Le « rituel des fils »
Par Isabelle Kostecki – 1er avril 2021
Une enquête menée au Québec durant la première vague de la pandémie de COVID-19 auprès d'intervenants et intervenantes en soins spirituels révèle de nombreuses initiatives pour briser l’isolement des patients et créer des ponts entre les mourants et leurs proches. L’auteure présente ici une description ethnographique du cas d’un rituel particulièrement porteur pour revitaliser les liens sociaux auprès d'humains confrontés à la séparation et la mort omniprésentes.
Quand la pandémie entre par la porte, les morts s’en vont par la fenêtre. La crise qu’a provoquée le virus SRAS-CoV-2 en 2020 a eu pour effet d’isoler les mourants et les séparer de leurs familles, en particulier durant la première vague et dans sa foulée du printemps à l’été 2020. Le Québec figurait alors parmi les pays développés avec le taux de mortalité le plus élevé avec 721 décès par million d’habitants, loin devant la France (531), ou la Suisse (217)1. Cette première vague du virus au Québec a principalement décimé les personnes âgées et les plus vulnérables, dont plus de 80% dans des institutions pour aînés, angles morts de la vision administrative devenus lieux d’hécatombes2. Avec les pratiques de distanciation physique et donc, de rupture sociale, on a laissé aller nos morts sans pouvoir les accompagner correctement dans leur fin de vie, ni les honorer avec des derniers rites. Nos choix dans la gestion du virus ont dérobé les honneurs dus aux mourants, à qui on a dit adieu par les fenêtres d’un écran digital, des carreaux d’une vitre ou des visières de protection.
On en sait encore peu sur les rites de mort hospitaliers en temps de pandémie. J’ai donc cherché, comme anthropologue, à recueillir les témoignages « à chaud » des intervenants en soins spirituels (ISS) durant la première phase de la crise. Je me suis tournée vers sept ISS que j’avais déjà suivis en 2018 - 2019 dans le cadre d’une enquête ethnographique sur les rites de mort et de deuil en milieu hospitalier3. Leurs témoignages montrent que, telles l’eau et la vie qui trouvent toujours leur chemin au gré des barrières, les rituels ont persisté pour tenter de faire sens et relation, là où il en avait brutalement manqué.
Les rituels de lit de mort jouent un rôle central dans les processus de deuil en remplissant des fonctions maintes fois identifiées par les anthropologues: marquer dans la conscience le passage vers la mort, normaliser les émotions et permettre leur expression contenue, situer le défunt dans une vie après la mort, construire du sens autour de la mort en fonction de la vie en sollicitant l’esthétique, l’imaginaire et les traditions religieuses, et très important, réaffirmer l’ordre social et les réseaux relationnels. Ces rites mortuaires accomplis dans des conditions régulières pacifient les émotions et l’angoisse existentielle des endeuillés et du mourant.
Comment, toutefois, conduire de tels rituels alors que les repères ont volé en éclat, alors que proches, accompagnants et soignants sont couverts de masques, gants, jaquettes et visières s’emplissant de buée et que tout se perd comme le regard, le verbal, les sourires, ainsi que la chaleur de la peau? Face au poids extraordinaire des barrages au lien social dans les institutions de santé pendant la période initiale de la pandémie, les ISS ont revêtu le rôle de médiateurs relationnels et passeurs entre mondes du vivant et des morts, plus encore que d’habitude. En collaboration avec leurs équipes soignantes, les ISS ont pris de nombreuses initiatives pour briser l’isolement des patients et faciliter les liens lors des derniers adieux4.
Contrairement à ce que l’on peut s’imaginer, les intervenants en soins spirituels n’ont pas fait de la pandémie un thème significatif en tant que tel durant les rituels de mort. Ils ont plutôt traité de ses effets secondaires sur le lien social en sacralisant l’importance du relationnel et des liens affectifs. Un cas notable est le « rituel des fils »5 que nous relatons ici avec le témoignage de Julie6, intervenante en soins spirituels expérimentée de la région de Québec.
Invoquer ces liens qui nous animent : le rituel des fils
Julie a adapté le « rituel des fils » aux circonstances extraordinaires de la pandémie et a pu le conduire à plusieurs reprises durant la première vague. Selon cette ISS, cette cérémonie permet « à des gens de célébrer ensemble les liens qui les lient dans leur humanité commune » ; cette communion lors des adieux permettant de transgresser les barrières érigées dans l’espace où se perd le lien.
Julie, fort impliquée dans les réflexions entourant le renouvèlement des rites, m’a relaté un cas marquant de cette cérémonie des liens. Une fin de journée de l’été 2020, elle intervient en zone chaude d’une institution (concentrant les cas COVID-19), auprès de Mariette, une femme de soixante-dix ans, consciente, mais très faible, entourée de ses deux enfants. Debout autour du lit, tous accoutrés de visières, masques, gants longs, et blouses de protection, ils ont chaud et transpirent. Une infirmière, pareillement attriquée, se joint à eux pour participer discrètement à la cérémonie. L’ISS utilise son propre téléphone intelligent, placé dans un sac de plastique transparent pour se connecter sur Messenger via son compte personnel et joindre par appel vidéo les nièces et neveux de la patiente. L’appareil est ensuite placé dans les mains de Mariette, faible, maigre et au teint jaunâtre, pour qu’elle y voie « les visages humains que nous, on n’avait plus ».
Julie présente le rituel dont le thème est le fil, afin de concrétiser les liens qui les unissent les uns les autres. Elle demande aux participants de se présenter et de qualifier le lien qui les unit à Mariette et qui les rassemble ce jour-là. Ainsi émerge dans la conscience de groupe l’histoire de qui elle était pour eux, de sa vie, ses qualités, ses souhaits et ses croyances. Puis, l’ISS souligne l’intention collective d’accompagner Mariette dans ces moments difficiles, et de lui montrer leur solidarité et leur attachement pour se rappeler qu’ils ne sont pas seuls dans l’épreuve qu’ils vivent.
Elle entame alors avec naturel une oraison poétique afin de faire voyager l’imaginaire du groupe dans le monde symbolique. En rappelant le motif du fil, elle souligne combien il est omniprésent, avec le fil d’Ariane qui aide à ne pas se perdre dans le labyrinthe, les fils conducteurs, les fils de trame et les fils de chaîne, le fil du temps qui s’enfuit trop vite ou bien trop lentement, le fil qui devient précieux quand notre vie ne tient qu’à un fil. Elle évoque aussi les fils qui courent partout à l’hôpital: les tubes d’oxygène qui permettent de respirer, les fils des chirurgiens pour fermer les blessures, les fils de téléphone pour donner des nouvelles à ses proches. Mariette, elle aussi, est tenue par des fils qui connectent les veines de sa main à un soluté, et ses poumons à un cylindre d’oxygène. Et bien sûr, les fils entre la mourante et ses proches, qui les unissent les uns aux autres et qu’on appelle des liens. Les liens affectifs qui unissent les membres d’une famille, ainsi que les liens thérapeutiques qui unissent les soignants aux patients.
Après avoir ouvert un espace pour que puissent réagir les proches dans l’émotion, Julie souligne combien les liens qu’ils ont tissés avec Mariette sont fait de temps et de respect précieux. En temps normal, Julie fait alors passer une pelote de laine de la patiente à chaque membre de la famille, afin de manifester visuellement leurs liens en tissant une toile de solidarité, d’amour et d’amitié autour de la patiente. Ces jours-ci, elle doit s’en tenir à l’image des liens invisibles qui en devient d’autant plus saisissante dans leur contexte de privation de contact. Elle poursuit alors avec le récit d’Antoine de St-Exupéry sur le lien qui grandit entre le Petit Prince et le renard, s’apprivoisant pour devenir, avec le temps, uniques au monde l’un pour l’autre. Lorsque l’ISS fait écho des paroles du renard révélant qu’on ne voit bien qu’avec le cœur, ces liens essentiels quoiqu’invisibles pour les yeux, Mariette et ses proches en sont extrêmement émus. On devine leurs yeux brillants dans les fenêtres des visières et de l’écran de la tablette. La nièce pleure à chaudes larmes, tout comme l’infirmière, plus discrètement.
Emplis du lien qu’ils ont tissé ensemble, Julie les invite maintenant à se recueillir et se relier ensemble spirituellement. En silence, les liens sont alors investis d’une telle reconnaissance qu’ils en revêtent une importance ultime, sacrée. Dans ce cas, vu l’attachement de Mariette à son héritage catholique, Julie scelle cette constellation relationnelle en y joignant Dieu et invoquant le lien d’amour éternel et plus fort que la mort qui le lie à Mariette. Elle invite ensuite les participants à réciter la prière du Notre-Père afin de confier Mariette à Dieu. Après ce moment solennel, l’ISS oriente Mariette et ses proches vers l’après, en disant que leur mère ou tante continuera de vivre en eux en ce qu’elle a de beau et de bon, dans un lien transformé et invisible, mais non moins permanent. Julie clôt le rituel avec un coup d’envoi vers le fil du temps et des rencontres futures où, forts de l’héritage de Mariette, ils continueront à se relier les uns aux autres et à créer des alliances bienfaitrices. La patiente fait un signe de bye-bye de la main à sa famille que Julie relaye aux nièces et neveux dans la tablette. La dame décédera quelques heures plus tard.
Quelques jours après, Julie recevra un message de remerciement sur Messenger de la famille lui disant : « Vous avez été nos yeux, nos mains, pour redire et faire sentir à notre tante qui était loin combien on l’aime ». Quant à l’infirmière, elle confiera à Julie que d’avoir pu célébrer cette vie avec la famille aura donné sens à son travail acharné en temps de crise: « Maintenant, je comprends pourquoi vous êtes là, je veux continuer à faire appel à vous car vous faites la différence ».
Le rituel des fils, par James P. Roney pour Isabelle Kostecki, 2020
De la puissance des rituels de fin de vie
Si Julie, l’officiante du rituel des fils, utilise en temps normal une pelote de laine pour concrétiser les liens familiaux dans la conscience, elle s’est adaptée aux conditions de la pandémie. Vu les possibilités sensorielles limitées, elle a « exploité +++ les images des liens » en investissant l’imaginaire du groupe. Le cadre symbolique englobe souvent des référents religieux en respect des croyances et de l’héritage des participants ainsi que des narratifs qui résonnent avec les sensibilités contemporaines, comme celle du Petit Prince et du renard qu’affectionnent tant de personnes de la francophonie.
Les rituels que porte Julie avec une force tranquille se démarquent par son aisance verbale enveloppante. En s’appuyant sur une rhétorique poétique, elle tisse des constellations affectives, invitant les proches à s’exprimer et convoquant une expérience d’intimité autour du mourant. En investissant une qualité de présence et des sentiments d’amour dans le rituel de fin de vie, les participants viennent sceller leurs alliances. Durant le rituel, la réalité du lien social, cet « essentiel invisible », est affirmée par-dessus la souffrance de la séparation causée par la pandémie. Comme l’explique Julie, « on vient boucler la boucle, on vient faire un point d’orgue sur un évènement à la limite de la vie, qui est confrontant, mais en même temps, on part, on ouvre vers un autre possible ». Le sens créé par le rituel spiritualise l’expérience de fin de vie vécue par la famille en ouvrant la possibilité de ressentir et penser la vie dans la continuité de la mort. La survie du mourant est par ailleurs souvent évoquée comme ayant cours dans l’intériorité de ses proches, qui continueront d’être habités de ses qualités.
Les rituels hospitaliers adaptés tant bien que mal durant la pandémie permettent, malgré les circonstances, une certaine pacification des émotions en reliant ce qui a été coupé et faisant communier ce qui a été séparé. En donnant à vivre le lien social dans un registre affectif fort et significatif, ils ont le potentiel de le rétablir et le faire vivre sur un temps plus long. On trouve dans la description de la cérémonie des fils une démonstration explicite de la fonction du rituel à régénérer le tissu social. Ces dynamiques relationnelles, centrales dans ces rites, évoquent la fonction liante du religieux en sens étymologique du religare. Cette religiosité fondamentale émerge quand les êtres relationnels que nous sommes communions ensemble et avec plus grand afin de survivre à notre finitude et celle de nos pairs. En permettant ainsi aux personnes face à la mort de s’animer dans leurs liens relationnels, les ISS les aident à reprendre vie et affirmer la continuité du vivant à travers la mort. Passeurs des morts vers un autre monde, mais aussi passeurs de vie, le rôle des ISS est d’autant plus porteur dans l’omniprésence de la mort et du chaos engendrés par la pandémie.7
Notes
1 En considérant le taux de mortalité cumulé depuis le début de la crise en date du 24 octobre 2020. Le Québec affiche avec la deuxième vague des taux de mortalité plus faibles, tout comme l’état de New York très affecté lors de la première vague. (Choinière, Robert, « Comparaisons santé : Québec/Canada/OCDE. Un regard comparé de l'état de santé des québécois », https://comparaisons-sante-quebec.ca/mortalite-par-covid-19-quebec-et-comparaisons-internationales/).
2 Ibid. (une situation sensiblement améliorée lors de la deuxième vague).
3 Un projet de recherche doctorale financé par le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (CRSH 2017-2021) et qui vise à comprendre la pertinence et la portée des rituels de fin de vie pour les mourants et leurs proches.
4 Voir le texte « Derniers adieux par la fenêtre: rites de fin de vie en temps de pandémie COVID-19 », à paraître en 2021 dans un recueil collectif publié aux éditions Aracné (Rome) sous la direction de Pascal Lardellier.
5 Ce rituel figure dans un recueil élaboré par le Centre SpiritualitéSanté de Québec. Le livret regroupe des modèles de cérémonies laïques et religieuses destinées à être utilisées auprès de personnes de croyances variées, incluant des athées.
6 Il s’agit d’un nom fictif.
7 Ce texte est présenté ici en version abrégée et paraîtra dans sa version entière aux éditions Aracné (Rome) en 2021, « Derniers adieux par la fenêtre: rites de fin de vie en temps de pandémie COVID-19 ».
Isabelle Kostecki est candidate au doctorat en anthropologie et en sciences des religions aux Universités de Montréal et Fribourg (Suisse). Elle se spécialise dans les rites contemporains, la spiritualité en milieu de soins et la créativité rituelle.