Qu’est-ce qui rend le cerveau humain vulnérable à l’addiction?

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Par Patrick Bordeaux et Claire Grenier - 1er avril 2017

Dans cet article, les auteurs expliquent les interactions entre les systèmes neurologiques impliqués dans l’addiction, soit le système de la récompense, du contrôle exécutif et du stress. Cette compréhension neurobiologique de l’addiction ouvre la porte à des traitements pharmacologiques, qui devraient également être utilisés en association avec des traitements psychosociaux tels le modèle cognitivo-comportemental, l’entretien motivationnel et une approche spirituelle.

 
L’être humain possède un instinct pour la recherche d’émotions positives et fortes. Cette attraction naturelle le pousse à solliciter tout ce qui procure un plaisir intense, instantané (renforcement positif) et à éviter ce qui fait souffrir (renforcement négatif). Il éprouve aussi un désir compulsif de reproduire les comportements qui lui donnent du plaisir immédiat (consommation dalcool ou de drogue, jeu compulsif). Ces éléments sont les racines de l’addiction.

Plus le cerveau d’un individu s’habitue à des activités qui engendrent un haut niveau de plaisir, plus il éprouvera de la difficulté à revenir en arrière et à être satisfait des activités de sa vie quotidienne qui lui fournissent un niveau de plaisir moins intense. Plus le plaisir ressenti est intense, plus grande est la probabilité de vouloir en reproduire la cause de manière compulsive.
 
Pour le meilleur ou pour le pire, l’humain répond avec beaucoup plus d’intensité à des stimuli de nature émotionnelle qu’à ceux de nature rationnelle, par exemple, le choix d’un partenaire, la sélection d’un dirigeant politique, un acte de violence ou d’altruisme. D’autres exemples, telles les grandes réussites financières et la célébrité, sont souvent liées à la capacité de générer des émotions positives chez un grand nombre de personnes (musiciens, sportifs et autres artistes). La mémoire émotionnelle s’avère aussi plus puissante que la mémoire rationnelle. Les années aidant, on oubliera les détails de ce que les autres nous ont fait ou dit, mais on se souviendra de ce qu’ils nous ont fait ressentir.
 

Vers une nouvelle compréhension de la neurobiologie de l’addiction

…quand une personne en vient à consulter… sa souffrance est réelle et intense au moment  de nous rencontrer … si on accepte que la vie est changement, cette souffrance peut changer… la personne peut se reconstruire, se sculpter un avenir au-delà des problèmes de dépendance. Patrick Bordeaux

Trois systèmes neurologiques sont impliqués dans l’addiction1 : le système de la récompense, du contrôle exécutif et du stress.
 

Le système de la récompense

Plus le plaisir est intense, plus la libération de dopamine dans le système de la récompense de notre cerveau (ganglion basal et amygdale étendue) est importante. Le mode d’absorption de substances psychoactives joue également un rôle essentiel. Plus la substance pénètre rapidement le cerveau, plus la libération de dopamine est importante (ex. : la cigarette, fumer une substance est la manière la plus rapide pour que celle-ci atteigne le cerveau, accroissant ainsi la probabilité de développer une addiction).

Anticiper une activité qui donne du plaisir libère aussi de la dopamine. Si on combine, « sentir l’odeur de la pizza » et ensuite « manger la pizza », l’augmentation relative de libération de dopamine dans le cerveau sera d’environ 15 %; par contre, l’anticipation et la consommation de crack, de cocaïne ou d’amphétamines chez un individu qui en a déjà fait l’expérience augmenteront la libération relative de dopamine de 300 à 400 %. De toute évidence, une personne sera beaucoup plus facilement accrochée aux amphétamines qu’à la pizza.
 
Lorsqu’une personne a cessé de consommer et qu’elle est exposée à des stimuli liés à sa consommation, une série d’associations entre ces stimuli et l’anticipation du plaisir de consommer sont activées, ce qui provoque des envies de consommer. Ce type de situation peut mener à un épisode de rechute si la personne choisit de consommer. Par exemple, un individu qui passe près du bar où il consommait peut ressentir une forte envie d’y retourner en pensant au plaisir qu’il aurait. Il peut alors osciller entre ce plaisir de l’anticipation (exemple : « Ce serait bon une bière! ») et la volonté de maintenir son abstinence (« Je ne dois pas succomber »).

Le système exécutif

Dans le cerveau d’une personne qui ne souffre pas d’addiction, le système de la récompense est contrôlé par le cortex préfrontal. Celui-ci a donc la responsabilité de moduler cette recherche absolue du plaisir en fonction des objectifs à moyen et long terme de cette personne et des risques posés par exemple lors d’une consommation non contrôlée de drogue ou d’alcool. Quand le cortex préfrontal, que nous appellerons aussi le système exécutif du cerveau, perd le contrôle sur le système de la récompense, la personne n’a plus de frein pour moduler sa recherche absolue du plaisir et son comportement de consommation qui, à l’origine, était impulsif devient maintenant compulsif.
 
Il n’y a jamais rien d’agréable dans un comportement compulsif, quel qu’il soit, car il implique une perte de contrôle et une grande souffrance chez la personne qui est maintenant prisonnière de ses comportements. Cette dualité entre le système exécutif du cerveau (cortex préfrontal) et le système de la récompense représente l’interprétation traditionnelle de la neurobiologie de l’addiction.
 
Nous savions depuis longtemps que très vite une personne ne consomme plus pour se sentir bien, mais consomme pour ne pas se sentir mal. Grâce aux travaux du Dr George F. Koob, aujourd’hui directeur du NIAAA (National Institute on Alcohol Abuse and Alcoholism), nous sommes capables de comprendre la neurobiologie du cerveau qui explique ce phénomène. Dr Koob dit souvent : « J’ai passé la moitié de ma vie à comprendre pourquoi les gens se sentaient bien et maintenant je passe la seconde moitié de ma vie à comprendre pourquoi ils se sentent mal.»

Le système de stress

En général, la nature déteste les excès. Elle essaie, dans la mesure du possible, de maintenir un certain équilibre, par exemple une température corporelle stable, une fréquence cardiaque et une tension artérielle stables. Dans le cas d’une libération rapide et fréquente d’une quantité importante de dopamine dans le système de la récompense, le cerveau trouve que le plaisir généré est démesuré et, comme dans beaucoup d’autres cas, il tente de rétablir un équilibre en sécrétant des substances qui viennent contrebalancer cette libération dopaminergique.
 
Voici la contribution historique du Dr Koob : avoir compris et démontré qu’en réponse à cette expérience de plaisir démesuré, le cerveau humain va répondre par une activation du système de stress. C’est ainsi que la libération d’hormones de stress comme la noradrénaline et la dynorphine va créer beaucoup d’anxiété et d’angoisse chez le consommateur qui maintenant consommera non plus pour se sentir bien, mais pour combattre cet extrême malaise. De plus, la libération de ces hormones de stress va inhiber la libération de la dopamine.
 
Libérez-vous de l’addiction, réinitialisez votre cerveau.





Une nouvelle compréhension de la neurobiologie de l’addiction et l’impact sur les traitements

On a donc maintenant un cercle vicieux en place avec une personne dont le cortex préfrontal a perdu tout contrôle sur le système de la récompense, un système de la récompense en ruine et un système de stress suractivé qui crée un malaise perpétuel chez la personne. Cette dernière tentera de combattre ce malaise en consommant à nouveau et sans réelle satisfaction. Ainsi se développe une boucle compulsive entre l’anticipation vaine du plaisir, la consommation et l’angoisse générée par celle-ci. Il est clair que cette nouvelle compréhension de la neurobiologie de l’addiction va ouvrir la voie à de nouveaux traitements pharmacologiques qui auront pour but de bloquer la sécrétion de ces hormones de stress.
 
Notons qu’il existe par ailleurs à ce jour des traitements pharmacologiques efficaces pour des addictions spécifiques qui sont sous-utilisés même par les médecins spécialistes.
 
La compréhension neurobiologique de l’addiction nous apprend qu’il s’agit d’une maladie chronique du cerveau au même titre que le diabète est une maladie chronique du pancréas. Il ne s’agit donc pas, comme certains continuent à le répéter, d’une défaillance morale. Un médecin ne mettra pas à la porte une personne atteinte de diabète qui a mangé du gâteau au chocolat. Il n’y a donc pas de raison de mettre à la porte une personne en rechute de consommation d’alcool ou de drogue. Les maladies chroniques sont extrêmement complexes et présentent de nombreuses facettes à traiter. Pourquoi ne pas avoir recours à tous les outils que nous pouvons utiliser, autant dans la sphère pharmacologique, psychologique et spirituelle?
 
Au sujet de la pharmacologie de l’addiction, il y a deux grandes voies possibles de traitement : l’une consiste à empêcher la substance absorbée d’atteindre son récepteur cible dans le cerveau et l’autre de substituer la substance à une autre beaucoup moins nocive permettant à la personne de fonctionner normalement, tant à lintérieur de la sphère familiale, professionnelle qu’académique.
 
Il est important de comprendre que le diagnostic d’addiction implique des dysfonctionnements multiples et sévères dans la vie de la personne affectée. Par contre, celle-ci peut être dépendante physiquement à une substance; si elle fonctionne normalement dans la vie quotidienne, elle ne souffre pas d’addiction. C’est le cas notamment des patients aux prises avec des douleurs chroniques qui peuvent avoir une dépendance à leur traitement aux opiacés, mais bien fonctionner dans la vie quotidienne. À l’aide d’un traitement de substitution aux opiacés (méthadone ou suboxone) le patient demeure dépendant physiquement à cette substance, mais s’il fonctionne normalement dans sa vie quotidienne, il ne souffre plus d’addiction.
 
Il existe aussi des traitements pharmacologiques qui ont démontré de l’efficacité dans le traitement de l’alcoolisme. Le naltrexone (Revia), en bloquant certains récepteurs cibles de l’alcool dans le cerveau, diminue considérablement le plaisir provoqué par la boisson. En conséquence, un nombre significatif de patients traités avec le naltrexone boivent moins souvent et de plus petites quantités.
 
L’acamprosate (Campral) peut être comparé à une forme d’alcool synthétique. Chez certains patients, cet effet de substitution à l’alcool permet de mieux tolérer le sevrage et réduit la probabilité de rechutes. Ces médicaments approuvés par le FDA américain et par Santé Canada méritent clairement d’être utilisés chez certains patients en association avec des traitements psychosociaux tels le modèle cognitivo-comportemental, l’entretien motivationnel et une approche spirituelle. Cette combinaison d’interventions constitue une stratégie reconnue.
 
Pour tendre vers une approche optimale du traitement de l’addiction, la réadaptation psychosociale se doit d’accueillir ce que la neurobiologie du cerveau nous apprend. L’humain est ambivalent : il est confronté à une sorte de combat entre le désir du plaisir immédiat et intense (système de la récompense) et un bonheur (recommandé par le cortex préfrontal) qui serait plus paisible, à long terme et sans potentiel destructeur.
 
Cette compréhension neurobiologique contemporaine de l’addiction, jointe à l’expérience professionnelle des auteurs, nous amène à dire quelques mots sur l’entretien motivationnel, que nous appelons parfois « la langue maternelle du cerveau“.

L’entretien motivationnel reconnaît que l’ambivalence est normale, que l’humain est davantage un être émotionnel que rationnel qui peut changer le jour où il va sentir que le changement lui apporte plus (discours-changement) que la situation actuelle (discours-maintien). Il crée chez la personne aux prises avec une addiction une occasion de faire un « face à face » avec elle-même dans une atmosphère de compassion, en suggérant plutôt quen ordonnant, en respectant lautonomie et en favorisant la collaboration. En effet, lêtre humain naime pas se faire dire quoi faire et quand il sagit de changer de comportement, il répond mal au mode directif. L’entretien motivationnel souhaite mettre en lumière la réflexion sur la consommation (discours de maintien) à partir de la réflexion sur les valeurs, objectifs, projets de vie souhaités par la personne (discours-changement). Nous sommes loin du souvenir de l’« expérience parfaite dont on est privé », du « je ne dois pas » ou de l« obsession de tenir le coup à tout prix ». Laccompagnement que nous pouvons offrir consiste à guider la personne dans la recherche dun but et de là découlera la recherche de plaisirs à plus long terme, de plaisirs différents qui sont incompatibles avec la surconsommation.
 
Développer et maintenir un mode de vie sans addiction passe aussi par l’éveil ou la mise à contribution des valeurs spirituelles de la personne. Des approches validées, basées sur la pleine conscience sont les bienvenues.
 
Cette réadaptation (adaptation à de nouveaux projets, modes de vie, nouvelles activités, nouveaux amis, etc.) est un processus qui demande différentes intensités de soutien. Pour plusieurs, le soutien devra être de longue durée pour renforcer la motivation propre de la personne, son engagement vers le changement malgré les obstacles rencontrés et les envies de s’échapper de la vie quotidienne en générant artificiellement des expériences de plaisir intense.
 

Notes

1   Les informations contenues dans la section Vers une nouvelle compréhension de la neurobiologie de l’addiction sont adaptées de : Koob, G. F., Arends, M. A., et LeMoal, M. (2014). Drugs, Addiction, and the Brain. Academic Press. Elsevier.
 
2   Les illustrations sont de Bertrand Dugas.
 



Patrick Bordeaux, MD, MSc, DABAM, FRCPC, est psychiatre au Centre de pédopsychiatrie du CHU de Québec et professeur de clinique au Département de psychiatrie et neurosciences de la Faculté de médecine de l’Université Laval. Il dispense des cours à l’Université Fordham à New York sur la neurobiologie de l’addiction et donne régulièrement des conférences au Canada, aux États-Unis et en Asie sur les problèmes d’addiction chez les jeunes. Il est aussi professeur de clinique au département de psychiatrie et de neurosciences de la Faculté de médecine de l’Université Laval et membre de l’Académie canadienne de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent.
 
Claire Grenier est professeure de clinique à l’École de psychologie, chargée d’enseignement en médecine et directrice du certificat en dépendances du Département de psychiatrie et neurosciences de la Faculté de médecine de l’Université Laval. Psychologue clinicienne intéressée à la problématique des dépendances, formée en thérapie comportementale et cognitive et psychothérapeute accréditée, la trajectoire de sa pratique professionnelle se déroule au sein d’organismes de services de santé et de services sociaux ainsi que du secteur de l’éducation, parallèlement à sa pratique en clinique privée.


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5 septembre 2024

Merci beaucoup pour cette page très claire sur le système de récompense dans l’addiction

Par BADINIER catherine
9 mars 2024

Addict Oui et non bien souvent je bois pas pendant puis ça revient puis le prend des aussi et je suis contre tout ça
Mon docteur me dit que mon cerveau est différent

Par Didier

Dernière révision du contenu : le 6 octobre 2021

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