vonarx s’est impliqué dans le champ de la santé publique internationale avant de comprendre que les approches anthropologiques étaient incontournables pour s’engager dans la transformation des réalités sociales. Détenteur d’une maîtrise et d’un doctorat en anthropologie, il est actuellement professeur à la Faculté des sciences infirmières de l’Université Laval. Il aborde, dans ses enseignements, les dimensions anthroposociales des expériences de maladie et la santé mondiale. Ses recherches et ses réflexions portent sur l'articulation entre la religion/spiritualité et la maladie grave, sur les soins et les médecines du monde.
 




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Dernière révision du contenu : le 31 mars 2021

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