L'angoisse devant la mort, opportunité pour grandir?
Par Christophe Gripon – 1er avril 2021
En s’appuyant sur la spiritualité de Paul Tillich et la psychologie de Carl Gustav Jung, l’auteur propose des chemins de transformation intérieure à qui a la possibilité de se confronter avec courage à l’angoisse de la mort liée à la crise sanitaire actuelle.
La pandémie est une source d'angoisse et de souffrance considérable. Les raisons sont multiples : pour certains, les soignants notamment, il s'agit d'un surmenage insupportable, pour d'autres, une solitude et un isolement forcé qui limite la vie familiale, sociale et professionnelle, et qui peut conduire à une grande vulnérabilité psychologique ou à une précarité économique. Dans tous les cas, cette pandémie nous confronte à notre vulnérabilité, à notre fragilité et parfois à la mort. En effet, la COVID-19 peut être mortelle, tout particulièrement pour les personnes âgées ou fragiles. Même si l'on ne fait pas partie de ces personnes particulièrement à risque, la plupart d'entre nous connaissent un proche vulnérable.
Face à une personne écrasée par son mal-être, son angoisse, l'attention et le soutien d’une présence bienveillante sont probablement préférables à des discours plus ou moins théoriques sur le « pourquoi du comment » (la justification et l’explication) de la souffrance ou, pire peut-être, « moralisants ». Pourtant, je risque ici quelques éléments de réflexion, en m'appuyant sur l'approche de l'angoisse liée au sentiment de sa vulnérabilité qu'a Paul Tillich, l'un des principaux théologiens chrétiens du XXe siècle1.
Ce théologien distingue deux types d'angoisse : l'angoisse névrotique, qui doit être prise en charge par des professionnels de la santé et l'angoisse existentielle, celle-ci étant tout à fait normale, non pathologique, propre à notre condition de créature. En fait, c'est la fuite devant cette angoisse existentielle, par exemple en se réfugiant dans l'hyperactivité ou la surconsommation en quelques domaines que ce soit, pour moins souffrir, qui peut conduire à des névroses.
L'angoisse devant la mort mène au centre de notre être
C'est en méditant sur notre condition de mortel que l'on peut percevoir l'infini qui est en nous, Dieu qui nous porte. En effet, comme le fait remarquer Tillich, « Pour expérimenter sa finitude, l'homme doit se regarder lui-même du point de vue d'une infinité potentielle. Pour avoir conscience d'aller vers la mort, il doit percevoir son être fini comme un tout, et, d'une certaine manière, le dépasser2 ». Ainsi, c'est en prenant conscience avec courage qu'il est un « être pour la mort », que l'homme peut avoir accès à son centre divin, prendre conscience qu'il ne se suffit pas à lui-même et réaliser que c'est Dieu qui le porte. Cette « percée » de l'homme vers son fondement divin3, vers sa profondeur, peut se réaliser par la prise de conscience radicale qu'il va mourir, bientôt peut-être. Tillich estime que cet état d'angoisse permet la perception du mystère du fondement de notre vie, au-delà de la perception habituelle que l'on a de soi4. En fait, l'ébranlement causé par une profonde prise de conscience d'être une créature mortelle – on sait tous qu'on va mourir un jour, mais le réaliser vraiment est une expérience intérieure qui peut être assez bouleversante - permet de se rendre compte que l'on est enraciné en Dieu. Méditer avec courage sur sa propre mort à venir, sans fuir l'angoisse que cela provoque, peut ainsi être considéré comme un exercice spirituel.
Certes, mais que peut bien nous apporter cette prise de conscience d'un enracinement en Dieu? Ne risque-t-elle pas de nous inciter à nous évader, en une dérive « mystique », dans un « monde céleste », loin des tâches concrètes que nous avons à assumer au cœur de la société? Dans la perspective tillichienne, le « choc ontologique » provoqué par la prise de conscience courageuse de son destin de mortel peut conduire à la réalisation de soi dans ce monde, au cœur de nos préoccupations les plus quotidiennes. En effet, cette prise de conscience peut nous révéler notre « centre divin », celui de cette personnalité qui est latente au fond de notre être, qui cherche à s'exprimer en nous transformant en ce que nous sommes appelés à être : nous transformer en être nouveau. Mais cette personnalité – notre « moi authentique » en devenir - reste le plus souvent occultée, parfois à cause d'un conformisme familial, social ou religieux. Il peut en effet être plus rassurant de suivre le mouvement, souvent par obéissance, consciente ou inconsciente, plutôt que suivre sa voie, éminemment singulière et personnelle.
Dieu guide vers l'accomplissement de notre personnalité
Le salut correspond, pour Tillich, à un processus de réalisation de soi. Ainsi ce théologien ne met pas l’accent sur la vie après la mort, mais sur le processus de guérison, d’épanouissement de la personnalité, ici et maintenant, en notre vie terrestre.
Ce théologien développe le thème de la créativité de Dieu qui dirige, qu’il nomme aussi providence5 : cette créativité pousse à l’accomplissement de chaque créature, mais toujours à travers la liberté de l’homme, à travers les résistances qu’il oppose à l’activité divine. Cette créativité providentielle s’opère par l’action de l’esprit de Dieu en son amour pour l’homme : « Pour le christianisme, la providence fait partie de la relation de personne à personne qui s’établit entre Dieu et l’homme; elle apporte la chaleur que procure la croyance en un amour protecteur et un accompagnement personnel6 ».
Bien entendu, cette providence est différente de la croyance en un Dieu qui pourrait intervenir pour nous éviter toute sorte d’ennuis, ce que l’expérience la plus commune contredit immédiatement. En revanche, dans la foi chrétienne, quoiqu’il puisse nous arriver (maladies, accidents, etc.), rien ne peut nous empêcher de réaliser notre propre accomplissement spirituel. C’est « la foi la plus forte, la plus paradoxale et la plus audacieuse7 ». Elle est cette foi en ce cheminement vers la réalisation de notre être que rien ne peut empêcher, même dans la détresse la plus désespérée. Mais concrètement, que doit-on faire, ici et maintenant, pour suivre la voie de notre accomplissement? Quelle est la nature de cet accompagnement personnel que Dieu est censé nous donner? En fait, cette personnalité qui cherche à advenir, comment la connaître? Qui sommes-nous finalement? À vrai dire, les considérations de Tillich sur ces questions peuvent apparaître assez générales, car il met essentiellement l'accent sur des éléments collectifs de la révélation chrétienne, la résurrection du Christ par exemple. Mais son approche n'est peut-être pas assez pratique dans la perspective de la vie spirituelle individuelle. C'est dans la prière personnelle que des réponses peuvent être données, certes, mais la question de la parole intérieure n'est pas simple et mérite peut-être une discussion non pas seulement théologique, mais aussi d'ordre plus psychologique. Un psychologue très célèbre, dont l'approche de la maturation spirituelle est semblable à celle de Tillich8, a consacré sa vie à chercher des réponses à ces questions, il pense que l'on peut être guidé, conseillé, la nuit à travers certains rêves, ainsi d'ailleurs que l'évoque la Bible :
[…] Dieu parle d'abord d'une manière et puis d'une autre, mais l'on n'y prend garde : dans le songe, la vision nocturne, lorsqu'une torpeur accable les humains, endormis sur leur couche. Alors il ouvre l'oreille des humains et y scelle les avertissements qu'il leur adresse […] (Jb 33,14-18).
L'apport de la psychanalyse de Carl Gustav Jung
Carl Gustav Jung est le pionnier de la « psychologie des profondeurs ». Un élément essentiel de sa pensée est son approche de la réalisation de soi qu’il lie au développement spirituel et qu’il nomme « processus d’individuation ». On peut le considérer, avec Freud, comme l’un des deux fondateurs de la psychanalyse. Freud a une approche de la vie spirituelle limitée et d’ailleurs critiquée, de ce point de vue, par le philosophe Paul Ricœur qui lui est plus proche de Jung que de Freud sur la question du sens des symboles qui émergent dans les rêves9. Mais Jung est parfois mal compris; sa psychologie est notamment caricaturée par différents groupes spirituels. Les religiosités du nouvel âge, par exemple, peuvent réduire le processus de réalisation de soi à une connexion avec un inconscient compris de façon naïve et à une relation fusionnelle avec un moi cosmique, ce qui abolit la singularité individuelle. Or, tout au contraire, la réalisation de soi pour Jung passe par un profond et long travail intérieur qui suppose beaucoup de discernement et de sagesse. Ce processus de prise de conscience permet l’émergence progressive d’une personnalité profonde et éminemment singulière – individuelle - qui est en devenir en chacun de nous, elle correspond à « l’homme nouveau » dont parle Saint Paul10.
Il est remarquable que Jung, comme médecin, à partir de ses très nombreuses observations cliniques, ait abouti à une approche de rêve similaire à celle de la Bible : ils peuvent nous guider, si l'on y prête suffisamment d’attention. Jung a en effet observé qu’un grand nombre de rêves suggèrent une voie à suivre dans le processus d’individuation11. Mais le langage des rêves est symbolique, l’interprétation d’un rêve est loin d'être univoque et contient toujours une grande part de subjectivité. Ainsi, ce que Jung nomme « l’action régulatrice » de l’inconscient ou ce que le croyant peut considérer comme lié à Dieu (la créativité dirigeante pour Tillich), ne force pas la liberté humaine en nous faisant part « d’injonctions divines ». Mais par l’usage du langage symbolique, Dieu nous délivre avec un infini respect de notre liberté des messages qu’il nous reste à accueillir et interpréter dans la prière, éventuellement avec une aide extérieure.
Je n'ai présenté ici qu'un aperçu du processus de maturation spirituelle, tel que l'on peut le comprendre avec Tillich et Jung, j'invite donc le lecteur intéressé par cette approche à poursuivre la réflexion12. On s'engage sérieusement dans ce véritable chemin initiatique que si l'on en ressent une nécessité intérieure, cela peut être à cause d'une souffrance trop difficile à supporter. Il me semble que la crise sanitaire actuelle, pour ceux qui ont le courage d'affronter l'angoisse de la mort qu'elle implique, ou du moins l'angoisse ressentie devant sa vulnérabilité fondamentale de créature, peut être une opportunité pour mieux percevoir notre propre fondement divin et s'engager dans un processus de transformation intérieure pour « plus être ».
Notes
1 En plus de son œuvre théologique et philosophique, ce pasteur a aussi écrit des textes d'une grande profondeur spirituelle, voir notamment Paul Tillich, L'être nouveau (Paris, Planètes, 1969) ; L’Éternel maintenant (Paris, Planètes, 1969) et Quand les fondations vacillent (Genève, Labor et Fides, 2019).
2 Paul Tillich, Théologie systématique II, Cerf, Labor et Fides, Les Presses de l'Université Laval, 2003, p. 46-47.
3 Tillich comprend Dieu comme fondement, « puissance d’être », Il est ainsi au cœur de l'homme comme source de vie. Ce théologien qui a une conception immanente de Dieu critique le théisme, au sens où dans cette conception Dieu est « situé » à l'extérieur, « au-dessus » de l'homme, qu'il « surplombe ».
4 Paul Tillich, Théologie systématique I, Cerf, Labor et Fides, Les Presses de l'Université Laval, 2000, p. 154-158.
5 Paul Tillich, Théologie systématique II, Cerf, Labor et Fides, Les Presses de l'Université Laval, 2003, p. 146-155.
6 Ibid., p 152.
7 Paul Tillich, Quand les fondations vacillent, p. 129.
8 Christophe Gripon, Le processus de sanctification de Paul Tillich et le modèle de la psyché de Carl Gustav Jung : un enrichissement possible? Éléments de discussion sur la théologie de John P. Dourley, Laval théologique et philosophique, 75\1 (février 2019), p. 17-37.
9 Christophe Gripon, Sanctification et Individuation : une discussion de l'approche téléologique du symbole chez Tillich, Jung et Ricœur, colloque, Paul Ricœur et Paul Tillich en dialogue, Institut protestant de théologie, Paris, juin 2019, à paraître.
10 Cette nouvelle personnalité a pour caractéristique non seulement d’être fondamentalement libre et singulière, mais aussi d’avoir la capacité à rentrer en relation harmonieuse avec les autres : il ne s’agit donc absolument pas d’individualisme, tout au contraire.
11 Jung a interprété près de cent mille rêves et a encore de nombreux continuateurs qui enrichissent sa psychologie. On pourra consulter, pour une première approche d'inspiration jungienne de l'importance des rêves dans la vie spirituelle, Anselm Grün et Hsin-Ju Wu, L'interprétation spirituelle des rêves, Paris, Salvator, 2015.
12 Les références mentionnées dans les notes 1 et 11 sont très accessibles. Certains éléments de ce parcours (et d'autres qui ne sont pas abordés ici) sont plus développés dans un petit livre très simple, à propos duquel le théologien jésuite Christoph Theobald a écrit « Ce livre a l'immense qualité de confronter le lecteur avec les textes bibliques et de proposer ce qu'on aurait appelé au moyen âge une catena aurea [chaîne d'or]. L'ensemble se lit très bien, car les chapitres sont brefs et bien centrés, à chaque fois, autour d'un seul thème. Il propose en même temps au lecteur un véritable parcours » (quatrième de couverture), Christophe Gripon, Préface de François Nault, Les portes du ciel, chemins de vie spirituelle vers la Sagesse, Paris, Médiaspaul, 2018.
Christophe Gripon est professeur de chaire supérieure et docteur en physique. En parallèle avec ses activités d’enseignement en sciences, il prépare un doctorat à l’Institut Protestant de Théologie (Paris). Ses travaux de recherche portent sur la théologie de Paul Tillich et la psychanalyse de Carl Gustav Jung. Il est l’auteur de plusieurs articles et ouvrages en sciences, théologie et spiritualité.