Apprendre à rebondir lorsque le travail nous confronte au pire

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Par Julie Fournier – 1er août 2024

En s’appuyant sur des témoignages réels et des études, madame Fournier aborde les défis du travail en réseaux de santé. L’article propose des stratégies pour cultiver la résilience vicariante, permettant aux professionnels de transformer les expériences traumatisantes en croissance personnelle et professionnelle, offrant ainsi un regard équilibré sur la réalité souvent intense de ces métiers essentiels.

 
Le domaine de la santé et des services sociaux est un milieu riche en expériences passionnantes et hautes en couleur qui peut nous exposer au plus beau, comme au plus laid de l’expérience humaine. Être confronté aussi intimement et quotidiennement à la détresse humaine, tout en devant y répondre avec bienveillance et compassion et indépendamment de ce qui se passe dans notre monde intérieur, n’est pas anodin. Par l’entremise de cet article, nous vous proposons d’aborder quelques-uns des impacts les plus sombres comme les plus lumineux du fait de côtoyer la détresse des gens au quotidien. Et qui sait, peut-être, vous offrir quelques pistes de stratégies pour apprendre à rebondir, lorsque votre travail vous confronte au pire.
 

La compassion et son côté obscur

Il y a quelques années, le ministère de la Santé et des Services sociaux misait sur le filon de la compassion comme une prédisposition, voire un atout distinctif, pour ceux qui se cherchaient un emploi dans le domaine : 
 


Source : Gouvernement du Québec (2018). Campagne sur les carrières en santé et services sociaux. [En ligne]. http://www.msss.gouv.qc.ca/ministere/campagnes/carrieres.php, page consultée le 2018.03.18.
 
Soyons honnêtes : nous ne pouvons pas être contre la vertu. Cette affiche au graphisme attrayant ne comportait malheureusement aucun avertissement en petits caractères au bas de celle-ci qui aurait dû, à mon humble avis, mentionner quelques-uns des risques du métier :

  • Insomnie et anxiété ;

  • Questionnements existentiels ;

  • Volonté soudaine d’aller « flipper » des burgers dans une grande chaîne de restauration rapide.

 
Pour ceux qui travaillent en contexte péri ou post-traumatique, nous aurions également pu y lire :

  • Expériences somatiques autant diverses que désagréables : nausées, impression de tomber dans une bulle (Cohen et Collens, 2012) ;

  • Un détachement ou une hypervigilance face aux dangers potentiels de la vie de tous les jours, que plusieurs d’entre nous associent à tort ou à raison à une déformation professionnelle (Cohen et Collens, 2012) ;

  • Une difficulté à décrocher en dehors de nos quarts de travail ou un envahissement soudain par des émotions difficiles (Splevins, Cohen, Joseph, Murray et Bowley, 2010).

 
Les cinq premières années de pratique seraient d’ailleurs les plus particulièrement intenses en ce sens (Pack, 2014). Pourtant, ces phénomènes sont vécus la plupart du temps dans l’ombre et pour plusieurs d’entre nous, ils flirtent bien souvent avec un sentiment de culpabilité et d’incompétence.
 

L’humanité commune de cette souffrance est mieux documentée que vous ne le pensez

Bien que ce ne soit pas le thème central de cet article, il faut prendre le temps de nommer que ce vécu émotionnel des aidants est tout de même bien documenté. Une foule de concepts y sont rattachés et pourtant, si peu expliqués dans notre parcours scolaire et professionnel. Si vous inscrivez ces termes dans les moteurs de recherche de banques de données scientifiques, chacun d’entre eux sera associé à des centaines, voire des milliers d’articles :
 


Image tirée de la conférence : Fournier, J. (2023). Le trauma vicariant : déformation professionnelle ou problématique? La porte rouge consultation.

Pourtant, je vous pose la question : vous a-t-on formé sur ces phénomènes et surtout, outillés pour y faire face ?
 

Une réalité bien cachée et intimiste de la compassion

Pour ma part, personne ne m’avait préparé aux périodes d’insomnies qui allaient m’accompagner à la suite de mes évaluations aux constats incertains :

  • Ai-je bien ciblé le problème ?

  • Ma cliente va-t-elle passer la nuit ?

  • Pourquoi est-ce que je ne comprends pas l’apparition de cette manifestation ?

  • Ai-je manqué quelque chose ?

 
Personne ne m’avait expliqué que ma vision de la parentalité allait changer du tout au tout lors de cette intervention du mois d’août 2003, où je suis intervenue auprès de deux parents endeuillés par le suicide de leur fils de 22 ans.
 

Il s’appelait Alexandre.

J’ai encore précisément en mémoire la scène de ses deux parents qui s’étreignent quelques minutes après la découverte de son corps froid et sans vie. Quand je ferme les yeux, je peux voir le détail du moment, leur expression faciale et la peine qui les submerge.
 
Cette intervention a changé ma vision de la parentalité à jamais. Je pense souvent à lui et ses deux parents. Mon mari et moi avons sept enfants de 5 à 23 ans et force est d’admettre que l’histoire familiale que ses parents m’ont racontée croise régulièrement celle de notre famille. Et c’est exactement grâce ce phénomène de va-et-vient continuel entre ma vie professionnelle et personnelle que je suis encore là, 25 ans après avoir ouvert la porte de son petit bungalow à l’aube de cette journée chaude d’août. Ce mouvement perpétuel de balancier entre ma réalité et celle des gens que je croise sur ma route professionnelle est à l’origine de bien de moments d’angoisse de mère, mais aussi, de belles leçons apprises sur le lâcher-prise, la paix face aux bourdes de mes garçons et la fierté de les laisser choisir leur propre destinée.
 
Je suis toujours aussi passionnée, mais soyons honnête, un peu éméchée par tous les constats que mon travail m’a apportés. Nous sommes plusieurs à vivre ce processus avec pudeur et retenue, comme si le processus était intime et relié à une forme de spiritualité. Et c’est exactement dans cette danse intimiste que l’espoir s’amène à nous.
 
« C’est dans la pénombre que la lumière est belle », Fred Pellerin avait donc raison avec le refrain de sa chanson « Tenir debout ». Dans toute cette pénombre et les effets difficiles du quotidien de notre travail se trouve une ouverture lumineuse qui est encore plus belle lorsqu’elle est mise en perspective avec le plus sombre de notre vécu. Et ce phénomène porte un nom : la résilience vicariante.
 
La résilience vicariante est ce processus par lequel notre exposition aux évènements traumatiques de nos clients, tout comme leur rétablissement, génère des impacts positifs dans notre vie (Hernandez, Engstrom, et Gangsei, 2010).
 
C’est une forme de croissance personnelle qui prend racine dans notre parcours professionnel. Au même titre que votre mécanicien a probablement des pneus de qualité sans les payer au plein prix, la résilience vicariante vous permet d’utiliser votre position de témoin de la souffrance pour devenir plus résilient et ainsi, mieux rebondir face à l’adversité de votre profession impliquant la compassion. C’est une forme de gain secondaire à ces expositions troublantes de votre travail et de son large nuancier d’évènements difficiles.
 
C’est par ce même processus que nous en arrivons, jour après jour, à construire un sens, grandir et nous transformer en contexte d’exposition prolongée à la souffrance des gens (Hernandez, Gangsei et Engstrom, 2007). Certains auteurs ont d’ailleurs ciblé cette résilience comme un des facteurs qui peut venir contrebalancer les effets négatifs d’être témoin au long court d’histoires traumatiques.
 
Il existe ainsi toute une série de dimensions associées à ce phénomène (Cohen et Collens, 2012) :

  • Un changement dans notre façon de voir la vie ou dans nos buts ;

  • Un vent d’espoir inspiré par le vécu des gens que nous accompagnons ;

  • L’augmentation de notre capacité à nous ressourcer ;

  • Une conscience accrue du pouvoir relatif à la situation sociale ;

  • Une aptitude augmentée à rester présent tout en écoutant le récit traumatique des gens ;

  • Une sensibilisation au pouvoir thérapeutique d’être exposé à la spiritualité des gens que nous accompagnons.

 
Il y a donc bel et bien deux côtés à la médaille de la compassion en contexte professionnel. Bien que le côté plus difficile soit souvent bien caché, il est étonnant de constater que celui lumineux l’est encore plus. Mais pourquoi donc s’en priver et ne pas le partager ? Il n’y a pas de chemin unique pour apaiser notre âme et notre corps face à la détresse des gens. Pour y arriver, il faut prendre un pas de recul pour se connecter à soi, ce qui est exactement le contraire de ce que notre monde contemporain nous demande. Ça peut parfois même paraître contre-productif.
 

Être dans sa bulle est utile et adaptatif, mais pas tout le temps

Il arrive par exemple que de ralentir ne soit pas la bonne démarche dans le moment présent puisque nous devons faire face à une menace réelle et que sans cet effet « bulle » ou de déconnexion, nous ne pourrions tout simplement pas faire face à notre quotidien. C’est exactement cette même bulle qui vous a probablement permis de vous déconnecter de plusieurs circonstances anxiogènes ou souffrantes pour passer à l’action et être plus productif. Ce mécanisme a non seulement une utilité lorsque le stress monte, mais il est tout autant adaptatif.
 
À force de trop l’utiliser, toutefois, il nous coupe de tout le potentiel de résilience vicariante que notre milieu nous offre puisque nous ne sommes pas à l’écoute de cet effet rebond qui nous fait vaciller entre notre vécu professionnel et celui personnel.
 

L’autosoin oui, mais il y a tant d’autres choses à explorer

Je suis toujours touchée de voir des professionnels ralentir et prendre le temps d’explorer différents moyens pour prendre soin d’eux. C’est un si beau cadeau à s’offrir et peu de gens prennent le temps de s’y attabler au long court. Si c’est votre cas, je vous en félicite. Il faut prendre le temps d’honorer cette démarche.
 
Prenez toutefois le temps de rester critique face aux différents messages contradictoires portant sur les « bonnes » façons de prendre soin de soi. Il y en a tellement qu’on ne sait plus où donner de la tête. À trop vouloir être « performant » dans l’autosoin, on en perd l’objectif initial : prendre soin de nous, en fonction de nos besoins du moment. Parce que dans les faits, si nous écoutons toutes les recommandations que la science a à nous offrir, l’autosoin serait un job à temps plein ! Pour ma part, j’ai rapidement abandonné cette quête de l’hygiène de vie parfaite pour accorder davantage mon attention sur ce que je pouvais alimenter plutôt que de fuir. Arroser les fleurs plutôt que les mauvaises herbes, nous a-t-on déjà dit ?
 

Dimensions à investir pour alimenter la résilience vicariante

Pour être alimentée et grandir, la résilience vicariante nécessite de ralentir et prendre du temps de recul. Elle demande qu’on ralentisse nos journées effrénées pour pouvoir prendre le pouls de comment nous allons, et effectuer les actions nécessaires pour répondre à nos besoins du moment. Voici quelques-uns des ingrédients actifs qui pourraient vous aider en ce sens, pour explorer les côtés plus lumineux de la compassion.
 
Support entre pairs et humour : le support entre pairs n’est pas une perte de temps. Trop souvent, les gens se sentent coupables de ralentir pour rigoler et tout simplement avoir du bon temps entre eux. Pourtant, faire face à l’adversité au travail demande de se sentir en sécurité émotionnellement et connecter les uns aux autres. Trouvez donc le ou la collègue avec qui vous avez le plus de plaisir et nourrissez et chérissez ce lien. La sécurité et la connexion sont au cœur des relations qui vous permettront de prendre un pas de recul lorsque ce sera plus difficile, d’avoir un soutien extérieur et surtout, de partager des moments où vous pourrez nourrir une perspective plus large de votre vie professionnelle, comme personnelle. Elles vous permettront également d’accepter de vous montrer vulnérable avec une poignée de gens qui vous connaîtront bien et sauront répondre à vos besoins, sans que vous vous sentiez menacé par le fait qu’ils vous voient dans ce moment sensible.
 
Baliser notre parcours de compassion : la compassion comporte trois dimensions : distinguer la présence de souffrance, être empathique et prendre action pour la soulager (Brill et Nahmani, 2017). Plutôt qu’offrir cette compassion exclusivement aux gens que vous aidez, je vous invite à tourner la lunette de la compassion vers vous-même. Sachez reconnaître vos propres signes de souffrance est une première étape à la solution. Vous pourrez alors mieux y répondre. Est-ce en prenant le temps de faire de la méditation ? Du yoga ? En prenant une pause de 15 minutes à la fin de votre quart de travail pour laisser déposer vos émotions ? Écrire un journal de bord ? L’important n’est pas le moyen, mais bien le fait de prendre le temps d’adresser ces enjeux sur une base régulière. Avec le temps, vous deviendrez bon pour localiser comment reconnaître vos signes de détresse et y répondre avec empathie.
 
Supervision clinique et codéveloppement : prendre le temps de revoir cliniquement les situations plus délicates est un moyen d’apprendre de celles-ci et de sortir de l’isolement. Dites-vous que si vous vous butez à une difficulté au travail, vous n’êtes certainement pas le seul à l’avoir vécu. Aucune supervision n’est planifiée par votre organisation ? Pourquoi ne pas prendre le temps de démarrer un groupe de codéveloppement ?
 
Formations : il n’est jamais trop tard pour apprendre sur les deux côtés de la médaille de la compassion ! Prenez le temps de vous former sur la fatigue de compassion et les autres risques associés aux professions qui l’implique. Vous pourrez mieux cibler les éléments problématiques, et les éléments protecteurs et ainsi investir les bonnes cibles, avec les bonnes stratégies. Chaque aidant est unique, tout comme les stratégies efficaces pour chacun d’entre eux.
 

Pour savoir rebondir, il faut savoir ralentir

Et bien voilà ! Nous avons survolé quelques-uns des bons, comme des moins bons côtés de la compassion. Prendre le temps de lire un article sur le bien-être des aidants et de déposer votre réflexion est déjà un pas vers le ralentissement nécessaire à la démarche pour alimenter la résilience vicariante dans votre quotidien. Maintenant, il reste à prendre autant soin de vous que vous le faites avec les autres. Et pour y arriver, je vous offre d’ouvrir ce monde intime de la compassion que vous avez en vous pour la partager avec vos proches et les gens de votre milieu en qui vous avez confiance.
 
Et rappelez-vous : pour pouvoir rebondir, il faut d’abord prendre le temps de se déposer, pour mieux vous propulser à nouveau.
 

Références

Brill, M. et Nahmani, N. (2017). «The presence of compassion in therapy». Clinical social worker, 45, p.10-21.

Cohen, K. et Collens, P. (2013). «The impact of trauma work on trauma workers: a metasynthesis on vicarious trauma and vicarious posttraumatic growth ». Psychological trauma: theory, research, practice and policy, 5(6), 570-580.

Fournier, J. (2023) «Le trauma vicariant : déformation professionnelle ou problématique»La porte rouge consultation.

Gouvernement du Québec (2018). Campagne sur les carrières en santé et services sociaux.  [En ligne]. http://www.msss.gouv.qc.ca/ministere/campagnes/carrieres.php, page consultée le 2018.03.18

Hernandez, P., Engstrom, D. et Gangsei, D. (2010). «Exploring the impact of trauma on therapists : vicarious resilience and related concepts in training ». Journal of systemic therapies, vol. 29 (1), p.67-83.

Hernandez, P., Gangsei, D., & Engstrom, D. (2007). «Vicarious resilience: A new concept in work with those who survive trauma ». Family Process, 46, 229–241.

Pack, M. (2014). «Vicarious resilience : A multilayered model of stress and trauma ». Journal of women and social work, 29(1), p.18-29.

Splevins, K., Cohen, K., Joseph, S., Murray, C., & Bowley, J. (2010). «Vicarious posttraumatic growth among interpreters ». Journal of Qualita- tive Health Research, 20, 1705–1716. Doi 10.1177/1049732310377457



Julie Fournier est une travailleuse sociale psychothérapeute qui œuvre en intervention sociale depuis plus de 25 ans. Poursuivant ses études jusqu’au niveau doctoral tout en se spécialisant sur l’évaluation et l’intervention en contexte post-traumatique, elle est la fondatrice et dirigeante de La porte rouge consultation. La santé mentale des aidants professionnels est au cœur de son champs d’expertise.
 



La mission de La porte rouge consultation est d’offrir de la formation et des supervisions sur le thème du trauma en tenant compte du vécu expérientiel et de la santé des aidants. En plus des formules traditionnelles et en ligne, ses services sont maintenant offerts en contexte de nature et d’aventure. www.laporterouge.ca


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24 octobre 2024

très intéressant ,,,

Par argentine collin

Dernière révision du contenu : le 1 août 2024

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