Par Martine Tremblay – 1er août 2024
Martine Tremblay, intervenante en soins spirituels au CHU de Québec-Université Laval, partage ses observations sur la manière dont la mort est perçue et gérée dans les hôpitaux depuis 1999. L’article invite à une réflexion profonde sur notre rapport à la mort, encourageant une perspective plus bienveillante et complète dans l’accompagnement des mourants.
Si tu dis « mourir » dans un hôpital, personne n’entend. Tu peux être assuré qu’il va y avoir un trou d’air et que l’on va parler d’autre chose1 (Éric-Emmanuel Smith. Oscar et la dame rose).
Un regard rétrospectif
Le présent article est, vous le savez déjà, subjectif. Mes propos sur la mort sont teintés de mon vécu en tant qu’intervenante en soins spirituels (ISS) dans un Centre hospitalier de soins de courte durée à Québec.
En 1999, à mon arrivée au CHUL, on ne parlait pas de la mort. Comme si elle n’existait pas pour des milliers de patients hospitalisés en néonatalogie, en pédiatrie et en médecine adulte. La mort, sans doute perçue comme un échec de la médecine spécialisée qui était si déterminée à guérir tant de maladies même incurables, était silencieuse et cachée. J’ai même parfois eu l’impression qu’elle n’existait pas en nos murs, tant elle était discrète.
La constitution d’équipes de soins palliatifs pour les adultes a progressivement permis à la mort d’apparaître dans certains discours, orientations, formations et politiques. Non seulement la souffrance globale était prise en charge2, mais voilà que les proches devenaient des partenaires de soins. Des équipes multidisciplinaires rendaient enfin possible l’idée « d’apprivoiser la mort », plutôt que de vouloir la repousser.
« C’est grand la mort, c’est plein de vie dedans ! » 3 chantait Félix Leclerc. Ces paroles remplies de mystère ont maintes fois été reprises pour inviter les personnes malades et leurs proches à approcher cette réalité inévitable qui s’imposaient à eux : la mort à venir. Apprivoisée par les soins palliatifs, la mort est devenue une expérience humaine, un rendez-vous précédé d’un accompagnement, un moment où celui qui nous laisse nous convie à une quête de sens et d’infini.
Personnellement, c’est à l’automne 2004 avec la Dre Hélène Roy, pédiatre en soins palliatifs, que j’ai expérimenté à plusieurs reprises comment la mort d’un enfant est en soi un drame et une injustice irréparable. Les mots du titre de l’ouvrage « Le tragique de la décision médicale : La mort d’un enfant ou la naissance de l’absurde » de Denis Devictor4 ont pris cruellement tout leur sens. Alors que la mort d’une personne adulte ou âgée pouvait sembler faire partie de la normalité de la vie, celle d’un enfant qui avait à peine vécu, qui ne pouvait pas effectuer un bilan de ses réalisations ou léguer un héritage matériel ou spirituel, est devenue pour moi objet de révolte. Comment consoler des parents éplorés pour qui le présent et l’avenir viennent de s’effondrer ? Quels mots employer pour rassurer un enfant mourant qui ne souhaite que vivre encore longtemps ? Puisque les paroles me sont apparues de plus en plus superflues, j’ai choisi d’offrir une présence rassurante et réconfortante empreinte de douceur, d’écoute et « de calme dans la tempête ».
Cette époque correspond à une augmentation de la publication d’une littérature scientifique et populaire au sujet du vécu spirituel de l’enfant face à la mort. Que veut dire « mourir » pour un enfant de 4 ans ou pour un adolescent de 14 ans ? À quel âge l’enfant comprend-il que la mort est inévitable, même pour les « super-héros » ? Quelle est la plus grande peur d’un jeune enfant ou d’un jeune adulte devant la mort ? Des pistes de réponses ont émergé de nombreux écrits parmi lesquels on retrouve l’excellent ouvrage de Josée Masson intitulé « Mort mais pas dans mon cœur » 5.
N’allez pas croire que la mort est passée d’ennemie à amie ! Elle a plutôt pris « visage d’enfant », elle est devenue encore plus personnalisée et ouverte à l’accompagnement spirituel et humain. Ensemble, médecins, infirmières, préposés aux bénéficiaires, travailleurs sociaux, éducateurs spécialisés, tous ont déployé leurs compétences et leur générosité pour soulager la souffrance et prendre soin des parents endeuillés, mais aussi des membres de la fratrie souvent touchés pour la première fois par la mort d’un proche.
En tant que soignants, comment demeurer présents au fil de ces rendez-vous prévisibles et imprévisibles avec la mort des enfants et des adultes ? Il faut certes « savoir prendre soin de soi », mais on doit surtout toujours travailler en équipe et y tisser des liens.
Un regard spirituel
Côtoyer la mort en milieu hospitalier durant de nombreuses années, m’a permis de remarquer la distanciation progressive de celle-ci avec la religion qui, pendant longtemps, a été porteuse de sens dans les événements de la vie, qu’ils soient joyeux ou tristes. Pour plusieurs personnes enracinées dans la foi chrétienne, la fin de la vie correspondait à l’entrée dans une autre vie, auprès de Dieu. Parfois « père bienveillant et miséricordieux », parfois « juge posant un regard sévère sur l’existence », Dieu a progressivement disparu (ou presque) de la fin de vie et de la mort. Avec lui s’est estompée la peur de l’enfer, du purgatoire et des limbes pour laisser place à la peur de l’inconnu, Dieu lui-même faisant désormais partie de cet inconnu.
Personnes malades en fin de vie, proches éplorés par le décès d’un être cher, soignants consacrés au mieux-être des patients, pour tous la mort est une invitation à un questionnement sur le sens de la vie et de la mort. La mort interroge notre spiritualité et nous convie à nommer ce qui la constitue. Que ce soit pour nier son existence ou faire appel à lui, la mort interroge nos croyances en Dieu.
Chaque semaine, une personne en fin de vie me dit : « On ne sait pas ce qu’il y a après la mort ! Personne n’est jamais revenu nous le dire ! Peut-être qu’il n’y a rien ? » Je leur réponds parfois : « Un certain Jésus est revenu d’entre les morts pour nous en parler, mais il l’a fait en paraboles et en actes de bonté ». Et l’autre d’ajouter : « S’il avait parlé pour qu’on le comprenne plutôt qu’en paraboles, croire et espérer serait beaucoup plus facile ! ».
Le « Jésus historique » dont on retrouve la trace dans les récits du passé a bien du mal à vivre encore, même ressuscité ! La plupart de nos contemporains se confient à un Être suprême bienveillant ou bien à leurs parents et grands-parents décédés qui veillent sur eux. Pour d’autres, cette vie n’en est qu’une parmi la succession de leurs autres vies, succession dont le but est de devenir libre et meilleur. Il y a aussi ceux pour qui la mort est comme la triste fin d’un film porteur de chagrin. Plusieurs ne sont pas désespérés, mais plutôt résignés ou révoltés devant la mort inéluctable. Peu importe les croyances spirituelles ou religieuses, il y a toujours place à une présence bienveillante qui sait écouter sans juger, qui invite au pardon et qui se surprend à aimer.
Un regard actuel
Il me semble que l’arrivée de l’aide médicale à mourir (AMM) modifie le rapport des personnes malades et des soignants face à la mort. La mort, combattue et repoussée par les avancements de la science et de la médecine, devient désirable et souhaitée. Plutôt que de l’attendre et de l’accueillir « en son temps », que de la craindre et de chercher à la vaincre, la mort devient une échappatoire à la souffrance, à la perte d’autonomie liée au vieillissement et à l’anxiété. Il y a certes des critères à respecter pour être admissible à l’AMM, mais il arrive parfois que « l’élastique soit étiré » pour les rencontrer. Peut-être que certains soignants ont alors l’impression de « rendre service » à la personne souffrante ?
D’imprévisible, même souvent pour les spécialistes des soins palliatifs, la mort devient prévisible à un moment déterminé par la personne elle-même. Elle pourra en choisir la date, le lieu et établir qui sera présent ou absent. Dans nos milieux de soins, l’AMM devient, affirme-t-on, un moyen de « mourir dans la dignité » comme si toutes les autres morts même paisibles et accompagnées n’étaient pas dignes et respectueuses de notre humanité.
Peut-être qu’en vivant ce « nouveau rituel » où la personne malade s’endort paisiblement et dont le cœur s’arrêtera dans quelques instants, on cherche à évacuer le tragique de la mort ? Avec l’AMM, la mort devient parfois une occasion de fête et de réjouissances, quelquefois aussi un moment de confidences et de remerciements. On ne l’attend plus, on la provoque. On ne guette plus le dernier souffle, mais la pulsation de l’artère coronarienne. On ne pleure plus des heures, mais à peine quelques minutes avant de s’en retourner chez soi. La mort devient soudaine et accélérée : « Ça ne sera pas long ! Environ 12 minutes ! » dit-on parfois pour rassurer les proches. Le protocole à suivre est déterminé et rigoureux, gage de réussite. Croire que l’unique prérequis est l’installation d’une voie veineuse dans chaque bras et qu’un seul médecin ou infirmière praticienne spécialisée (IPS) est suffisant pour que l’AMM ait lieu au moment fixé, c’est évacuer le besoin de soutien et d’accompagnement des proches. Ne pas préparer les enfants ou adolescents conviés à ce premier rendez-vous avec la mort, c’est oublier de prendre soin des plus vulnérables qui chercheront eux aussi à construire du sens à partir de cet événement inédit qui peut être pour eux bouleversant.
Je ne suis pas en défaveur de l’AMM, mais je suis contre sa banalisation. Je suis persuadée qu’en plus de l’infirmière et du médecin, il faudrait toujours solliciter la collaboration d’un psychologue, travailleur social et intervenant en soins spirituels. Bien plus qu’un acte médical, l’AMM est aussi un acte social et spirituel.
Un regard bienveillant
La mort, prévisible ou imprévisible, demeure pour tous une rupture. « Celui qui était présent », « celui dont on prenait soin », « celui qu’on aimait » sera désormais absent. Et pourtant, il ne sera pas entièrement disparu ou oublié. Les proches et les soignants se souviendront de lui ou d’elle.
Généralement, c’est un regard bienveillant qui sera posé sur cette personne, sur son combat contre la maladie, sur ses valeurs humaines et spirituelles et sur ses réalisations. Certains diront : « Il a eu une bonne vie ! Il est mort comme il aurait voulu. Je me souviendrai toujours de son sourire et de sa bonté. Il a eu une vie difficile, mais il s’est souvent soucié des autres et de moi ».
L’accompagnement spirituel des personnes en fin de vie devient fréquemment « invitation à la relecture d’une vie ». C’est avec respect que les personnes peuvent revisiter les bons et mauvais souvenirs qui les habitent encore. C’est parfois avec émerveillement qu’elles nomment leurs accomplissements et les valeurs qui ont guidé leur vie. L’accompagnement spirituel permet souvent de « se regarder » de manière différente et nouvelle.
Cet accompagnement spirituel convoque aussi à la vérité des relations passées et présentes, à la reconnaissance certes, mais également à l’échange des pardons. Il est si difficile d’aimer et d’accepter d’être aimé qu’il apparaît essentiel et libérateur de conclure que « Finalement, j’ai fait de mon mieux, avec le bagage qui était le mien, avec mes limites et les obstacles rencontrés sur mon chemin. » Apprendre à s’accueillir avec bienveillance permet souvent à la personne de mourir paisiblement.
Un regard invitant
Il restera de cette brève lecture que vous venez de faire, ce qui aura fait écho à votre expérience de la vie et de la mort. Non pas un discours, un rituel ou des paroles à répéter, mais un espace de réflexion qui j’espère, vous habitera encore longtemps.
Lorsque la maladie grave ou un accident soudain viendra bouleverser votre vie, celle d’un proche ou d’un patient confié à vos soins, lorsque la mort viendra bousculer tous vos projets ou vos plans de soins, prenez simplement le temps de vous arrêter et d’accueillir les émotions ou les peurs qui surgissent en vous. Je ne crois pas qu’on puisse vaincre la mort, mais nous pouvons toujours l’apprivoiser et lui reconnaître son passage obligé.
La mort nous invite à habiter notre vie, à privilégier nos relations et à humaniser nos soins. Elle nous convie à « devenir de meilleures personnes » et à laisser une humble trace de notre passage sur le chemin des humains.
Notes
1 Eric Emmanuel Smith. Oscar et la dame rose. Éditions Albin Michel, Paris 2004, p. 15-16
2 Ministère de la Santé et des Services Sociaux du Gouvernement du Québec. Politique en soins palliatifs de fin de vie., Mise en ligne : 10 juin 2004, p. 17
3 Félix Leclerc. Chanson : « La vie, l’amour, la mort ».1964.
4 DEVICTOR, Denis. Paris, Vuibert, 2008, 114 p.
5 Josée Masson. Mort mais pas dans mon cœur Guider un jeune en deuil. Les Éditions Logiques. Montréal 2011.
Martine Tremblay est intervenante en soins spirituels au CHUL du CHU de Québec – Université Laval depuis près de 25 ans. Détentrice d’une maîtrise en théologie, elle a, au fil des ans, développé une expertise en pédiatrie.